L'entretien ci-après est
extrait d'un dossier consacré à Yusuf Yesilöz
dans la revue Feuxcroisés No 7, qui paraîtra
ce printemps. Nous en donnons ici une version abrégée,
assortie d'un texte inédit en français, également
tiré de ce dossier préparé pour Feuxcroisés
par Bettina Spoerri.
Yusuf
Yesilöz est né en 1964 dans un village
kurde d'Anatolie centrale. Recherché par la police
turque pour sa collaboration à une maison d'édition,
il s'est réfugié en Suisse en 1987. Depuis 1994,
Yusuf Yesilöz traduit en allemand des textes littéraires
kurdes qu'il publie dans sa maison d'édition Ararat
(douze titres à ce jour). Il écrit depuis 1995
et travaille en outre comme traducteur (kurde, turc et allemand).
Ses histoires se déroulent le plus souvent dans son
pays natal. Elles exercent une critique humaine et politique
indirecte, à travers des personnages dépeints
sans complaisance, d'un il souvent amusé, et
qui évoluent dans des situations souvent graves.
Entretien
avec Yusuf Yesilöz, par Bettina Spoerri
- Vous êtes arrivé
en Suisse il y a dix-sept ans, et aujourd'hui vous écrivez
des textes littéraires en allemand, une langue qui
n'est pas votre langue maternelle. Quelles difficultés,
quelles chances cela a-t-il représenté pour
vous?
- Je suis écrivain, je me considère
comme quelqu'un qui transmet les images d'une culture étrangère
à la culture suisse. Je suis content aujourd'hui de
pouvoir transmettre directement ces images, sans passer par
le détour de la traduction. Bien sûr, l'allemand
ne sera jamais ma langue maternelle; mais les problèmes
de langue ont aussi des effets positifs, notamment parce que
je m'efforce de me concentrer sur la langue des images.
- Comment avez-vous découvert
que vous vouliez écrire?
- Les premières années
que j'ai passées en Suisse, j'avais une librairie,
je traduisais des livres et j'en éditais. Je ne me
rappelle pas quand j'ai eu le sentiment de devoir écrire
moi-même. C'était un peu comme si un sommelier
en a assez de faire le service et décide d'aller en
cuisine. Bien sûr, dès que j'ai eu des réactions
à mes premiers récits, j'ai su que mes histoires
plaisaient, qu'on comprenait ma langue et les images que j'y
mettais. Si je ne m'étais pas autant familiarisé
avec la société d'ici, je n'aurais pas pu écrire
en allemand. Décider d'écrire en allemand, ça
ne m'a pas été difficile, pour des raisons très
pratiques. D'abord, parce que je vis ici. Ensuite, je ne pouvais
pas aller en Turquie à ce moment-là. Si j'avais
publié en turc, je n'aurais jamais pu me rendre en
Turquie pour le vernissage du livre, car il y avait une procédure
en cours contre moi.
- Y a-t-il un lien direct entre
votre émigration et vos écrits?
- Si j'écris, c'est bien parce
que je suis étranger ici. Les premiers temps, on vous
demande très souvent d'où vous venez, qui vous
êtes, ce que vous faites. En Suisse on vous pose toutes
ces questions rituelles sur l'origine, la profession, la famille,
les enfants
Et ces questions servent à vous rappeler:
tu n'es pas d'ici. C'est pour cela que j'ai eu besoin de raconter
ma culture. Si j'écris, c'est aussi beaucoup à
cause de la nostalgie. Pendant des années, je n'ai
pas pu me rendre en Turquie. Et même si aujourd'hui
je peux prendre l'avion, je reste toujours nostalgique de
là-bas, des gens, du climat. En parlant de là-bas,
en écrivant, je peux exprimer cette nostalgie. J'avais
vingt-deux ans quand j'ai quitté la Turquie, j'ai laissé
beaucoup de choses derrière moi. J'écris aussi
pour surmonter tout cela. On risque de s'aigrir et de devenir
réactionnaire quand on est tout le temps et uniquement
perçu comme un étranger. Il peut arriver alors
qu'on ne se considère soi-même plus que comme
un étranger, et c'est parfois le cas. Certains s'en
sortent par leur travail, leur famille, leurs enfants - pour
moi, c'est par l'écriture.
- Vous inscrivez-vous dans une tradition
narrative particulière? Si oui, est-ce une tradition
kurde, ou d'autres influences s'y mêlent-elles?
- Tant que je le pourrai, je voudrais
rester ?dèle à la tradition des récits
kurdes, des histoires, de la langue imagée du peuple
kurde. Il y a beaucoup de choses qui ne se racontent pas directement,
mais qu'on évoque par une langue riche de métaphores.
On raconte tranquillement, on prend son temps, et il faut
prendre le temps d'écouter. Le récit traduit
une remarquable compréhension des événements
du monde et des gens. Le conteur est un savant, un sage, un
conseiller, un révélateur, qu'il soit un homme
ou une femme.
Aujourd'hui je lis en allemand, en anglais et en turc, et
mes lectures se mêlent à mes textes. Je lis aussi
des auteurs comme Plinio Martini, chez qui je trouve des thèmes
qui ressemblent énormément aux miens: l'exode
rural, l'émigration, et les dif?cultés et la
nostalgie qui en résultent.
- Quel genre d'histoires écrivez-vous?
Des histoires traditionnelles, familiales, ou encore des événements
que vous avez vécus? Et comment se transforment-elles
par l'écriture?
- Lorsque je mets sur le papier certains
récits kurdes, je suis le premier à les transcrire
de la tradition orale à l'écrit. Je ne suis
pas le seul à le faire, mais je suis le seul pour les
histoires particulières que je transcris. A cela s'ajoute
qu'en allemand, il faut rendre les choses concrètes
et explicites. Il faut se battre avec les phrases, avec le
langage imagé, pour que l'histoire fonctionne aussi
en allemand. Le texte, forcément, perd à être
traduit. Il y a des histoires que je peux raconter mot à
mot. Parfois je pars d'une phrase de là-bas, autour
de laquelle je construis une histoire. Mais je trouve important
que dans le fond l'histoire reste la même, qu'elle soit
vraisemblable. Un jour que j'avais lu des textes, un homme
d'un village près de Konya est venu me dire: "Ta
grand-mère, mais c'est ma tante!" Puis un Kurde
d'Irak s'est approché: "J'ai eu l'impression d'être
dans mon village." J'ai été content que
tous deux aient trouvé des parentés dans mon
histoire, bien qu'ils viennent de villages éloignés
de 1500 km l'un de l'autre! Quel compliment ç'a été
pour moi!
- Comment voyez-vous votre rôle
d'auteur?
- Je crois que je sers de pont. On
pourrait faire la comparaison avec une théière:
j'ai apporté le thé; si le thé, c'est
l'histoire, alors je suis la cruche dans laquelle il se trouve.
Le thé est une boisson au goût spéci?que,
un goût qu'on n'a peut-être jamais senti, une
saveur épicée - c'est un enrichissement.
- Pouvez-vous dire brièvement
ce qui est à l'origine de vos divers livres?
- La Route du couchant a été
plani?é. J'avais alors été très
impressionné par ce qui se passait pour les Kurdes,
il y avait eu au début des années 1990 l'attaque
aux gaz toxiques à Halabja, tous les jours on pouvait
lire dans la presse quelque chose sur les Kurdes. Je me suis
dit: moi aussi, j'aimerais raconter une histoire sur le Kurdistan,
où je dirais comment je vois la vie là-bas,
comment je l'ai vue. Pour Steppenrutenp?anze, voici ce qui
s'est passé. En 1996, j'ai tenu à aller dans
mon village en Turquie, j'y suis allé en avion et j'ai
eu droit d'abord à trois semaines en prison avant de
revoir mon village. Mais j'étais toujours surveillé,
ça dérangeait les gens bien sûr, je sentais
qu'ils avaient peur pour eux-mêmes et pour moi, et je
n'ai pas tardé à repartir. Par la suite, je
me suis dit que je risquais de ne plus pouvoir y aller, du
moins pas dans un avenir proche, et que j'avais envie de rédiger
des souvenirs de mon enfance là-bas. Voilà comment
s'est fait le livre, en trois semaines, spontanément,
sans dramaturgie; j'ai simplement raconté comment s'est
passée mon enfance, pour préserver la mémoire.
Après ces livres, on m'a toujours demandé: quand
y aura-t-il une suite? Alors je me suis dit: tu n'as pas seulement
vécu dans un village kurde, mais aussi dans le "village
suisse". C'est ainsi que j'ai écrit Der Gast aus
dem Ofenrohr. Me mettre à travailler sur ce livre a
signi?é pour moi que je me reconnaissais comme écrivain,
que j'assumais ce rôle.
- Comment vous sentez-vous perçu
au sein de la vie littéraire en Suisse?
- D'un côté on me perçoit
comme un auteur de langue étrangère, comme un
auteur étranger. Un auteur qui s'appelle Yesilöz,
et pas Müller ou Meier, a plus de chance d'intéresser
le public. Mais je suis Kurde, et la presse et les gens veulent
toujours que je leur donne des informations générales,
même lors de lectures publiques. Ces derniers temps,
cela s'est un peu calmé, mais chaque fois qu'il se
passait quelque chose d'important au Kurdistan, ou que par
exemple des gens du PKK occupaient un bâtiment des Nations
Unies, je savais que j'allais recevoir des appels de journalistes.
D'un côté, donc, on me perçoit comme un
auteur étranger, mais d'un autre côté
ça m'ennuie qu'on ne s'intéresse à moi
que pour cette raison. Une autre question sur laquelle on
m'interpelle toujours, c'est celle de l'émigration
et de l'intégration. Les gens ont toujours besoin d'informations,
il faut que quelqu'un leur raconte ce que c'est que l'émigration
et l'immigration, comment cela se passe. J'avoue que je me
suis mis moi-même dans ce créneau, avec la chronique
que j'ai tenue pour le journal suisse allemand Tages-Anzeiger.
Il est bien plus rare qu'on me considère comme un écrivain
et que l'on examine mes textes à la loupe, comme cela
se fait pour un auteur "suisse de Suisse". La plupart
des journalistes ont fait mon portrait, avec une photo. Il
n'y en a guère qui aient simplement lu mes livres et
parlé d'eux. Cela me fait un peu de peine.
Traduction : Marianne Enckell
La version intégrale de cet
entretien, précédée par un article sur
Yusuf Yesilöz par Bettina Spoerri, paraîtra dans
Feuxcroisés No 7 au printemps 2005
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