Patrick Suter
Le journal et les Lettres. De la presse à l’œuvre, Editions MetisPresses, Genève, 2010, 234 pp.
Le journal et les Lettres. La presse dans l’œuvre: vers une écologie littéraire, Editions MetisPresses,
Genève, 2010, 154 pp.
Les liens entre presse et littérature ainsi que les tentatives de les fondre l'une dans l'autre sont au cœur de la passionnante étude en deux volumes de Patrick Suter, chargé d'enseignement au département de français de l'université de Genève. De Stéphane Mallarmé à Olivier Rolin en passant par dada, les surréalistes, Michel Butor et Claude Simon, il dévoile les relations à la fois fécondes et ambivalentes que l'invention littéraire a entretenues avec la presse. Dans Le Journal et les Lettres. De la presse à l'œuvre , il montre ainsi comment l'invention du concept de «littérature» après la révolution française s'est faite en parallèle à un développement spectaculaire de la presse, qui se poursuit tout au long du XIXe siècle. A la fin du XVIIIe siècle, Novalis écrivait que la littérature se devait d'inventer «l'art d'écrire des livres», dans un processus où prime la façon d'«organiser les parties » . «Inventer de façon romantique, écrit Patrick Suter, c'est inventer des œuvres inédites, ou plutôt l'Œuvre inédite, et plus précisément les contours de cette œuvre, son genre et ses formes – insaisissables sans doute, mais qui ne peuvent en tout cas correspondre à celles existantes. » Dans cette quête, le journal, juxtaposition de textes de différents auteurs, se présente comme un modèle possible de livre total et influencera la manière dont s'élabore l'invention littéraire. Patrick Suter se penche dans ce premier volume sur les expérimentations de Mallarmé, puis montre comment elles marqueront les avant-gardes futuristes, surréalistes et dadaïstes.
Dans le deuxième volume du Journal et les Lettres, La presse dans l'œuvre: vers une écologie littéraire , il se concentre sur les œuvres de Michel Butor, Claude Simon et Olivier Rolin. «Le journal n'est qu'une insuffisante mosaïque: il juxtapose ses composantes plus qu'il ne les met en relation, indique la quatrième de couverture. (…) Dans des structures inédites, prolongement du Livre mallarméen, voici que [la littérature] convoque des fragments de presse, mais pour en montrer la pauvreté des procédures. Paradoxalement, les Lettres seules mènent à un véritable journal (…). Ces assemblages de textes d'un genre nouveau permettent de mettre en question la textualité à l'heure de la société de l'information, et d'en figurer le ‘bilan' et le ‘cycle écologique'. »
Le Journal et les Lettres ouvre d'intéressantes pistes de réflexion à l'heure où la révolution numérique bouleverse la nature de la presse et du livre, leurs liens, et les relations des textes au monde. «Depuis la fin de ma thèse, il y a quatre ans, des millions de livres ont été numérisés et sont accessibles en ligne», relève Patrick Suter. Rencontre.
Entretien avec Patrick Suter, par Anne Pitteloud Anne Piteloud : Quel a été le point de départ de votre recherche?
Patrick Suter : La lecture de L'Invention du monde d'Olivier Rolin (1993) a joué le rôle de déclencheur. Il puise sa matière dans les fais divers du monde entier, utilisant près de 500 journaux en 31 langues différentes, mettant concrètement en évidence que la littérature peut être composée à partir de journaux. A partir de là, j'ai relu Mallarmé et les avant-gardes littéraires depuis la fin du XIXe siècle en cherchant à éclairer l'influence de la presse sur leur œuvre.
Quels sont les liens entre essor de la presse et invention littéraire?
Dans la lancée de la révolution française, la presse s'est développée de façon extraordinaire: grâce aux nouvelles techniques et à l'arrivée des rotatives, les titres sont passés d'un tirage quotidien de 4000 à un million d'exemplaires. Le journal était ainsi le premier média de la société post-révolutionnaire, sous-tendu par une visée politique: on allait construire une nouvelle société, inventer une nouvelle littérature, et cela commence avec la révolution de la presse. La distinction entre littérateur et publiciste est alors moins forte qu'aujourd'hui et beaucoup d'écrivains s'expriment dans les journaux. Novalis assimile d'ailleurs le journal à un genre littéraire, disant qu'on fera désormais de la littérature en commun dans les journaux; Edouard de Girardin, le plus grand patron de presse du XIXe siècle, lance La Presse avec l'intention déclarée de réaliser une œuvre à plusieurs voix, et beaucoup d'écrivains y participent. Alexandre Dumas, Zola, Lamartine et Balzac écrivaient des articles politiques et des textes littéraires, les journaux publiant des feuilletons en bas de page. On pouvait ainsi lire des poèmes en prose de Baudelaire à côté des faits divers... qui forment d'ailleurs la matière de ses Petits poèmes en prose .
Mais en même temps, les écrivains ont eu très tôt l'intuition d'un hiatus entre le journal et l'œuvre littéraire. Ils essaient de reprendre à la presse son bien, pour la transformer. Et, ce faisant, ils se montrent souvent de très bons critiques des médias (à l'instar aujourd'hui d'un Noam Chomsky).
Mallarmé est en effet sévère avec la presse même si, dans sa quête du Livre, il semble faire écho à l'utopie esquissée par Novalis…
Mallarmé, qui va influencer les avant-gardes, oppose littérature et «universel reportage» et remarque avec ironie que la presse manque le présent: elle prétend dire l'actualité, alors que pour en rendre compte il faut une série de médiations. Surtout, il apporte une prise de conscience de l'impossibilité de réaliser ce livre utopique dans la presse.
On peut avoir l'impression qu'il refuse le journal, mais il n'est pas à prendre au premier degré. Divagations se termine par exemple par «Grands faits divers», qui renvoie à la crise de Panama en montrant que le fait divers peut devenir grand quand il est lié à d'autres éléments – on lit cette partie à la fin du livre, soit après avoir appris à suivre la syntaxe étonnante de Mallarmé. Lui-même journaliste de mode, il a lancé le magazine La Dernière Mode et utilise des techniques spécifiques à la presse de la fin du XIXe siècle, comme les gros caractères des titres. Le poème Un Coup de dés jamais n'abolira le hasard , que j'envisage après Pascal Durand comme un «Livre journal», est une vraie révolution qui va beaucoup influencer les différents groupes d'avant-garde en montrant que les techniques de la presse permettent d'inventer de nouvelles formes littéraires. Il emprunte donc certains des procédés de la presse pour les détourner et ne cesse de s'y référer, au point qu'elle semble le cœur absent autour duquel tourne son œuvre.
Les avant-gardes reprennent ensuite ces éléments pour refuser les genres littéraires et imaginer un autre journalisme.
En effet. Je me suis concentré sur les revues dirigées par Breton pour le surréalisme, sur la démarche de Marinetti pour le futurisme, sur celle de Tzara pour dada. Ces mouvements veulent changer la société. Pour les futuristes, qui recherchent la vitesse, le journal traditionnel est insuffisant car il contient trop de texte et de compte rendus de débats parlementaires. A l'image de la Une du journal, qui donne une info principale, leur «archi-journal» s'apparente à l'affiche ou au manifeste, avec une plus grande force de diffusion. La revue
d'avant-garde
la plus intéressante sera sans doute Le Surréalisme au service de la révolution ( S.A.S.D.L.R. ) . Elle juxtapose sur une page des textes hybrides, selon une mise en page à double colonne (une grande centrale et une plus petite à gauche), nous invitant à mettre en relation, à tisser des liens entre des éléments hétérogènes et disparates. La démarche est souvent fructueuse, qui crée un journalisme de l'ordre de l'activité de l'esprit. Le montage devient une arme qui permet de scandaleux télescopages de textes, à l'exemple de ce monstrueux collage mental où deux courts articles juxtaposés font apparaître simultanément les progrès de la torture française en Indochine et les tendances de la mode dans la région pendant l'exposition coloniale. Le S.A.S.D.L.R. est la revue qui s'approche le plus de la fusion rêvée entre livre et journal.
Ce travail avec les techniques de la presse sera-t-il prolongé par d'autres écrivains, d'autres mouvements artistiques?
Il est souvent difficile de discerner dans les œuvres les traces de presse avouées. La synthèse du journal et des lettres atteint presque la perfection avec le surréalisme, mais cela n'aura pas de suite. La Seconde Guerre mondiale amène une coupure, les groupes littéraires se défont. Si dada n'était pas seulement un groupe destructif, il était perçu comme tel et, après la guerre, l'idée de destruction n'est plus acceptable. Sartre, qui aura une influence considérable, appelle à restaurer les genres littéraires. Mais il ne convainc pas tout le monde, certains veulent inventer d'autres façons de parler du présent.
Il faut attendre les années 1960 pour qu'apparaissent à nouveau des œuvres composées de plusieurs matériaux, collages de textes, montages théâtraux ou picturaux. Quel sens prennent alors ces assemblages?
L'idée est de reprendre des éléments textuels préexistants dans un autre ordre, une perspective différente, qui autorisent plusieurs lectures possibles. Pour Mallarmé, le Livre n'était pas l'ensemble de tous les textes du monde mais les relations intelligentes entre eux. Ainsi l'essentiel n'est pas de tout lire mais de savoir mettre les textes en relation. C'est ce que feront Michel Butor, Claude Simon et Olivier Rolin qui construisent des «textes de textes»: des livres constitués en grande partie de coupures de textes préexistants. Ensuite, c'est au lecteur de construire ces relations et d'écrire ces livres, en prenant conscience de la multiplicité des perspectives, des interprétations et regards possibles sur le monde.
Dans ce contexte, la presse en tant que matériau prend de l'importance chez Simon et Butor. Butor essaie de parler du monde dans sa polyphonie, sa simultanéité et sa discontinuité – tentatives déjà au cœur des poèmes d'Apollinaire et de Cendrars, mais Butor va plus loin car il travaille à l'échelle du livre, inventant chaque fois de nouveaux assemblages. Transit (1992) est disposé tête-bêche, avec deux pages de titre ( Transit A et Transit B ) et se lit dans les deux sens, le lecteur devant sans cesse retourner le livre pour pouvoir le lire, effectuant des sauts dans un monde multipolaire; Gyroscope (1996), qui fait l'éloge du zapping, est disposé horizontalement comme un écran de télévision, chaque page semblant une chaîne différente.
Si l'âge d'or de la presse a influencé Mallarmé et les avant-gardes, si l'invention littéraire est stimulée aussi par les avancées technologiques, que peut-on dire de la révolution numérique?
Nous n'avons pas fini d'en mesurer les effets. Sur internet, tout arrive sur le même genre d'écran et n'est qu'une suite de 0 et de 1. Il n'y a plus de hiérarchisation de l'information. Les textes les plus sacrés peuvent apparaître à l'origine des choses les plus viles, les textes les plus élémentaires – comme les faits divers – peuvent être reliés par la narration à des éléments beaucoup plus complexes. Nous sommes dans un espace de changements continuels des valeurs. Les livres parus à la même époque qu'internet, dans les années 1990, semblent déjà datés tant le phénomène est rapide. Mais l'œuvre de Butor et Rolin était en avance sur leur temps et reste d'actualité. La littérature a une force d'anticipation, dit Rolin, qui décrivait avant même l'arrivée du web «l'homme moderne dans sa tour de guet munie d'appareils d'enregistrement et de transmission à distance», tel un «télépathe dans sa toile mondiale».
Dans L'Invention du monde, la révolution numérique est représentée sous la forme d'un flux continu d'informations, Rolin donnant l'idée de cette infinie circulation des textes en construisant un simulacre d'espace textuel – ce qu'est devenu le texte à l'heure du net. Ici les faits divers sont moins importants que leur succession. En une longue phrase, il raconte une foule d'événements comme si l'on passait de clics en clics, chaque relative amenant une autre actualité, un autre contexte. Le narrateur, qui tape sans cesse sur son clavier, fait du zapping quelque chose de continu: on a la sensation que ce qui est devenu essentiel, c'est à présent les «liens» entre des éléments en fait totalement discontinus.
Comment voyez-vous l'évolution des relations entre presse et livre, dans ce nouvel espace numérique?
La séparation entre la littérature et les autres arts sera certainement plus floue: tout se découvre sur le même écran, le texte y rejoint la vidéo ou la photo par exemple. Depuis trois ou quatre ans, des millions de livres ont été numérisés et paraissent sur le net… Mallarmé voulait faire des livres des instruments spirituels. Pour lui, les différents textes qui l'entouraient formaient un cloître, où s'interroger. Il faudrait qu'internet soit un espace de ce genre. Un espace qui réunit tous les livres renvoie à ce «livre de tous les livres possibles» dont parle Rolin.
Et que pensez-vous de l'évolution de la presse papier?
La parole journalistique privilégie le fait divers à l'analyse des grands enjeux du monde et ne nous amène pas à réfléchir. Il y a simplification du discours. Dans Le Jardin des Plantes , Claude Simon imagine une longue interview où le journaliste demande au narrateur de parler de la peur. Ce dernier répond qu'on ne peut pas la raconter directement, contrairement à ce que veut le journaliste, et il ne cesse de le reprendre, de se corriger, de re-raconter le même événement autrement, montrant qu'il n'y a pas d'événements bruts et objectifs, qu'ils sont toujours construits. La presse apparaît comme quelque chose de mensonger en prétendant montrer le monde tel qu'il est, alors qu'elle est un montage d'informations, un type de discours décousus qui se disent objectifs. Aujourd'hui, elle va plutôt mal: le journal est devenu le bras droit du capitalisme et de la société de consommation. Si on veut vendre des voitures et des machines à laver, il faut donner aux lecteurs en parallèle des nouvelles anxiogènes… Kraus comparait la presse à la prostitution, et quand elle est généralisée, il y a peu de chance de prendre la mesure des enjeux du monde.
Dans le cadre d'une formation continue sur les techniques de la communication écrite, nous avions analysé la maquette d'un journal régional il y a deux ans, et avons refait l'exercice il y a quelques semaines. On constate qu'aujourd'hui, l'organisation en rubriques est moins claire, la maquette plus diluée: le deuxième cahier est toujours consacré à l'actualité régionale, mais celle-ci a vampirisé le premier cahier destiné à l'international, et la hiérarchisation est beaucoup plus faible. La presse a souvent été dénoncée comme le ferment des nationalismes: on n'y parle que de Genève pour toucher les Genevois par exemple… Michel Butor tente de dépasser cela dans Mobile , où toute une série de voix disent «les Polonais lisent…», etc. – à chaque peuple son journal –, soulignant ainsi la manière qu'a la presse de nous isoler dans la communauté de ses lecteurs, et de renforcer cette communauté. Alors que finalement, tous partagent l'expérience d'un monde de réseaux.
Propos recueillis par Anne Pitteloud
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