Entre Suisse romande et Suisse allemande
Photo de Yvonne Böhler
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Lorsque j étais enfant,
j'avais de la peine à me situer. J'habitais
en Suisse romande, une ville qui s'appelait Genève,
et c'était là que j'étais née.
La particularité de cette ville était
que presque tout ce que l'on voyait, que l'on appréciait,
était français : le Salève,
cette montagne où l'on allait souvent se
promener le dimanche, une grande partie du jura,
et d'autres montagnes, les Voirons, le Vuache, le
Mont-de-Sion, jusqu'à ce défilé
un peu mystérieux : le défilé
du Fort de l'Écluse. Les histoires que l'on
me racontait quand je ne savais pas encore lire,
et plus tard celles que je déchiffrais avec
tant de plaisir, se passaient toujours en France,
parfois pendant cette " Grande Guerre "
qui marquait encore les esprits. |
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Vu cette situation, j'aurais trouvé
simple et plutôt agréable d'être française.
Mais on m'expliquait que ce n'était pas le cas, que
je n'étais même pas tout à fait genevoise,
et que ce drôle de nom que je portais venait d'ailleurs,
de la Suisse centrale, du canton d'Uri. Mon père aussi
d'ailleurs, quand bien même il se donnait beaucoup de
peine pour parler français sans accent et pour ressembler
aux autres dentistes de cette ville où il s"était
établi. Quant à ma mère... là,
il y avait aussi un petit problème : elle était
née comme moi à Genève, sa mère
était d'ici, mais son père, mort deux ans avant
ma naissance, mon grand-père Ludwig, était originaire
de Vienne, où il était né et où
il avait passé sa jeunesse, mais il était de
nationalité hongroise, bien qu'il n'eût, disait
ma mère, jamais mis les pieds dans ce pays.
Parmi ces diverses racines, c'étaient, je l'avoue,
les racines suisses allemandes qui me plaisaient le moins.
Une région bizarre où nous allions parfois passer
quelques jours, où l'on parlait une langue que je ne
comprenais pas, où mes grands-parents habitaient une
maison sans eau courante, avec des WC qui consistaient en
une sorte de trou malodorant, où le grand-père
gardait son chapeau sur la tête même à
l'intérieur et crachait de temps à autre dans
un récipient empli de sciure... Une région où
mon père, que j'admirais tant quand il était
revêtu de sa blouse blanche de dentiste, semblait tout
à coup un autre homme, un étranger, un inconnu
.
Quelque chose me soufflait que j'aurais
dû aimer ce pays, ou tout au moins ne pas éprouver
cette sorte de honte à penser que j'en faisais partie,
moi, la petite fille choyée, élève d'une
école privée genevoise où l'on nous apprenait
les bonnes manières.
Quelque chose me chuchotait aussi que
je n'étais pas vraiment de Genève, que cette
ville n'était pas tout à fait la mienne.
Alors ? Adolescente, je me suis réfugiée
dans des cultures autres, dans des langues qui n'étaient
ni le français, ni le suisse allemand : l'italien et
l'allemand. J'ai lu beaucoup de livres dans ces deux langues.
J'avais un peu l'impression de m'être trouvé
des patries de rechange. Mais, en réalité, mon
vrai pays c'était l'écriture, mon pays intérieur,
celui où je me sentais vraiment chez moi et où
je pouvais me retirer quand je voulais.
La Suisse allemande, je l'ai découverte
bien plus tard. A travers les écrivains, les poètes,que
j'ai présentés lors de mon activité à
la Radio romande. A travers les cinéastes aussi. Toute
une génération de créateurs souvent audacieux,
contestataires, politiquement engagés, dont les noms
formaient une liste plus longue peut-être, plus significative,
que celle des auteurs romands davantage préoccupés,
à cette époque, de problèmes psychologiques.
Peu à peu, j'ai commencé à me sentir
fière d'appartenir à cette partie-là
de la Suisse et d'avoir parmi mes aïeules des femmes
fortes qui, au temps des privations, avaient lutté
pour la survie aux côtés des hommes.
Pourtant, c'est en 1988 seulement,
cinquante-six ans après mon dernier voyage quand j'avais
douze ans, que je suis retournée dans le village glaronais
où mon père avait grandi, où mes grands-parents
étaient morts. Plus rien ne parlait du passé.
La maison avait disparu - à sa place on avait construit
un petit parking - tout m'était étranger, les
traces de ceux qui, ici, avaient travaillé, aimé,
souffert étaient depuis longtemps effacées.
C'est pour cela que j'ai écrit
" Changer l'oubli
", ce livre qui a achevé de me réconcilier
avec ces origines longtemps occultées.
Désormais, je retourne régulièrement
dans cette vallée de la Linth, si belle et si méconnue.
A l'heure actuelle, un fossé
est malheureusement en train de s'approfondir entre la Suisse
romande et la Suisse allemande, un antagonisme, fait de beaucoup
d'ignorance et de préjugés, commence à
émerger qui, si nous n'y prenons pas garde, pourrait
présager le pire.
On insiste lourdement sur ce soi-disant
" röstigraben " au lieu d'essayer de le combler
en s'efforçant de mieux se connaître, de mieux
se comprendre. Plutôt que de considérer que c'est
une richesse pour la Suisse de posséder quatre cultures,
quatre langues, on parle volontiers de l'inconvénient
que représentent ces différences, ce morcellement.
Et l'on a tendance à se replier sur la région
linguistique à laquelle on appartient.
D'ailleurs, cette attitude est plus
répandue chez nous, en Suisse romande, qu'en Suisse
alémanique. Il est intéressant de noter que,
chaque automne, arrivent à Genève et Lausanne
quelque cinq cents jeunes Alémaniques de seize à
dix-huit ans qui, pendant une année, partageront leur
temps entre des familles d'accueil et deux écoles privées
où ils compléteront leur scolarité et
apprendront le français.
Combien de jeunes Romands auraient
envie d'en faire autant ?
Mon passeport actuel porte la mention
" originaire de Lancy, Genève ", mais je
regarde volontiers l'ancien, celui de ma jeunesse, où
figurait le nom de Schattdorf, ce hameau uranais que mon grand-père
avait quitté à dix-neuf ans, chassé par
la misère, pour aller chercher du travail dans le canton
de Glaris où existait une industrie textile florissante.
Et je suis heureuse de cette double
appartenance, qui me semble maintenant avoir été
déterminante pour ma vie et pour mes livres.
Yvette Z'Graggen
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