Hubert Theler, vous êtes chercheur et écrivain à Zurich. Vos recherches portent sur la contribution du secteur culturel à la vie économique du pays. Une question personnelle d'abord: comment en êtes-vous arrivé à vous pencher sur ce sujet encore très marginal ?
Je suis économiste et artiste. A ce titre, j'ai toujours été attiré et inspiré par la relation entre l'art comme expression experimentale et son rôle dans la société d'une part, et la nécessité de gagner sa vie d'autre part. J'ai pu constater que les facteurs innovants de l'économie se nourrissent largement de l'art. L'art est une sorte de laboratoire pour expérimenter des manières de voir les choses, pour de nouveaux services et de nouveaux produits, et les artistes eux-mêmes développent de nouvelles formes d'organisation de leurs multiples activités. En Suisse, on ne se rend pas encore compte de l'importance économique de ces facteurs. Sur le plan international on parle déjà depuis les années 1980-1990 de content industries en Angleterre, d' industries culturelles au Canada et en France et même de creative class aux Etats Unis: une „classe créative“, une nouvelle génération dans le monde du travail et l'organisation économique. On peut dire que le travail culturel en Suisse s'oriente de plus en plus selon les structures des marchés culturels, et de moins en moins vers les sources publiques de financement. Dans notre travail de recherche nous avons pu constater que l'économie culturelle dans son ensemble, qui représente 2.5% du PIB (c'est le chiffre calculé en 2006) pèse économiquement plus que des secteurs comme l'industrie du bois ou l'industrie horlogère. Ce sujet n'a donc rien de marginal; simplement, on manque de données et de chiffres pour en prendre conscience.
Votre recherche et votre travail littéraire sont-ils étroitement liés?
De plus en plus je constate que l'artiste et l'entrepreneur se ressemblent beaucoup. Tous les deux se basent sur leur intuition, sur la créativité, souvent en sortant de la norme et du sens commun. L'écriture me permet de toujours retrouver un horizon, une hauteur de vue au-dessus des problèmes quotidiens. Et si vous discutez avec des personnes avec de grandes responsabilités, le secret du succès réside souvent dans cette faculté de supervision depuis un autre point de vue. Je la nomme Mehransichtigkeit , une multiplicité de points de vue simultanés.
La recherche sur le poids économique du secteur culturel me semble très jeune et encore très peu développée – en Suisse du moins ; l'Europe s'est donnée il y a quelques années des moyens pour mieux estimer le rôle de la culture dans la vie économique. Les résultats du rapport européen sur le sujet sont très surprenants... Pouvez-vous nous en donner la synthèse et la commenter?
Ce rapport a démontré l'importance de ce secteur économique. Il a également fait apparaître que le secteur culturel pouvait continuer de croître pendant des périodes où la tendance générale était négative. La culture est une branche du secteur des services qui va encore croître de façon remarquable. Tout le secteur des services croit, et le secteur culturel plus encore.
En termes méthodologiques, l'idée fondamentale de ce rapport est à mon sens la théorie de l'innovation économique de Josef Schumpeter. Comme je l'ai dit, l'art et la culture sont une base pour le développement des nouvelles idées. Aux Etats-Unis, John Kenneth Galbraith [1908-2006, professeur d'économie à Princeton et conseiller de plusieurs présidents américains – F. D. Roosevelt, J. F. Kennedy, L. B. Johnson, n.d.l.r ] mentionnait déjà ce rapport entre la créativité et l'économie, dans le sens que l'économie se procurait des idées pour de nouveaux produits – le design, la fonction, la combinaison... – pour les produire ensuite en masse et bénéficier des économies d'échelles. Mais ces idées, ces contenus, fournis par les créatifs , n'étaient pas inclus dans le calcul de la valeur ajoutée. Cette vision séparait le travail créatif de l'industrie et de l'économie.
Augustin Girard développe quant à lui la notion des „industries culturelles“. Selon lui, le succès économique ne commence pas par la production elle-même. Aujourd'hui, la production n'est plus en elle-même un problème fondamental: on peut tout produire. Les clefs du succès économique sont de nouveaux concepts, des idées innovantes, de nouvelles formes de travail. La Communauté européenne ainsi que l'UNESCO insistent actuellement sur la recherche dans le domaine des industries culturelles et sur les stratégies pour devélopper cette branche. L'Allemagne espère pouvoir devélopper des places de travail dans ce secteur, surtout dans les régions économiquement faibles comme les Länder de l'ancienne RDA . La même chose se produit à Sheffield, en Angleterre, où les bâtiments industriels abandonnés ont été repris par des créatifs.
Notre groupe de recherche, le RUCI (Research Unit on Creative Industries) de la Zürcher Hochschule der Künste (Haute école d'art de Zurich) travaille depuis neuf ans dans ce domaine avec une certaine réputation internationale... mais pas encore en Suisse.
De telles recherches et de tels résultats peuvent avoir un fort impact politique: on peut bien imaginer que l'Etat et les citoyens, dans le sillage des institutions européennes, y voient des raisons de soutenir la culture, de ne plus la considérer comme une décoration, un ornement. Mais on peut aussi supposer que la bonne santé du secteur culturel induise des forces politiques à ne plus vouloir le soutenir, puisqu'il se soutient apparemment si bien tout seul. En Suisse, le socialiste Luc Recordon a récemment défendu un investissement plus fort de l'Etat dans le secteur culturel, justement parce qu'il résiste particulièrement bien à la crise, et que c'était là un investissement gagnant en des temps difficiles ; mais le Conseil Fédéral a répondu que le secteur culturel, puisqu'il n'est pas touché par la crise, n'a pas besoin d'investissements supplémentaires de l'Etat. Quelles sont en général les réactions politiques à ces recherches ?
Les gens sont persuadés que la culture se vend, et perd en qualité à mesure qu'elle devient plus commerciale. Notre vision sur le secteur culturel est plus complexe. Nous parlons d'un modèle composé de trois secteurs: le secteur public (financement par les communes, les cantons et la Confédération); le secteur privé des industries culturelles; et le sécteur intermédiare (fondations, associations, etc.). Pour pouvoir comprendre le flux des investissements dans la culture, il faudrait mener une recherche concernant l'échange entre ces secteurs. Depuis 2001, par mesure d'économie, l'Office fédéral de la statistique a cessé de publier les chiffres du financement public de la culture en Suisse, et les statistiques sur le secteur intermédiaire. Notre groupe de recherche a alors calculé lui-même ces chiffres pour les années 2002 à 2007. Nous avons en outre calculé le volume des secteurs culturels privé et intermédiaire en Suisse. Nous connaissons ainsi le volume du financement public de la culture, le volume de l'économie créative et le volume (très faible) du secteur intermédiaire en Suisse. Mais nous ne connaissons pas l'interactivité parmi ces secteurs. Comment voulez-vous que l'on discute de politiques culturelles, et notamment de la stratégie sur quatre ans prévue dans la nouvelle loi sur l'encouragement de la culture, si l'on ne dispose pas des données de base ? Je ne connais aucun champ politique où l'on ose parler des stratégies et des mesures à prendre sans avoir à disposition les données élémentaires.
Certains pensent que la position de la culture sortirait renforcée, si la population et les politiciens prenaient conscience de son impact économique. Or vous évoquiez l'opinion largement répandue selon laquelle la culture perd en qualité à mesure qu'elle se commercialise. Est-ce un simple préjugé? N'est-il pas a contrario risqué de ramener la culture à sa dimension économique avant tout? Quand Claude Roy disait que la littérature était inutile, que sa seule utilité était d'aider à vivre, il ne l'entendait certainement pas sous l'angle économique...
De plus en plus de „créatifs“ sortent de nos écoles pour gagner leur vie avec la profession apprise. C'est une évidence. Si ça n'était pas le cas, je me demanderais pourquoi on les forme, avec les coûts les plus élevés du système de formation. Peut-être faudrait-il vraiment élargir la notion da la culture dont on parle. Est-ce qu'il faut vraiment „encourager“ la culture, ou s'agit-il plutôt d'„investir“ dans ce secteur économique? Nous constatons dans notre école que les étudiants se positionnent d'une manière nouvelle entre l'art, les études et le marché. Ils ne font plus cette distinction entre la vie quotidienne et l'art, hors de tout. A la Zürcher Hochschule der Künste on essaie maintenant d'accompagner les étudiants en leur montrant non seulement comment définir leurs concepts commerciaux, mais aussi comment organiser ensemble leur vie privée et leurs activités créatives professionnelles – ce qu'on appelle en anglais le work-life planning . On leur transmet les outils nécessaires pour se positionner et pour gagner leur vie. Pourquoi les choses devraient-elles abordées ici autrement que dans les autres sécteurs économiques? Il faudrait parler de tous ces jeunes artistes qu'on laisse partir des hautes écoles, et qui sont dans la plupart des cas „condamnés“ à travailler en free lance ou comme de petits entrepreneurs... Aucun artiste en Suisse ne peut vivre des subventions. L'art dont parle Claude Roy est existe toujours. Mais l'artiste doit subvenir à ses besoins par d'autres activités. Même s'il obtient des subventions publiques, ces subventions sont à disposition pour un projet, peut-etre deux. Et après? Comment l'artiste peut-il s'organiser pour asseoir son activité à long terme? Plus de 600'000 freelancers en Suisse, dont 200'000 créatifs, se posent cette question chaque jour.
Pour estimer la contribution du secteur culturel, encore faut-il le circonscrire. Ce qui semble presque impossible: quel livre est culturel, quel livre ne l'est pas? Un guide pour champignonneur est-il culturel en tant que livre? Quel produit audiovisuel est-il culturel, et à quel degré? Un dessin animé télévisé et un film d'auteur sont-il également culturels? La gastronomie est-elle un bien culturel? L'architecture et le design? Et bien sûr le secteur du jeu video, qui crée de la fiction, même si l'opinion commune rechigne à lui attribuer une valeur culturelle... A bien y réfléchir, il n'est pas grand chose dans l'activité humaine qui ne soit pas culturel; dès lors, quels critères établissez-vous, comment, et pourquoi? Comment quantifier la dimension culturelle d'un produit — ou d'un service?
Il est impossible de se poser cette question en termes qualitatifs. Notre point de départ était de regarder quelles activités ou quels secteurs économiques peuvent entrer dans les catégories „industries culturelles“ ou „économie créative“. Nous étions conscients que le terme „industries culturelles“ définit un ensemble d'activités au croisements de plusieurs branches. Nous sommes donc partis de la classification générale des activités économiques de l'Office fédéral de la statistique. Petit à petit, nous avons rassemblé des données, en discutant avec des experts de divers secteurs, avec des associaitons culturelles etc. Parmi ces activités jugées „créatives“ selon l'avis de ces experts et selon les recherches similaires conduites dans d'autres pays, nous avons défini treize marchés qui composent l'économie créative. Il était très important pour nous que nos données soient compatibles et comparables avec d'autres recherches au niveau international. Pour ces treize marchés on a calculé le nombre d'employés, de places de travail et d'entreprises, et surtout la valeur ajoutée et le chiffre d'affaires. En regroupant ces treize marchés tels qu'ils se présentent en Suisse, on peut présenter les chiffres suivants pour l'ensemble de l'économie créative en Suisse.
Données des industries culturelles pour 2006
- Lieux de travail : 41'600
- Nombre d'entreprises : 40'600 (12,7% de toutes les entreprises du pays)
- Postes de travail : 200'000
- Valeur ajoutée : 19,5 milliards de francs suisses (4,3% du PIB). A titre de comparaison, l'industrie horlogère suisse représente le 2,5% du PIB.
- Chiffre d'affaires : 61,7 milliards de francs suisses soit 2,5% du chiffre d'affaire global des entreprises du pays).
- Les dépenses publiques pour la culture en Suisse sont d'environ 3.3 milliards de francs suisses par années (en additionnant les contributions de la Conféderation, des cantons et des communes).
L'important de notre travail de recherche n'est pas la précision absolue des chiffres, mais de faire comprendre les relations, les mécanismes et les possibilités d'une nouvelle forme d'encouragement de la culture. Nous aimerions enrichir la discussion sur ce thème. Selon moi, cette discussion essentielle ne fait que commencer en Suisse.
Propos recueillis par Francesco Biamonte
Page créée le 10.09.09
Dernière mise à jour le 10.09.09
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