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                  On peut s'étonner que les révolutions 
                    artistiques les plus radicales de ce siècle aient néanmoins 
                    laissé intact le système de consécration 
                    et de commercialisation de l'art, c'est-à-dire les 
                    galeries, les musées, les cercles d'experts, d'exégètes, 
                    de marchands et de collectionneurs. Les artistes qui se sont 
                    rebellés le plus démonstrativement contre les 
                    normes esthétiques continuent d'approvisionner cet 
                    appareil sans toucher à sa structure. Il serait surprenant 
                    que cette docilité dans le registre de la communication 
                    de lart n'exerce pas une sorte de feed-back sur les 
                    oeuvres elles-mêmes La galerie d'art, comme le tableau 
                    de chevalet ou la peinture à l'huile, prescrivent leur 
                    mode d'emploi esthétique. Seule une pratique de l'art 
                    étrangère à ce milieu est en mesure d'affranchir 
                    l'oeuvre de l'hérédité culturelle qui 
                    pèse sur les artistes professionnels. Aussi ne s'étonnera-t-on 
                    pas que l'Art Brut soit le fait des transfuges de la société: 
                    marginaux, solitaires, anarchistes, toutes personnes engagées 
                    dans une déviance qui peut les conduire à l'hôpital 
                    psychiatrique - ce qui nest pas forcément un 
                    signe de maladie
 
                  Dubuffet, qui a ressenti le caractère 
                    factice, mondain et vénal du milieu artistique dès 
                    quil y est entré, s'est dautant plus épris 
                    de ces fleurs sauvages écloses partout ailleurs que 
                    dans les plates-bandes de la culture, écloses de préférence 
                    là où personne ne songe à les chercher, 
                    chez les analphabètes plutôt que chez les intellectuels, 
                    chez les pauvres plutôt que chez les riches, chez les 
                    vieux plutôt que chez les jeunes, chez les femmes plutôt 
                    que chez les hommes, etc. A défaut de faire lui-même 
                    de l'Art Brut, Dubuffet s'est fait collectionneur; et cela, 
                    à partir du moment précisément où 
                    ses propres oeuvres pénétraient dans les musées 
                    et dans le marché de l'art. Peut-être a-t-il 
                    ressenti que le temps, l'argent, et surtout la passion qu'il 
                    vouait à la sauvagerie avaient le caractère 
                    d'une contre-partie, qu'ils retenaient son propre compromis 
                    social de devenir compromettant. 
                  Dès 1945, il se met en quête 
                    de productions correspondant à l'idée asociale 
                    et extrémiste qu'il se fait de l'art. Il entreprend 
                    alors un voyage en Suisse avec ses amis l'écrivain 
                    Jean Paulhan et le peintre René Auberjonois. Il fera 
                    dans les hôpitaux psychiatriques et les prisons suisses 
                    des découvertes déterminantes. Aussi est-ce 
                    à la Suisse, et plus précisément à 
                    Lausanne, que Dubuffet pense lorsquil se soucie dassurer 
                    à sa collection un statut public : "J'étais 
                    lié de chaude amitié avec Paul Budry, Charles-Albert 
                    Cingria, Auberjonois, explique-t-il. J'ai commencé 
                    mes recherches en 1945 à la Waldau, où avait 
                    séjourné Wölfli, et à Genève, 
                    où j'ai vu les collections de dessins de malades du 
                    Professeur Ladame. C'est à Lausanne que j'ai connu 
                    également Aloïse. Le fait est que dans mes recherches, 
                    j'ai trouvé plus d'aide et de compréhension 
                    en Suisse, auprès de médecins en particulier, 
                    que partout ailleurs". 
                  La Collection de l'Art Brut fut officiellement 
                    inaugurée dans son nouveau lieu d'accueil à 
                    Lausanne, le 26 février 1976. Plutôt que de clore 
                    l'ensemble en une sorte de "musée-cimetière", 
                    le parti a été pris, selon le voeu même 
                    de Dubuffet, de l'animer par des expositions temporaires et 
                    de la développer. Son ouverture au public et la notoriété 
                    internationale qu'elle s'est acquise ont décidé 
                    des collectionneurs, des mécènes et des psychiatres 
                    à faire don d'ensembles importants (notamment de nouvelles 
                    oeuvres d'Aloïse, de Jules Doudin, de Carlo, de Vojislav 
                    Jakic, et des ensembles inédits de Samuel Failloubaz, 
                    de Célestine, de Johann Hauser, de August Walla, de 
                    Reinhold Metz, de Joseph Wittlich, etc...). C'est ainsi que, 
                    depuis son transfert à Lausanne, la collection s'est 
                    enrichie de près de 20'000 oeuvres. Jean Dubuffet a 
                    continué à lui apporter un soutien moral et 
                    financier jusqu'à sa mort en 1985. 
                  Michel Thévoz 
                    
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