Safet Tipura
commissaire de l’exposition
« Exils. Ecrivains de Suisse romande et d’ailleurs. »

Safet Tipura venait de déposer sa thèse de doctorat lorsque la guerre éclata en Bosnie. Il vivait alors à Sarajevo avec sa femme et ses deux filles.
Un obus tombe alors sur sa maison. La famille, dont une des filles est lourdement traumatisée par l'explosion, cherche à fuir, en plusieurs temps. Son chemin la conduit en Croatie, en Slovénie, en Italie, en Autriche, et enfin en Suisse.
La thèse de Safet Tipura, qu'il soutiendra après la guerre, traite d'un auteur pacifiste bosniaque, Hasan Kikic. Mais pour l'étudier, Safet Tipura doit franchir les frontières littéraires et linguistiques de la Bosnie. « Mes recherches m'ont amené d'abord à étudier des écrivains de tout le vaste mouvement anti-guerre de la littérature européenne de l'entre deux guerres : Barbusse, Giono, Cendrars, Jaroslav Hasek, Andrei Struk… », explique Safet Tipura dans la cafétéria du Palais de Rumine, à Lausanne, où la Bibliothèque Cantonale Universitaire a son siège. « Dans la continuité de ce mouvement, je me suis intéressé à une génération d'auteurs exilés après la Deuxième Guerre. Une littérature qui a une valeur de témoignage, et qui a profondément renouvelé toute la littérature et la culture occidentale : Kundera, Soljenitsine…. La culture Suisse en est elle-même un exemple, si l'on pense à tous les éditeurs et acteurs culturels étrangers qui s'y sont établis. Et qui poursuivaient une tradition suisse bien plus ancienne : celle de tous les protestants en fuite, puis des riches Russes ou des riches Français qui s'y sont établis au XIXème siècle et qui, n'y trouvant pas alors une offre culturelle à la hauteur de leurs désirs, la créaient. Le Cercle littéraire a été fondé par ces gens. Et les lieux où nous nous trouvons en attestent eux aussi : c'est le don d'un Russe qui a permis la construction de cette bibliothèque. »

Dans cette même bibliothèque, Safet Tipura propose aujourd'hui avec le Centre de Recherche sur les Lettres Romandes une petite exposition très soignée : « Exils. Ecrivains de Suisse romande et d'ailleurs. ». Ces écrivains partagent selon lui certains aspects avec ceux de l'entre-deux guerres qu'il a étudiés : « Tout en témoignant d'une expérience de vie, ces écritures renouvellent la littérature et la culture romande. »


A propos de bibliothèques…

Dans la cafétéria de la bibliothèque, Safet Tipura, discret et parlant bas, laisse entrevoir par un discours riche en digressions comment son exposition, simple en apparence, relie subtilement son expérience littéraire et humaine, son parcours de lecteur, de chercheur, d'exilé, et de Lausannois.
Il reprend le fil de son discours en nous parlant non pas de l'exposition qu'il a mise sur pied, mais encore une fois des lieux qui l'abritent, des bibliothèques lausannoises et de leur histoire, qui le passionne, et autour de laquelle lui-même a entrepris des recherches. « On n'a pas conscience ici de la valeur de ce patrimoine culturel. Lorsqu'on vient d'une région du monde qui donne à la culture l'importance qu'elle mérite, il est étonnant de voir qu'il n'existe pas un seul bon article sur l'histoire du Palais de Rumine, et presque rien non plus sur la Bibliothèque Municipale. L'histoire de ces institutions est pourtant remarquable, et permet de dessiner tout un tableau sociologique du développement culturel de la région. Cette richesse patrimoniale est ignorée. En la découvrant à travers mes recherches, je me suis demandé quelle serait ma légitimité pour parler de ces sujets… Qui suis-je, moi, pour venir de Sarajevo expliquer aux gens d'ici la valeur de leur patrimoine ? Cette légitimité, je l'ai trouvée en me concentrant sur l'apport des immigrés.»
Affûtant son regard sur l'apport des migrants, Safet Tipura s'étonne alors de l'importance des auteurs venus d'ailleurs sur la scène littéraire romande : « En arrivant ici, j'avais lu Anne Cuneo ou Agota Kristof sans me rendre compte qu'elles n'étaient pas nées ici. Je les lisais comme des romandes, sans réfléchir à leur parcours. Ce n'est que plus tard que j'ai réalisé le nombre et la qualité des auteurs immigrés en Suisse romande. Ils sont décisifs. Cela montre encore une fois la capacité historique de cette région d'assimiler des propositions culturelles de qualité. »


Du sens de « l'exil »

C'est ainsi que naît le projet d'exposition de Safet Tipura. Il le présente au Centre de Recherches sur les Lettres romandes, immédiatement intéressé ; et propose huit auteurs : le Tunisien Rafik ben Salah, l'Italienne Anne Cuneo, la Hongroise Agota Kristof, le Roumain Marius Daniel Popescu, le Haïtien Jean-Euphèle Milcé, l'Albanaise Bessa Myftiu, la Française Sylviane Roche, la Libanaise Gemma Salem. Un choix qui comprend sa part de subjectivité, assumée.
Mais peut-on vraiment parler d'exil pour une personnalité comme Anne Cuneo ? Ou à plus forte raison pour la parisienne Sylviane Roche, venue s'établir de son plein gré dans la région de son mari ?
« Le choix du mot « exil » comme titre de l'exposition, c'est une provocation, explique le commissaire, qui en apparence n'a pourtant rien d'un provocateur. « Je voulais faire réfléchir à ce mot et à son sens. » L'objectif est atteint : lors de la table ronde qui a réuni tous les auteurs concernée, lors du vernissage de l'exposition, une voix s'est levée du public. Un homme, poli mais indigné, a dénoncé l'usage de ce terme d'exil pour des migrations choisies, comme celles d'une bonne partie des écrivains présents, et parfois advenues dans des situations économiques et sociales confortables. La notion vague de « l'exil intérieur », invoquée par Safet Tipura lors de son allocution, et applicable en somme à chacun, ou « l'exil dans la langue » invoqué par certains auteurs présents, ne vide-t-elle pas ce terme de son sens, lié, dans son sens littéral, à une expérience tragique et subie ? Peut-on réellement comparer la situation de Sylviane Roche, qui racontait le désarroi de la parisienne débarquée à Lausanne, avec le départ contraint de personnes dont la vie est mise en danger dans leur pays d'origine ? De la tribune, Marius Popescu répond : « Personne ici n'a le monopole de la signification du mot exil, ni vous, ni moi. » Et Safet Tipura, à qui son expérience permet assurément d'employer ce mot comme il l'entend, relève encore à propos de cette table ronde : « Vous avez remarqué que Gemma Salem décline pour elle-même le qualificatif d'exilée, alors qu'elle est peut-être la plus exilée des huit ? Et comment Sylviane Roche assume ce terme sans problème ? C'est un paradoxe intéressant. »
L'exil linguistique était un autre des thèmes passionnants de cette table ronde. Pour beaucoup, ces auteurs ont choisi d'écrire en français, pour des raisons diverses. Certains disent en avoir souffert, mais y avoir également trouvé une liberté nouvelle. Comme Bessa Myftiu, qui souligne avec quel acharnement elle s'est lancée à la conquête du français à son arrivée à Genève ; et comment elle y a trouvé la possibilité de se détacher des formules toutes faites, des conceptions inscrites dans la langue courante de l'Albanie totalitaire.


Des auteurs exposés pour la première fois

Lors de la même table ronde, Daniel Maggetti, directeur du Centre de Recherche sur les Lettres Romandes, soulignait qu'il était grand temps de réfléchir à la dimension de l'immigration et de l'exil dans la littérature s'ici : une réflexion qui se fait depuis longtemps dans d'autres champs littéraires, et qui arrive très tard chez nous. Cette manifestation n'est certes pas une première absolue, et quelques initiatives ont bien eu lieu ces dernières années en Suisse romande autour des écritures de l'immigration. Mais c'est bien la première fois que ces écritures font l'objet d'une exposition.
La présentation en est toute simple : huit petites vitrines dans le hall de la bibliothèque. On y voit, quelques photos, certaines très touchantes, où apparaissent parfois les futurs écrivains enfants, dans leur pays natal tel qu'il apparaissait il y a trente, quarante, cinquante ans – des mondes perdus, autant par le passage du temps que par la distance. Des pages manuscrites, raturées, collées, annotées, souvent mises en regard du texte correspondant dans un livre publié, montrent comment le texte vit dans le processus de création, comme il change, comme il mue ; le cas d'Agota Kristof est frappant. On s'arrête devant les manuscits très agités d'Anne Cuneo : « Quand j'ai proposé son nom pour l'exposition, certains ont tiqué. Elle est tellement intégrée, et bénéficie d'une telle visibilité, qu'on ne la perçoit pas du tout comme une exilée. Mais je suis convaincu qu'elle a absolument sa place dans l'exposition. Son parcours retrace une histoire collective : celle du flux migratoire italien. Elle est même une pionnière », commente Safet Tipura. On reste fasciné devant l'écriture minuscule de Ben Salah : « Il m'a expliqué que c'est parce qu'il écrit dans les bistrots, il en avait assez que les gens essaient de lire par dessus son épaule, alors il s'est mis à écrire tout petit ». On remarque aussi quelques annotations en arabe : « Il n'écrit pas en arabe, parce que c'est pour lui une langue liée à l'oppression. Mais parfois, des idées lui viennent tout à coup, et elles lui viennent en arabe ; il les note à la volée en arabe et les développe plus tard en français. C'est une contradiction en un sens ; une contradiction qui a sa logique... » Comme une image de l'exil lui-même, à la fois joug et liberté ?

Francesco Biamonte