Peter Utz
Peter Utz est professeur d'allemand à la Faculté des Lettres de l'Université de Lausanne.
Spécialiste de l'oeuvre de Robert Walser, il a préparé pendant plus de dix ans la publication d'un essai critique essentiel sur cet auteur, paru sous le titre Tanz auf den Rändern : Robert Walsers "Jetztzeitstil " (Suhrkamp, 1998), puis traduit en français: Robert Walser: Danser dans les marges, (Zoé, 2001, à retrouver dans les archives du Culturactif en cliquant ici). Peter Utz porte en outre un intérêt très vif à la démarche de la traduction, qui est au centre de son prochain ouvrage,à paraître au printemps 2007: Anders gesagt - autrement dit - in other words."
Entretien avec Peter Utz à propos de Robert Walser
Le Culturactif : L'intérêt pour Walser dans le monde francophone n'a cessé de croître au fil des dernières années. D'auteur confidentiel, ou réputé tel, il est devenu un classique même en français; les Editions Zoé en particulier, et aussi Gallimard, ont continué à faire paraître des traductions, de sorte qu'aujourd'hui, la plupart des facettes de l'oeuvre de Walser sont accessibles au lectorat francophone. Ce succès posthume se vérifie-t-il de manière analogue dans le monde germanophone? Et plus largement: vous citez dans la récente postface de Vie de poète de récentes traductions en chinois. Comment percevez-vous ce succès, cette reconnaissance? Pourquoi Walser, cet écrivain complexe, alambiqué, parle-t-il tant à notre époque?
Peter Utz : L'ascension de Walser dans le monde germanophone, qui doit une partie de son essor à la reprise de l'édition des uvres complètes par Suhrkamp en 1978, a passé par plusieurs étapes: de l'auteur secret, réservé aux initiés, il est devenu un écrivain jouissant d'une certaine notoriété, notamment auprès du public littéraire et académique. Ce sont surtout les microgrammes, dont la publication en six volumes s'est achevée en 2000, qui ont connu un retentissement important dans ces milieux, et un bon nombre de thèses leur est consacré. La grande exposition commémorative qui s'est ouverte cet été à Francfort, pour passer ensuite par Berlin, Prague et Berne, a eu un écho initial réjouissant. Pourtant, l'auteur peine à entrer dans le canon des grands classiques; ce n'est que l'année passé qu'une nouvelle histoire littéraire l'a reconnu, pour la première fois, comme une voix importante et symptomatique de son époque. Et le grand public allemand risque encore de le confondre avec l'écrivain contemporain Martin Walser, d'ailleurs grand admirateur de Robert, et qui fait d'autant plus parler de lui.
Quant à la question de son actualité, il est impossible de donner une réponse simple à un phénomène qui est justement dû à la complexité de Walser. Car son écriture s'apparente certes à des tendances auxquelles le structuralisme nous a rendus sensibles: l'effacement de l'auteur, la décomposition du sujet, la réflexivité de toute narration - Le brigand, par exemple, est un roman dont on n'a même pas mesuré la modernité lors de sa première publication, encore très discrète, dans les uvres complètes de Walser éditées par Jochen Greven en 1972, alors qu'aujourd'hui cette modernité saute aux yeux. Mais Walser ne se réduit pas à ce cadrage structuraliste: il nous livre tout de même des paysages et des personnages inoubliables, nous fait rêvasser d'une manière romantique, nous plonge dans des situations comiques et drôles qui nous redonnent le rire. Pourtant, il sait garder son secret, se voile derrière son franc-parler, et c'est pourquoi sa légende, qu'il s'est forgé en partie lui-même, continue à le rendre fascinant pour tout nouveau lecteur. Et avec sa propre attitude curieuse, de quelqu'un qui fait constamment des découvertes, ne serait-ce que dans la banalité la plus plate, il reste un auteur à découvrir.
Il me semble qu'à l'intérieur des frontières suisses, auprès des gens de lettres, Walser s'est en quelque sorte substitué, à titre posthume, à Frisch et Dürrenmatt (qui remportèrent l'essentiel de leur succès de leur vivant) dans le rôle de figure de proue de la littérature helvétique du XXème siècle. Or Frisch et Dürrenmatt ont été perçus comme des auteurs vigoureusement politiques - une étiquette qui ne convient pas à Walser... à première vue?
Il faut considérer le contexte bien différent dans lequel Walser évolue: la posture de l'intellectuel engagé qui serait une conscience morale de sa nation ne lui convient pas du tout. Il y a dans son époque, celle de la Première Guerre mondiale et des années vingt, politiquement très agitées, des voix vrombissantes qui critiquent la dérive de la culture, avec des ténors comme Oswald Spengler, Hugo von Hofmannsthal, Thomas Mann ou Walter Rathenau. Dans leur ombre gigantesque, Walser se fait petit. En plus, le genre du feuilleton journalistique qu'il pratique impose de la retenue sur les sujets politiques du jour. Tout de même, Walser ne s'abstient pas complètement de ce discours, et il perçoit d'une manière lucide les dérives potentielles. Par exemple, il fait preuve d'une ironie subtile à l'égard du "masque national" que porterait chaque Suisse ; face au nationalisme allemand, qu'il voit prendre le dessus dans les années vingt déjà, il se déclare résolument "européen". Au-delà de tous les programmes et positions politiques, il reste pourtant en mouvement constant, et c'est cela qui donne à son écriture sa force répulsive contre toute idéologie - encore un élément qui fait son actualité, dans une période où nous avons perdu nos illusions quant à la valeur des grands courants idéologiques.
On ne cesse en effet de lire, mais aussi de sentir en le lisant, combien Walser est insaisissable, secret. Et pourtant, sa popularité récente a pu faire dire à Paul Nizon dans une conversation informelle, un jour qu'il refusait d'écrire une fois encore sur Walser, que "parler de Walser aujourd'hui, c'est comme parler de Guillaume Tell". Pensez-vous Walser puisse être victime de son succès, statufié par lui?
Paul Nizon, qui était un des premiers de sa génération de parler de Walser et de son actualité, peut se sentir aujourd'hui rattrapé par un mouvement de reconnaissance qui lui aurait, du même coup, ôté le lien privilégié qu'il entretenait avec cet auteur. Pourtant, il ne faut pas surestimer l'impact actuel de Walser; un effet de rattrapage ne peut pas lui faire tort. Et la place que l'on fait à Walser n'est pas prise à quelqu'un d'autre. A Bienne, sa ville natale, on aurait pu rebaptiser une place importante en son honneur, par exemple la Place Centrale, ou bien la Place Général Guisan. Mais on a préféré lui attribuer une nouvelle place, créée sur un terrain vague à l'ouest de la gare. Attendons donc sereinement la fin de cette année commémorative: un conseiller fédéral est certes annoncé sur la tombe de Walser pour le 25 décembre, mais lors du décès de Gottfried Keller, en 1890, c'est le Conseil fédéral in corpore qui assistait à la cérémonie. La statue paradoxale du poète vagabond n'est pas encore coulée.
En ce sens, l'exposition d'une série de microgrammes visibles à la Fondation Bodmer m'inquiétait un peu, en même temps que je m'en réjouissais: je craignais une fétichisation de ces documents. Mais une fois sur place, et en dépit d'une muséographie effectivement propre à les sacraliser, ces objets m'ont vivement ému, réinscrivant (dans ma subjectivité) le "mythe Walser" dans le réel, la matière, la réalité professionnelle et éditoriale de l'auteur. Comment avez-vous, de votre côté, perçu cette exposition?
C'est une présentation très réussie, et cela non seulement sur le plan de l'esthétique, très pure et quelque peu sacralisante. Car dans ces lieux, Walser rattrape enfin la grande tradition de l'écriture mondiale, du manuscrit précieux au livre rare. Il en fait partie, car ses microgrammes sont la conséquence extrême d'une démarche d'écriture qui doit se créer un espace privé, si elle veut être productive - c'est le "territoire du crayon". Pourtant, ce territoire, dans lequel cette exposition nous plonge d'une manière très sensitive, n'est qu'une face d'un système de production littéraire. Il avait son complément dans le "territoire du journal", pour lequel Walser copiait au net les textes qu'il estimait publiables. Le "système du crayon", dans cette perspective, est alors une conséquence tout à fait rationnelle de sa situation d'écrivain, et il lui a permis de déployer une créativité inouïe dans les années bernoises. Pourtant, il reste un paradoxe magnifique et heureux dans cette exposition : la face cachée de ce système est maintenant exposée au grand public, par ces feuillets si éphémères devenus pourtant si précieux, tandis que les journaux, qui rendaient les textes de Walser accessibles aux lecteurs de Berlin, Francfort, Prague ou Zurich à l'époque, se sont volatilisés depuis longtemps.
La remarque de Nizon à laquelle j'ai fait allusion tout-à-l'heure exemplifie, comme vous l'avez relevé, un ultérieur paradoxe walsérien: ses lecteurs veulent le plus souvent entretenir avec lui une relation intime, alors même que justement, il ne se livre jamais...
Peter Bichsel s'est également prononcé dans le même sens, tout récemment: il ne veut pas faire partie d'une confrérie de Walseriens, il ne veut pas se prosterner devant un autel communautaire, il réclame son Walser pour lui tout seul. Certes, on peut attribuer ce désir d'intimité à la légende de l'écrivain solitaire, que l'on souhaite rencontrer seul sur l'une de ses promenades, pour échanger avec lui les secrets de sa solitude - selon le modèle des entretiens que nous a livrés Carl Seelig dans ses Promenades avec Robert Walser : maintenant, chaque lecteur aimerait bien se trouver à sa place. Mais il y a une autre raison à ce rapport privilégié que Walser semble établir avec tout lecteur: son écriture se veut une lettre infinie adressée à un lecteur potentiel, une communication très " orale " qui le tient et l'entretient - conformément au souhait des rédacteurs de journaux pour qui le " feuilleton " doit fidéliser le lecteur. Le fait que Walser a des lecteurs si fidèles et assidus témoigne donc de la réussite de ce programme, qu'il explicite par ailleurs dans La promenade: "Jamais sans doute auteur n'a pensé à ses lecteurs avec autant d'affection et avec une mansuétude aussi constante et immuable."
En cette année jubilaire, deux traductions françaises, en particulier, ont paru: Petits textes poétiques (Gallimard), puis Vie de Poète (Zoé). Les trois recueils de proses brèves composés par Walser lui-même durant la période biennoise sont donc désormais disponibles en français (Seeland, le troisième de ces recueils, ayant paru en 2005 chez Zoé). A quoi cette période biennoise correspond-elle artistiquement pour Walser?
Walser, en retournant dans sa ville natale après un long séjour à Berlin, semble revenir à ses premières sources: l'inspiration par le paysage, l'attention intense à l'anodin, et une sorte de vagabondage littéraire que l'on pouvait associer très vite au néo-romantisme, lequel faisait fortune dans la même période. La fuite vers la nature et le repli sur le tout petit semblaient de mise, pendant que la Grande Guerre ravageait l'Europe tout autour. Mais Walser, dans sa mansarde de l'Hôtel de la Croix Bleue à Bienne, tend tout de même l'oreille vers ces bruits contemporains. Le fameux récit La promenade, publié en 1917 et inclus - dans une version retravaillée - dans le recueil Seeland, est traversé par les traces d'un présent agité, militarisé. Le narrateur se dresse lui-même ironiquement en " maréchal " aux commandes de son armée de lettres. C'est ainsi que, dans ce texte également, Walser développe, au pas du marcheur, une narration réflexive qui anticipe les expériences littéraires des années vingt. Il ne faut pas oublier non plus la satire sur la bonhomie du petit-bourgeois dans un texte comme Basta, ou un feuilleton rythmé comme Nerveux qui vise le nerf d'une époque extrêmement tendue, et s'éloigne d'autant plus de tout romantisme contemplatif.
Vie de poète et Petits textes poétiques sont a priori proches: ils datent des mêmes années et sont tous deux composés de nombreux textes très brefs (alors que Seeland rassemblait six proses seulement, nettement plus longues). Peut-on vous demander une "comparaison" entre ces deux recueils?
Petits textes poétiques date de 1914; c'est le dernier recueil que Walser a pu publier avant la Guerre dans une maison allemande, avec l'éditeur Kurt Wolff. Il est constitué de nombre de proses qui avaient paru, une première fois, dans des revues allemandes, et c'est seulement vers la fin du recueil que le retour dans la ville natale est directement évoqué. Ce recueil ne trahit pas encore une vraie volonté de recomposition, mais témoigne plutôt de la volonté de rester présent sur le marché du livre allemand. Par contre, Vie de poète, que Walser constitue en 1917, est un projet plus ambitieux en ce qui concerne le choix de ses 25 proses, sous-tendu par la trajectoire biographique de Walser. Il le considérait comme " le meilleur, le plus lumineux, le plus poétique de tous mes livres jusqu'ici ". Il a notamment, comme pour Seeland qu'il compose dans la même période, soigneusement réécrit toutes les proses pour assurer à l'ensemble une tonalité cohérente. Cette expérience de la productivité de la réécriture, d'un système de création à deux étages, me semble par ailleurs mener au " système du crayon " que Walser a inventé probablement dans la même période ou immédiatement après.
Walser a donc dit de Poetenleben qu'il était son livre " le plus lumineux jusqu'ici "
Pourtant, ce recueil, s'il commence avec une certaine allégresse et dans des couleurs vertes, comme vous le relevez dans la postface, se termine dans des couleurs hivernales beaucoup plus sombres, dans la solitude. A l'image, pourrait-on dire, d'une Schöne Müllerin, de Dichterliebe, pour prendre un parallèle dans l'univers du lied romantique. (Le titre même Poetenleben fait résonner à mes oreilles des échos mêlés des titres Dichterliebe et Frauenliebe und -leben.) Pourtant, de même que Schubert annonçait à ses amis sceptiques et déprimés par tant de tristesse après la première audition de Winterreise que ce serait un jour leur cycle préféré, Walser affirme de Poetenleben qu'il est son livre le plus lumineux
Une association fascinante, justement parce que Walser ne l'établit pas lui-même. La musique n'est pas son art de référence, il n'en parle pas souvent, et son compositeur favori est plutôt Mozart qu'un romantique. Mais déjà Fritz Kocher, figure de sa première prose, décrit dans une rédaction sous le titre " La musique " l'ambiguïté des sentiments que provoque la musique et le désir romantique de vouloir mourir en écoutant du piano, pour conclure : " Quelque chose me manque quand je n'entends pas de musique, et quand j'en entends le manque est encore plus grand. Voilà ce que je peux dire de mieux sur la musique. " Poetenleben est, si l'on veut bien, une mise en texte de ce jeu avec le manque, la luminosité poétique qui doit transpercer les ombres et la dureté du temps présent. C'est pourquoi Walser choisit des leitmotivs de la vie, par exemple la couleur verte qui traverse dans différentes tonalités les textes qu'il choisit pour ce recueil. En plus, il donne à son ensemble des rythmes et des modulations très variés, qui rappellent effectivement les cycles de Schubert, notamment la Winterreise. Le tout pour constituer un ensemble qui garde son ouverture, par la variation, et par une dynamique horizontale qui ne s'arrête pas à la fin - ce que j'ai essayé d'exprimer en intitulant la postface de la traduction qui vient de paraître par " Une vie en vingt-cinq mouvements ".
Pour conclure: avec votre livre Robert Walser. Danser dans les marges, vous avez proposé il y a quelques années une vision neuve de Walser, qui défaisait notamment le mythe du promeneur candide retiré dans sa mansarde, pour souligner combien il était au contraire alerte et en prise avec son temps (retrouver la page réservée à cet ouvrage dans les Livres du mois du Culturactif). Y a-t-il actuellement dans la critique spécialisée d'autres visions nouvelles de l'uvre de Walser, des perspectives fondamentalement changées?
La connaissance de l'uvre évolue avec l'uvre, notamment dans le domaine des microgrammes, dont les textes inconnus ne sont intégralement transcrits que depuis peu : grâce à des études approfondies, on apprécie mieux les procédés novateurs dans son système d'écriture, par exemple la polyphonie linguistique qu'il y installe. On commence également à comprendre les rapports internes qu'il établit entre les différents textes du même feuillet micrographié. Une étude approfondie présuppose cependant une édition critique de tous les microgrammes - un tel projet est en vue. Sur le plan de l'interprétation, il reste des champs peu explorés : par exemple les poèmes, qui évoluent beaucoup au niveau de leur forme et de leur contenu, jusqu'à devenir des expériences très personnelles dans le " territoire du crayon ". On n'y a encore que peu touché. Et il reste ce mystère qui touche l'ensemble de son uvre : d'un côté, elle semble un univers en soi dans lequel les échos se multiplient dès que l'on y entre - ce qui explique aussi pourquoi chaque lecteur peut avoir le sentiment d'être unique et privilégié, d'être le seul à percer les mystères de cette oeuvre ; d'un autre côté, il s'agit d'une uvre dispersée à l'extrême quant aux genres littéraires qu'elle explore, mais également quant aux lieux de sa publication. Ces dernières années, on a encore pu trouver des textes inconnus, notamment dans des journaux qui n'avaient pas encore été dépouillés. C'est pourquoi nous ne pourrons probablement jamais être sûrs de connaître les " uvres complètes " de Walser. En plus, ses proses courtes, qui se comptent par centaines, ont une tendance à se faire oublier après la lecture, à s'effacer de la mémoire comme si elles n'avaient subsisté que sur le papier journal. L'on n'en éprouve que plus de bonheur à découvrir et explorer cet univers, un univers en constante expansion, toujours à nouveau.
Pour toutes les informations concernant les manifestations de l'année commemorative : http://www.walser-archiv.ch/
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