Anne Bregani
Le territoire de l'oiseau suivi de Le livre des séparations, Editions Empreintes, 2003
Anne Bregani / Le territoire de l'oiseau suivi de Le livre des séparations
Née en 1951 à Berne, Anne Bregani est licenciée en sciences politiques. Elle vit à Lausanne, où elle enseigne le français dans une classe pour enfants non francophones.
Le présent volume contient ses deux premiers recueils de poèmes, parus en 1996 et 1997 aux Editions Samizdat.
Chez Anne Bregani, le corps est le lieu même de la poésie, poésie de la violence et de la tendresse, expérience de l'amour et approche de la mort, "langue de fiel" et "langue de miel". La poésie sourd du corps, se forge dans les os, monte à la gorge, sueur de la peau.
Catherine Dubuis (extrait de la préface)
Catherine Dubuis est née à Lausanne en 1938. Elle a été assistante et maître d'enseignement à l'Université de Lausanne jusqu'en 2000. Elle collabore depuis plusieurs annéesà la revue Ecriture et a publié de nombreux articles sur des écrivains romands, notamment sur Marguerite Burnat-Provins. Elle se consacre aujourd'hui à des activités culturelles et à ses recherches personnelles.
Le territoire de l'oiseau suivi de Le livre des séparations, Editions Empreintes, 2003
Extraits de la préface
Torrents, forêts, herbe, renard
Le Livre des séparations comporte une réflexion, somme toute attendue, sur le pouvoir des mots face à la mort. "Ecrire un poème qui dirait combien nous sommes nus" dans le deuil, mais toujours reliés au monde, "faits de paille et de bois", et s'accomplirait alors la mystérieuse mutation de notre être en "torrents, forêt, herbe, renard", nous serions les égaux des arbres, dont la couronne atteint le ciel.
Extrait de la préface de Catherine Dubuis
Poèmes choisis
Langues de lézard, langues de chat
La langue de fiel
quand je l'aurai dite criée crachée
elle me gonfle entre les dents
elle m'engorge
elle me reste en travers
c'est elle qui me mord dedans
la langue de fiel
elle me guette au contour
elle me crève sous le rire
de sa route de clous
comme une chair qui se soulève
suppure se pourrit
quand je l'aurai dite criée remâchée
alors me montera le long du cou
se faisant palais de ma bouche
moelleuse
à plein souffle
la langue de miel
où rien de dirai
car elle coulera d' elle-même
***
Larmes de soie
Ma figure tissée de larmes de soie
tramée de linéaments osseux
marquetée d'à-coups
ma figure
couturée d'empreintes
les nuits hardies de ces terres sans dieux
m'ont attrapée pliée courbée rouée
rendue à l'aube
inachevée
le jour de moi s'est emparé
m'a mise gésir sur mon étal
d'une douleur blanche éparse
où rien ne gonfle ni ne foule
je la voulais rêche
elle est plastique éminemment
et de si tranquille blancheur
***
Secret des paupieres
Quitter momentanément
les pieds endurés du sol
retrouver du sommeil
ce mouvement qui tourne contre l'espace
le visage clos du dormeur
où bougent
les yeux de son rêve
(Extraits du Territoire de l'oiseau)
***
Anniversaire caché
Pouquoi vivez-vous?
Jusqu'au jour où l'arbre clair reverdi
sera le signe de mon imminent passage
***
mort du frère
mort du fils
la voix de la mère s'élève
ombre de la coûteuse tristesse
paie par l'os et par la chair
paie par l'âme blessée et par le sang inquiet
les mains sans repos de la mère ne savent plus
le crâne doux du fils souffrant
sa main légère disant
la vigueur de l'amour
la nuit j'ai vu
la chouette brillante
et l'intelligence de ses yeux qui rêvent
le jour j'ai vu
la corneille au cri strident
fumée d'ailes noires sur les déchets urbains
je crains l'instant
où d'obscures voix enfouies reviendront
frayer le canal des gorges
mettre les mots à la lumière
à midi j'ai vu
le blanc papillon d'août
pensée chemin faisant parmi les fleurs:
je vis aujourd'hui
parce que c'est un autre jour
***
Interpellation
Où vas-tu
tes vêtements déchirés
d'où te lèves-tu
hantée d'anciennes blessures
secouant la terre étouffante
pour dire
rouge et noir
les parements de ma gorge qui s'entrouvre
gueule d'azur traversant
les paroles difficiles à naître
s'en venant faire brasier de mon souffle
ô mondes glacés
sous lesquels s'étendent les désarrois
la nuit inamicale
m'a saisie
hors de mon sommeil
j'apprends des chants inconnus
pour que la très sombre part de mon âme
puisse prier
***
Iphigénie:le dit de la Fille Aînée (extraits)
Je te vois
dressé dans ton armure
tu ordonnes ma mort
dans la fleur naissante de ma jeunesse
demeurant
le seul homme que je connus jamais
de ma mère
j'ai habité la ville intérieure
vécu en son palais
parmi les rumeurs de son sang
toi
je t'ai découvert
rencontré alors qu nous étions
deux
aimé
avec la brûlante vigueur d'un premier jour
Est-ce toi
perfide
disant une chose avec ta bouche
une autre dans ta gorge
tandis que ton coeur reste muet?
est-ce toi
mon père
environné de guerriers
est-ce bien toi
serti dans ta chutotante armure?
le métal cliquetant des menaces
parle plus fort que ta voix
Ô Père
dans ton armure caché
au centre de ton armée
dans le bruissement des conseillers
dont tu t'entoures
Fuyard
Dissimulateur
[
]
Qui exige ma mort?
n'est-ce pas toi?
une fois encore
n'es-tu pas le chasseur
ne suis-je pas la biche poursuivie?
je me retourne et je te dis:
ô Père
regarde en moi Iphigénie
reconnais en moi ta fille aînée
ne piétine pas ma jeunesse ardente
ne laisse pas ma vie
se consumer en un seul acte
[
]
Dès l'enfance mystérieuse et puissante
je t'aime mon père
entre tes mains de tendresse
entièrement remise
aujourd'hui je venais
croissant
je m'augmentais de joie
j'épousais Achille
de moi tu t'empares
tu me brises
ô Iphigénie
cassée net la tige des jours
qui plaidera pour toi?
[
]
ô matin du monde
dans lequel je ne serai plus
familles! terres de plus grand exil
le sol déjà! a bu les larmes d'Iphigénie
(Extraits du Livre des séparations)
Rencontre avec Anne Bregani
KARINE FANKHAUSER: Je voudrais que vous me parliez des thèmes de vos deux recueils Le Territoire de l'oiseau et Le livre des séparations ; la nature, le corps le deuil y jouent un rôle...
ANNE BREGANI: Evidemment, je ne travaille pas par thème - et ça n'est pas un travail d'ailleurs. Mais pour répondre quand même à votre question, je commencerai par parler du corps. Quand j'écris, ce sont des choses que physiquement je situerais dans la zone sous le thorax. C'est une chose qui est vraiment physique dans le sens où je l'entends, les sons. Je dois entendre les mots, c'est comme si j'étais habitée par des présences et des voix, que je capte, et c'est seulement dans ce cas là que j 'écris. Donc je pourrais dire que dès l'origine, à cause de la question du souffle et des sons, le corps est très présent. Mais il est aussi dans le langage, dans le monde du langage de la parole. Il y a certainement des choses très anciennes, très archaïques. Je ressens très fortement que j'ai été baignée dans un monde sonore, une force qui a été touchée par cet impact sonore absolument énorme. J'en ai une mémoire cellulaire.
D'autre part la marche est très importante. On peut dire que l'écriture est une autre forme de la marche. Sans être une exploratrice extravagante, j'aime la marche. J'aime les paysages, également les arbres, j'aime voir les changements du ciel. Je marche plus volontier à plat, ou presque, et c'est pour ça que j'aime la Haute-Engadine, on peut se promener dans des bois très beau, assez doux par endroit. C'est une autre présence du corps dans une relation à soi et au monde.Il y a quelque chose de très puissant, de très sensuel.
- Quand je parle de la nature, vous parlez de la marche, d'avoir la nature autour de vous...
-
d'être plongée dedans. Nous vivons dans un pays qui a des paysages très forts. La nature domine - même si elle est très travaillée par l'homme - et nous sommes petits.
- Cette nature helvétique a déjà inspiré de nombreux poètes, notamment à l'époque romantique
- Tout à fait. Nous sommes dans un petit pays, on peut arriver rapidement partout ; mais on y trouve aussi des espaces étendus, qui nous permettent d'être en contact avec des choses en nous qui sont grandes, des choses en nous qui ont besoin d'espace, de beaucoup d'espace. Ces contacts avec l'eau, le ciel, les arbres peuvent nous donner le sentiment que nous sommes très petits, mais pas dans une petitesse mesquine, juste petits parce que c'est notre taille. Cela dit, aujourd'hui, il me serait difficile de vivre à la campagne.
Pour revenir au sujet du deuil, thème présent dans Le livre des séparations, j'ai vécu certains deuils, comme tout un chacun peut en vivre, mais qui ont été marquants pour moi à l'âge adulte. J' ai en particulier perdu ma soeur cadette et mon frère cadet, pas au même moment, mais chacun d'une grave maladie. Il y a eu comme un parcours... comment faire face précisément... Vous savez, le corps est merveilleux et en même temps terrible : parce que ça peut être le lieu d'une très grande force qui nous traverse, mais cette même force peut être celle de la douleur. Il y a vraiment quelque chose comme une énigme : qu'on ne puisse pas faire autrement que de vivre avec son corps, et avec ce qu'il nous dit et ce qu'il nous fait. Quand ma petite soeur et mon frère sont tombés malades, ce sont des choses qui adviennent, ce n'est jamais un choix - peut-être c'est un choix de l'âme, mais c'est une tout autre thématique que je ne veux pas aborder là.
Mais tout d'un coup quand ces choses-là arrivent, et vous arrivent à vous qu'est-ce que vous faites de ça? J'aime savoir que ce qui m'arrive a un sens, même si au départ je n'y comprends rien - et ça, j'ai mis longtemps à l'accepter. On aimerait des pouvoirs un peu magiques, une baguette magique de réconfort qui arrêterait la maladie
Mais on est ramené à une réalité très forte. Et il y a d'autres pouvoirs, celui de la présence, celui de l'amitié, de l'amour, et le pouvoir qui est celui de la parole. Je suis quelqu'un qui croit aux pouvoirs de la parole.
- D'où la poésie...
- Oui, aussi. Et le besoin de répondre
- Je voudrai que vous me parliez de la structure de votre recueil Le Territoire de l'oiseau.
- Si vous voulez, comme je l'ai souvent dit : je n'ai pas écrit un livre, mais des poèmes, j'écris des textes. Et puis à un moment donné se pose la question du livre, ou, comme on le dit très justement, du " recueil ".
J'ai fait Le territoire de l'oiseau comme un géographe qui arrive dans un pays, dans un monde dans lequel il s'est déjà promené et tout d'un coup décide d'organiser ce monde, d'en établir une carte. Il se demande " qu'est-ce qu'il y a dedans? - Là il y a cette espèce ,là il y a des textes courts, là il y a des proses poétiques
" J'ai séparé en deux grandes parties les poèmes et les proses poétiques, parce que ce sont des genres différents, mais il ne s'agit pas d'un parcours. Le livre des séparations, en revanche, est un livre très resserré, dont la composition a un aspect limpide, clair.
- Dans Le territoire de l'oiseau, je vois pourtant l'oiseau comme un fil rouge.
- C'est tout à fait ça ; mais j'en suis plus consciente maintenant que je ne l'étais au départ. Au moment de l'écriture je ne pense pas du tout à ça. A un moment donné j'écris, tout d'un coup vient un titre qui sera le tire du livre - comme si j'avais une enveloppe dans laquelle je mettais les textes dans le désordre, comme ils viennent. Aujourd'hui, en agissant ainsi, je sais que ces textes en désordre constitueront le prochain recueil ; mais pour Le territoire de l'oiseau, je ne pouvais pas le savoir, car je n'en avais pas fait l'expérience.
C'est une grande discipline de garder la page blanche tant qu'elle doit rester blanche. Je pense écrire une fois quelque chose sur Clytemnestre, mais je dois vraiment attendre qu'elle me parle en quelque sorte. Mon travail, à partir de là, c'est de chercher et d'entendre que le mot sonne juste. On peut dire que les poèmes s' écrivent longtemps avant que je ne les écrive matériellement.
- Ils sont déjà présents dans votre esprit
- Exactement ; et au moment où ça vient, je suis de l'avis d'Hélène Cixous : "Il faut sauter sur un papier et écrire" et après on regarde si c'est bien ou non. C'est important de ne rien oublier, ni l'ambiance ni les mots, de saisir un crayon même dans la nuit en tâtonnant...
Le territoire de l'oiseau suivi de Le livre des séparations, Editions Empreintes, 2003
Karine Fankhauser
|