Le moins qu'on puisse dire, au
sujet de votre pièce Les enfers ventriloques,
Sylviane Dupuis, c'est que vous nous étonnez ! Vous
nous avez habitués à une poésie tendue
et dépouillée, à une méditation
métaphysique (sur la ligne, dirait-on, d'un Celan),
à une extrême économie du mot. Votre
théâtre aussi était assez économe,
en s'attelant à prolonger la brûlure de Beckett
(La seconde chute) ou restant au plus près
de la brusquerie du quotidien (Être là).
Votre nouvelle pièce fait état, au contraire,
d'une générosité burlesque : on est
précipité, d'un coup, dans un enfer de cirque,
avec une ambition démiurgique qui n'est pas sans
rappeler les grands cycles caldéroniens (El Gran
Teatro del Mundo, que vous citez, mais aussi, plus subtilement,
La vida es sueno). Bien que cette joyeuse sarabande
soit soigneusement construite et qu'elle développe
une réelle confrontation dialectique sur le sens
du théâtre, vous y affichez une étonnante
liberté de ton. Qu'est-ce qui a permis ce changement
dans votre écriture ?
Eh bien je crois que cette liberté,
c'est précisément l'effet du théâtre
! Je suis venue à ce mode d'écriture assez
tard, puisque ma première pièce paraît
en 1993 alors que je publiais de la poésie depuis
presque dix ans. Non pas que je ne me sois pas intéressée
au théâtre auparavant, bien au contraire, mais
je ne me sentais pas prête - et écrire La
seconde chute (en osant me confronter à Beckett,
modèle "indépassable" s'il en est)
m'a permis de "sauter dedans". Il y a une extériorité
de la parole, au théâtre, par rapport à
l'écriture poétique qui se fonde sur la subjectivité
et, le plus souvent, le creusement de l'intériorité
; il y a une liberté qui vient du fait, justement,
d'avoir à sortir de soi ou de ce que l'on croyait
être soi (au théâtre on ne sait plus
où est l'auteur, puisqu'il n'y a pas de narrateur
et que chaque personnage est susceptible d'incarner une
part de sa pensée ou de la mettre en question) ;
et il y a - comme vous le faites remarquer - une "confrontation
dialectique" (et donc aussi morale et politique) des
points de vue sur le monde, qui est la mise en théâtre
de nos propres contradictions intérieures. Pour revenir
à votre question, vous y parlez d'"ambition
démiurgique" en évoquant (très
judicieusement) Calderón - mais je mentionnerais
aussi Claudel, qui doit lui-même beaucoup au dramaturge
espagnol, et qui figure pour moi comme référence
majeure (le poète a fait l'objet de mon mémoire
de licence, il occupe le centre des Travaux du voyage
publiés en 1992, et il était présent
- sur un mode allusif et ironique - dans La seconde chute).
Claudel avec son humour cocasse, y compris vis-à-vis
de lui-même, son baroquisme débridé,
sa part mystique et mallarméenne alliée à
une part rabelaisienne, énorme, sensuelle, profondément
terrienne et même matérialiste, mais aussi
anarchiste et rimbaldienne
Quand on se sent aussi
multiple, à l'intérieur de soi, il n'y a que
le théâtre pour vous éviter d'exploser.
A mon avis Claudel va plus loin que Victor Hugo, et dans
le "haut" et dans le "bas". Dommage
seulement que la démesure de son génie ait
eu besoin de s'enfermer dans le Dogme (catholique). C'est
là que je le quitte
Si vous convoquez tout un bataillon
de citations érudites (spécifiquement théâtrales),
vous osez ici un joyeux capharnaüm, dans lequel même
les écrivains admirés sont montés en
opérette : le personnage principal est une dramaturge,
qui voyage dans l'au-delà-des-écrivains, comme
une sorte de Orphée aux enfers d'Offenbach.
Est-ce votre alter ego ?
Très relativement ! Contrairement
à elle, qui a vingt-huit ans, se cherche encore et
n'en est qu'au début de sa trajectoire d'écriture
et de son expérience de vie (elle s'essaie à
des "expérimentations", et n'a pas encore
connu l'amour), je me situe à un stade ultérieur
(ayant vingt ans de plus qu'elle et dix livres publiés
derrière moi) de mon écriture et de ma pensée.
Qui sont devenues avec les années de plus en plus
conscientes d'elles-mêmes, ont gagné en assurance
et, justement, en liberté, en ampleur de respiration
; parce que c'est l'écriture plus que n'importe quoi
d'autre qui nous apprend progressivement ce que nous sommes
et ce que nous avons à faire, l'écriture qui
travaille sur le matériau de l'expérience,
bien sûr, à quoi s'ajoutent de manière
non négligeable l'imagination et le fantasme, et
l'expérience des autres, que l'on s'annexe, mais
écriture aussi qui se "charge" (comme une
pile) des écrits et de la pensée de ceux qui
nous précèdent et nous accompagnent, pour
produire son alchimie à partir de tout cela.
L'écriture des Enfers ventriloques
est spécialement complexe, avec une suite de tableaux
assez brechtiens et une référence constante
aux voyage de Dante dans la Divina Commedia. Comment avez-vous
travaillé à l'élaboration et à
la construction de votre pièce ?
La rédaction des Enfers
ventriloques s'étale, de l'idée initiale
à la dernière version, sur plus de sept années,
durant lesquelles j'ai beaucoup appris, tant sur l'écriture
théâtrale (en voyant énormément
de pièces, en répondant à des commandes,
en collaborant avec dramaturges et chorégraphes)
que
sur moi-même et sur l'acte de création.
Les enfers ventriloques sont le résultat, aussi,
de ce travail constamment interrompu et repris, de cette
réécriture par couches successives et qui
va, pour moi, de révélations en révélations.
Ainsi par exemple, pendant des années, la Dramaturge
était un Dramaturge, et donc totalement déconnectée
de toute ressemblance avec son auteure
Mais je n'ai
trouvé le mouvement intérieur de la pièce
et sa véritable raison d'être qu'au moment
où j'ai féminisé la protagoniste pour
la mettre en confrontation avec tous ces auteurs du passé
qui sont des hommes; j'ai compris que "l'épreuve
centrale" qu'il lui fallait traverser était
d'une part la nécessité de s'assumer elle-même,
et donc de s'avouer comme femme en osant faire face à
ces figures de Pères impressionnantes (alors qu'elle
laissait croire qu'elle était un homme), et d'autre
part était l'exigence de s'émanciper de ce
qui la retenait du côté de la Mère,
de ce qui l'empêchait d'oser être ce qu'elle
est. A ce moment-là j'ai en effet utilisé
un élément de ma propre biographie (les circonstances
de ma naissance) qui m'a été révélé
tardivement par ma mère, il y a quelques années,
et qui m'est apparu comme très symbolique dans ce
contexte. Mais la Dramaturge n'est pas moi: je ne m'exprime
pas comme elle, n'ai jamais songé au suicide, et
n'ai jamais éprouvé non plus l'extrême
désabusement qui est le sien en ce qui concerne la
relation amoureuse. Je vois personnellement en elle tout
autant une figure de spectateur/spectatrice, de réceptrice,
qu'une incarnation du créateur: elle se situe entre
l'une et l'autre position, cherchant encore sa propre
voix. Et il ne faut pas oublier que l'auteur est partout
dans sa pièce, et que je mets souvent dans la bouche
de Bert (Brecht) ou de Shakespeare, voire d'Eschyle ou d'Antonin
(Artaud), devenus personnages des Enfers ventriloques,
autant de moi-même et de ma propre dialectique intérieure
que dans les répliques de ma protagoniste. Sans qu'on
puisse savoir exactement où. Créer, c'est
échapper à la limitation de l'existence réelle,
c'est pouvoir tout être et tout penser, en se transportant
d'un corps et d'une expérience à l'autre.
Dans cette pièce on assiste
à un double usage : d'un côté les citations
sont intégrées, parfois détournées
par une sorte de jeu de références pyrotechniques
qui amènent les auteurs et leurs oeuvres à
s'entremêler, s'entrechoquer (Don Juan parle avec
les sentences du marquis de Sade ; Ophélie se noie
pendant que retentissent les derniers mots désespérés
de Psychose 4.48 de Sarah Kane). D'autre part, à
la fin du très beau volume publié par les
éditions Comp'Act, vous affublez le texte d'une soixantaine
de notes qui éclaircissent pour le lecteur cette
multitude de références savantes. Quelle est
votre attitude par rapport au public de cette pièce,
notamment pour ce qui est des citations ? Imaginez-vous
un spectateur plutôt féru de théâtre
et prêt à la jubilation intellectuelle face
à tant de richesses (et à la belle profondeur
qui se dégage de ces télescopages) ?
Le lecteur est libre de se référer
ou non aux notes finales, qui sont là pour augmenter
sa lecture s'il le souhaite, et pour offrir - ou non - matière
à réflexion et à imagination aux futurs
metteurs en scène. Pour moi un texte littéraire
suppose nécessairement un certain nombre de "couches"
ou de strates de signification. Il revient au lecteur ou
au spectateur, suivant ce qu'il est et ce qu'il sait, et
suivant ce qu'il attend du théâtre, de multiplier
les niveaux de lecture, ou de se contenter d'être
pris par l'intrigue. J'espère qu'il y aura, dans
le futur public des Enfers ventriloques, autant des
uns que des autres, une approche purement élitiste
du théâtre ne m'intéressant pas plus
qu'une conception exclusivement "populaire" et
démagogique de l'art qui mépriserait ce que
vous appelez très bien la "jubilation intellectuelle".
Mais pour en revenir aux citations ou plutôt aux allusions
que vous mentionnez (il y a très peu de citations
véritables dans ma pièce, tout est réinventé),
je crois que c'est se leurrer d'imaginer qu'on puisse écrire
quoi que ce soit de valable exclusivement "à
partir de soi": la littérature est un palimpseste,
profondément et par essence. Même Rimbaud,
avant de tout jeter par-dessus bord pour revendiquer le
nouveau, connaissait par cur la littérature
latine, avait énormément lu d'ouvrages alchimiques
et n'ignorait ni la poésie qui le précédait
(de Villon à Baudelaire) ni celle des Parnassiens
de son temps, qu'il tourna en dérision! Les pièces
de Beckett sont bourrées de citations de la Bible,
de Shakespeare ou de Baudelaire, l'Ulysse de Joyce s'écrit
adossé à Homère, Dante écrit
à partir de Virgile dont il fait un personnage de
sa Divine Comédie, etc, etc. La seule différence
se situe au niveau de la référence, explicite
ou demeurée implicite (et destinée au lecteur
averti).
Les références savantes,
les citations, ne sont pas une nouveauté, dans vos
textes littéraires. Vous avez souvent eu recours
aux citations : vous avez, si l'on peut dire, toujours payé
vos dettes formelles et thématiques, en affichant
clairement vos références aux grands poètes
d'autrefois
Vous visez très juste en parlant
de "payer ses dettes". Je crois que j'ai longtemps
éprouvé ce besoin-là, peut-être
aussi pour m'opposer (plus ou moins consciemment) à
une certaine conception de la "littérature féminine"
qui ne favoriserait que le point de vue féminin,
justement, de manière plus ou moins militante. Chez
moi la problématique féminine intervient,
certes (entre autres), mais comme à mon insu, je
dirais qu'elle s'est imposée presque malgré
moi - dans les poèmes de Figures d'égarées,
d'abord, puis dans La seconde chute et enfin dans
cette pièce. Mais il y a aussi le travail du mythe
qui m'intéresse, sa déconstruction/reconstruction
littéraire. Et puis le théâtre a toujours
parlé (aussi) du théâtre. Ce qui fait
que la littérature se situe toujours au confluent
du réel, de l'expérience d'un sujet dans une
époque donnée, et de la littérature
elle-même. L'ignorer me paraît de la pure naïveté.
Seulement, à un moment donné, il faut peut-être
oser "lâcher la rampe" et évacuer
toutes les références - qui se retrouveront,
mais digérées, métamorphosées,
dans une écriture libérée de ce qui
la fonde. C'est le point que je suis peut-être en
train d'atteindre, et qui a à voir, je m'en rends
compte, avec une nécessaire émancipation par
rapport aux modèles mais aussi par rapport aux figures
parentales, au sens biographique et spirituel
A un
moment il faut s'engendrer soi-même sans plus en référer
à personne.
Justement : revenons à
l'étonnant changement de registre de cette pièce
par rapport à votre oeuvre précédente.
A plusieurs reprises, dans Les enfers ventriloques,
vous abordez le thème de la douleur originaire, de
la nécessité de lâcher prise (culturellement)
pour aller au plus profond d'une scène primitive.
Pouvons-nous nous attendre, dès cette pièce,
à un renouvellement général de votre
écriture, dans le sens d'un dévoilement plus
accentué de la douleur personnelle ?
Qui sait ?
La suite seule le
dira. Ou bien l'on ose toujours plus se rapprocher de son
propre centre, quand on écrit, ou bien l'on se répète
C'est pourquoi il m'importe à chaque nouveau livre
de faire autre chose, de trouver une nouvelle forme
pour la nouvelle chose à dire - quitte à prendre
quelques années pour franchir l'étape (y compris
intérieurement), chaque fois un peu plus difficilement.
J'ai en général évité l'écriture
trop directement autobiographique, je me méfie de
sa part narcissique, et je fais confiance à la fiction
ou au travail du matériau mythique - même en
poésie - pour se rejoindre soi-même
par
le détour; je suis aussi de plus en plus persuadée
qu'on écrit toujours à partir de soi, qu'on
le veuille ou non, dans la fiction comme dans l'autobiographie
et parfois, avant même de savoir qu'on parlait de
soi. Ce sont nos mots qui nous inventent, et c'est entre
autres ce que m'a définitivement révélé
l'écriture des Enfers ventriloques. Mais je
ne crois guère à ce dévoilement complaisant
du "misérable petit tas de secrets" (Beckett)
où l'on se persuade aujourd'hui que se tiendrait
le véritable "courage" littéraire.
L'important n'est pas le dévoilement de l'intimité
en soi, mais bien ce que l'on fait de son secret,
de sa douleur, ou de sa différence, pour s'en augmenter
et, au-delà, en augmenter les autres. L'important
n'est pas ce qu'on révèle, mais la forme et
le savoir nouveaux qu'on tire de ce travail d'arrachement
et de métamorphose. S'il y a une forme de courage
dans l'acte d'écrire, il ne saurait être que
là.
Dans son essai sur votre travail
théâtral (Pour un spectateur metteur en
scène), Anne Fournier met en valeur - avec votre
attitude extrêmement "politique" - le choix
d'un théâtre qui vit et se façonne dans
le rapport avec son public. Dans cette nouvelle pièce
on ressent très fortement la volonté d'interroger
son public, en proposant un débat d'idées
sur le rôle du théâtre dans la société.
Pourrions-nous rapprocher Les enfers ventriloques
à votre texte théorique A quoi sert le
théâtre ? (Zoé, 1998); s'agit-il
alors d'une sorte de "théorie en action"
?
Absolument
et je vous remercie
d'avoir si bien lu ! (Mais je m'amuse aussi de voir que
vous faites ici allusion au politique - pour immédiatement
le passer sous silence
Car enfin je ne crois pas que
ma pièce ne parle que du "rôle du théâtre
dans la société". La dimension du politique,
la question du pouvoir et de sa transmission, celle de la
responsabilité du créateur et de l'intellectuel,
etc., y sont aussi articulées pour elles-mêmes,
avec les moyens du théâtre.)
Parmi les références
moins affichées de votre pièce, il y a une
très séduisante proximité avec certains
thèmes de Pirandello (les personnages inachevés
qui traînent en quête d'une existence de papier),
de Pessoa ("avec nos personnages, nos âmes
se divisent et s'avouent par lambeaux"), d'Armand
Gatti (la vitalité inépuisable de la "corbeille
à papier"). Vivez-vous personnellement -
bien qu'avec cette énorme maîtrise culturelle
du théâtre - le harcèlement des personnages,
tout comme Pirandello, à l'écritoire duquel,
à ses dires, ils se présentaient constamment
? Comment vivez-vous la tension entre inspiration et décantation
culturelle (ce qui me semble à vrai dire l'un des
thèmes principaux de votre comédie) ?
Les références (non
explicites) que vous suggérez sont évidemment
tout à fait judicieuses. Le choc éprouvé
en voyant pour la première fois, adolescente, Les
six personnages en quête d'auteur de Pirandello
fut pour moi décisif (il le fut aussi pour Beckett).
Pessoa surtout, et dans une moindre mesure Armand Gatti,
que j'ai pu voir en répétition à Genève
il y a quelques années, sont pour moi deux figures
de référence, quoique dans des registres diamétralement
opposés. Quant au "harcèlement des personnages",
vous ne croyez pas si bien dire
Il me semble que c'est
une particularité de l'écriture théâtrale
- peut-être aussi, mais autrement, de l'écriture
romanesque - que cette vie autonome qui s'empare des personnages
et qui donne l'impression à l'auteur, à un
moment donné, d'être mené par eux, et
même, qu'ils en savent plus que lui-même sur
ce qui se tramait dans son texte
Par exemple, le personnage
de Don Juan (qui incarnera dans ma pièce une figure,
aussi fascinante que dangereuse, voire fascisante, de la
force brute du Désir, ou du "Ça"
étranger à toute sublimation, pour user d'un
terme psychanalytique) ne devait représenter au départ
qu'un Personnage des enfers parmi d'autres ; et peu à
peu, et de plus en plus, il a "pris le pouvoir",
s'imposant sans que je l'aie prévu au départ
comme l'antithèse (et finalement l'adversaire) d'Hamlet,
qui lui n'est que conscience aiguë, mais paralysée
par le Surmoi et l'Idéal
Ne restait qu'à
imaginer leur duel - et à les laisser faire, tout
en conduisant malgré tout le jeu des répliques,
sous les yeux de la Dramaturge spectatrice de leur combat.
De même, le personnage de l'Ombre maternelle, apparu
très tard dans la pièce, va finalement la
traverser de bout en bout, et permettre à l'intrigue
de se dénouer. Or c'est le seul personnage non "
culturel " croisé dans les enfers par la Dramaturge
Les enfers ventriloques
nous présentent donc le personnage d'une Dramaturge
qui descend aux enfers de la création, dans un voyage
initiatique vers la "Grande Matrice de l'illusion",
qui prend la forme d'une série de matches dialectiques
avec les grands auteurs du passé et leur vision de
la création et du théâtre. Elle y côtoie
principalement Shakespeare, Brecht, Antonin Artaud, Eschyle
Vous oubliez Sarah Kane! Qui
est un peu son double, ayant exactement le même âge
qu'elle.
La dramaturge cache, au premier
abord, son identité féminine (face à
un Shakespeare plutôt misogyne), mais le thème
de la féminité est bien présent, avec
une sorte de continuité entre la création
artistique et la maternité physiologique. On ressent,
pourtant, une sorte d'ambiguïté douloureuse
dans cette dialectique entre le maternel et la "matrice
créative" (surtout quand l'Ombre Maternelle
reproche à la Dramaturge une "lucidité
monstrueuse. Ta dureté. Oui. Et que tu n'aies jamais
rien fait comme les autres... Que tu ne te maries pas. Que
tu n'aies pas d'enfant"). Vous semblez nous livrer
là des obsessions et des thèmes extrêmement
intimes...
Shakespeare est misogyne
du
moins en apparence ! Car du moment qu'il comprend tout de
suite que la Dramaturge est une femme alors qu'elle se fait
passer pour un homme, on ne peut jamais savoir s'il dit
ce qu'il pense vraiment (et qui ressemble à ce qu'on
pensait à son époque) ou s'il ne cherche qu'à
provoquer la Dramaturge à se dévoiler - par
exemple lorsqu'il refuse aux femmes le droit ou la capacité
à engendrer par l'esprit et l'imagination, à
l'égal des hommes. C'est une ambiguïté
du personnage à laquelle je tiens, et qui laisse
chaque interprète du rôle libre de faire ses
choix. Mais tout au long de la pièce, Shakespeare
en réalité aide la Dramaturge à avancer.
Par ailleurs, je crois que cette question du choix (ou du
non-choix) entre créer et enfanter, entre vocation
artistique (ou spirituelle) absolue, et vie "conforme
à la norme", n'est pas une "obsession intime"
(elle n'aurait en ce cas aucun intérêt pour
autrui) mais bien une question qui hante, depuis toujours,
tous ceux qui se sentent porteurs d'une exigence qui les
dépasse
Aut liberi aut libri (soit des
enfants, soit des livres), le dilemme (auquel je ne me rallie
pas forcément, car tout est aussi question de hasard,
ou de destin) a été formulé depuis
des siècles ! Et à partir du moment où
ce sont des femmes qui prétendent suivre une vocation
impérieuse, le dilemme se pose de manière
plus aiguë encore, même si la maternité
(du moins dans des classes privilégiées) a
très bien pu aller de pair avec une création
littéraire ou artistique d'envergure (voir Nathalie
Sarraute, par exemple; mais en face il y a Camille Claudel,
Virginia Woolf, Sarah Kane, etc.). Et puis enfanter pose
aussi toujours la question du rapport à la mort,
et cest cette articulation vie-mort qui est centrale
dans la pièce. - On peut très bien imaginer
que, au-delà de son rêve initiatique, qui lui
fait en quelque sorte traverser la mort pour (re)naître,
la Dramaturge (qui est encore une très jeune femme,
et dont on pourrait dire qu'elle ressemble par certains
côtés à Antigone, qui lui apparaît
au milieu de la pièce comme un avertissement terrible)
non seulement retrouve l'inspiration, mais aussi devienne
mère. Le problème, c'est qu'il est impossible
de tout être et de tout réussir
Nos choix
nous engagent, envers les êtres comme envers nous-même,
et ensuite on ne peut plus reculer.
La pièce se termine sur
l'ouverture de la Grande Matrice de l'illusion, qui semble
ne révéler rien d'autre qu'un chaos originaire,
une force brute que vous commentez par une citation de Peter
W. Atkins ("Le ressort de toute création
est une dispersion, et toute action est une conséquence
plus ou moins lointaine de la tendance naturelle à
la désorganisation"). On voit bien que,
face à cette puissance, le rôle de l'écrivain
serait de faire face à l'informe primitif (peut-être
pour essayer une "Trockenlegung der Zuidersee",
dirait Freud) : vous vous placez donc, en fin de pièce,
plutôt du côté d'Artaud que de celui
de Brecht. Et pourtant : toute la pièce, on l'a dit,
est bâtie sur le foisonnement des citations, sur la
confrontation entre les traditions théâtrales
du passé et sourtout le rôle socio-politique
du théâtre. Y a-t-il un équilibre à
chercher entre la descente aux enfers personnels (et métaphysiques)
et la réappropriation de ces "enfers de l'écriture"
où tant de voix se sont déposées ?
Dans «ventriloques »
il y a «ventre». Le théâtre est
un ventre qui parle, proférant les paroles des morts
mêlées à celles des vivants. La Grande
Matrice que découvre la Dramaturge à la fin
de sa quête (comme le Pantagruel de Rabelais découvre
la Dive Bouteille) est donc le « ventre » des
enfers du théâtre. Cest la grande mécanique
théâtrale (dabord dissimulée aux
regards par un « rideau rouge ») ! Cest
aussi une autre « Mère », celle de limagination
créatrice. Et cest le lieu du Souffle, qui
dans la Bible est une manifestation du Dieu créateur,
ou de linvisible
Toutes les lectures sont possibles.
Cette Grande Matrice dont Shakespeare seul peut ouvrir
la porte, tel une sorte de grand prêtre contient
aussi en son cur le masque de Dionysos, le dieu du
théâtre, qui est en même temps le dieu
(mortel) de la renaissance perpétuelle de lénergie
vitale. On limagine, libérer le contenu de
la Grande Matrice est donc dangereux, et facteur de désordre
ou de chaos. Mais chaque invention du nouveau suppose, symboliquement,
le passage par le chaos (cette réserve de forces
originelles que tous les récits de création
situent au commencement) et suppose le risque de la mort,
indissociable de la chance de renaître
On ne
crée rien sans prise de risques, sans perte des repères
momentanée voire sans « descendre en
enfer » et affronter ce quArtaud nommait «
la cruauté ». Le travail de création
(dans le cas présent, lécriture et linvention
dune forme théâtrale) est précisément
lun des moyens de transformer cette violence originelle,
cette énergie brute qui est celle du vivant, pour
lui donner un sens humain.
Propos recueillis par Pierre Lepori
© Le Cultur@ctif Suisse,
avril 2005
Page créée le: 06.04.05
Dernière mise à jour le: 07.04.05
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