Anne Rivier
Malley-sur-Mer, Editions de l'Aire, 2004

Anne Rivier/ Malley-sur-Mer

Malley-sur-mer et autres chroniques regroupe un important choix de chroniques publiées dans Domaine Public, entre 1997 et 2004.

Brins de vie, expérience s de tous les jours, actu alité, interrogations d'une société toujours changeante, écart entre les générations, hommages aux aïeux, le lecteur découvre, à travers ces chroniques aux sujets divers, un regard tantôt ironique, tantôt attendri, tantôt désespéré sur notre monde.
Si l'état d'âme de la romancière est parfois mélancolique, la plume est toujours alerte et captivante. Dans cette suite de tableaux contrastés, le lecteur trouve un éclairage cru sur notre société en perpétuelle transformation.

Anne Rivier est née à Bienne en 1947. Elle a fait ses études à Neuchâtel et vit actuellement à Lausanne. Elle a passé quatre années de sa vie en Iran et, de cette expérience, en a tiré un roman : Bleu de Perse, publié avec succès en 2003.

 

Quatre questions à Anne Rivier (par Brigitte Steudler)

Anne Rivier réunies sous le titre de Malley-sur-mer vous venez de publier un ensemble de chroniques parues de 1997à 2004 dans l'hebdomadaire Domaine public. Pour commencer pouvez-vous très simplement nous expliquer les critères qui vous ont fait retenir une chronique plutôt qu'une autre ?

Le choix a été vite fait. Sur une centaine, j'en ai éliminé près de la moitié, car elles étaient moins littéraires, et un peu datées aussi. Ou alors elles traitaient de deux ou trois sujets à la fois, ce qui est fâcheux.
Pour la chroniqueuse totalement libre que je suis à Domaine public, l'angoisse permanente c'est de trouver un sujet ! A les retravailler, il m'est apparu que les meilleures chroniques étaient celles où le sujet s'est imposé d'emblée.
Ce sont donc celles-là que j'ai retenues, puis agencées en une suite rythmique et saisonnière variée, dans l'espoir de maintenir l'intérêt du lecteur. A mon avis, si c'est faisable, un recueil de chroniques doit tendre à constituer un tout cohérent, pour devenir un " vrai " livre.

Dans plusieurs de vos chroniques, grâce à un ton délibérément léger, vous mettez en évidence des problèmes du quotidien ainsi que plusieurs faits de société. Si, tout à coup, il vous était possible de choisir un thème en particulier et que vous puissiez ouvertement vous insurger comme le font par ailleurs vos collègues de rédaction, lequel privilègeriez-vous ?
En effet, sauf à quelques exceptions près, on ressent beaucoup de réflexions en arrière-plan mais que vous vous retenez presque à votre insu de développer et d'argumenter, préférant le non-dit et cultivant le deuxième degré comme un choix, une position délibérée.

Une chronique n'est pas un éditorial camouflé. Vous semblez penser que la chronique devrait être le lieu privilégié de l'engagement, engagement social, voire partisan. Rien ne m'est plus étranger, dans cet exercice ! Moi j'observe, je décris, je ne démontre pas, je n'ai pas à démontrer. Le lien avec Domaine public existe pourtant bel et bien, mais il est de nature complémentaire.
Les articles, prises de position argumentées, les nombreux dossiers suivis, qu'ils soient analytiques ou de proposition, sont la véritable matière de ce journal d'opinion, matière fondée sur le savoir, la sagacité, l'expérience politique et intellectuelle du cercle des rédacteurs.
Mon rôle n'est pas de faire un lien direct, forcément complaisant, voire artificiel, entre le reflet de nos institutions ou des forces économiques à l'œuvre, telles que décrites et décortiquées dans Domaine Public, avec leur impact éventuel sur nos existences personnelles. Ce côté " psychologique ", même porté par de louables intentions, c'est un écueil que j'essaie d'éviter.
Ce qui m'intéresse, moi, c'est le regard, le ressenti des gens dans les moments de leur vie où leur liberté est mise en question, où leur valeur propre s'oppose à quelque chose qui les dépasse.
Le thème qui me parle toujours et m'a toujours parlé, c'est celui de l'homme " moyen ", l'être du milieu, ni héros ni veule, confronté au système. Le chômage, l'exclusion des jeunes, celles des vieux, des plus faibles, des sans voix. Et là, le non-dit, le deuxième degré comme vous dites, m'est nécessaire pour aborder ces situations. Le texte y gagne son contenu et sa forme, ceci d'une façon plus sereine. L'émotion brute, la révolte non maîtrisée et vertement exprimée, pire la moralisation délibérée, ne sont pas de bons conseillers littéraires. Auprès d'un lecteur avisé, gageons que l'évoqué a plus de force que l'asséné.
J'ose espérer également que la succession de ces textes n'offre pas un trop-plein d'ironie, j'y ai été certes attentive lors de mon choix, mais c'est le lecteur qui lit et revit mes textes, à la fin, bien sûr.

Enfin, en étroite relation avec votre précédent et premier roman Bleu de Perse, vous avez choisi de publier plusieurs chroniques ayant un lien avec l'Iran, pays dans lequel vous avez vécu des moments intenses et particulièrement bouleversants que nous lisons en ressentant une émotion extrême dans " Lettre à mon fils ". Sur ce même mode épistolaire, dans une plus longue chronique, vous vous adressez à votre " Chère Nahid " cette jeune femme connue jadis, vous adoptez tout à coup un ton beaucoup plus incisif, vous exprimant presque avec une certaine virulence, comme si vous laissiez soudainement vos pensées prendre position sur les conditions de vie de cette amie modifiées sous le coup des changements politiques et sociaux successifs ayant traversés l'Iran ces vingt-cinq dernière années.
Comment expliquez-vous ce changement indéniable dans le ton et la nature des propos que vous exprimez soudainement si ouvertement ?

L'Iran est le monde " oriental " dans lequel j'ai personnellement pris connaissance (et conscience) de l'Autre. Mais d'une manière générale, quand je me réfère à cet Autre, le local et le particulier doivent prédominer sur les grandes théories, fussent-elles généreuses. Et l'Ailleurs (les amis iraniens, l'oncle palestinien) doit pouvoir correspondre au monde d'ici (ma ville, le Jura, la maison de famille au bord du lac, l'enfance). C'est dans ces allers-retours que je me sens à l'aise. Et dans la forme courte d'une chronique, encore une fois, seule la distanciation permet l'émotion que je veux faire partager.
Au demeurant, les quelques chroniques iraniennes contenues dans " Malley-sur-Mer " sont comme issues de la face autobiographique de mon premier roman " Bleu de Perse ". Elles sont plus passionnelles, en effet. Pourquoi ? Les souvenirs qu'elles réveillent ne sont pas des bluettes, je vous assure.
En revanche, les personnages du roman existent par eux-mêmes, ils commandent, ils s'imposent à moi, et c'est mon propre moi qui doit alors s'exiler. Si je réussis dans ce travail d'écriture romanesque, c'est leur destin qui prime, leur monologue intérieur qui explique quelque chose dans leur être (et du notre) par des aspects qui nous échapperaient autrement. Ce sont des nous-mêmes possibles, ces personnages, ça nous permet de les voir jouer et évoluer dans le théâtre du Roman.
Le reste, c'est-à-dire la vie, c'est-à-dire le côté " autobiographique " qui peut éventuellement transparaître, c'est du désordonné, du pulsionnel, du personnel, trop personnel, et là, c'est juste, certains thèmes me gouvernent et me tiennent par le cœur.
La situation de la femme dans les pays du tiers monde, par exemple, son statut d'assistée dans la plupart des pays islamiques… La femme serait l'avenir de l'homme ? Malheureusement, l'avenir c'est long et incertain, surtout dans ces pays-là. En attendant, je ne peux que pleurer avec la majorité d'entre elles, toujours exploitées, toujours perdantes, et cela sous tous les régimes.

Enfin, avez-vous reçu des témoignages de ressortissants iraniens suite à la publication de votre premier roman, et d'autres se sont-ils manifestés en lisant en particulier cette lettre ?

Des témoignages positifs qui m'ont fait plaisir, oui. Et rassurée surtout. Venus notamment de personnes qui ont vécu en Iran (dont une qui a bien connu, sous un pseudonyme, la Nahid dont il est question). Ou d'Iraniens qui se rendent encore régulièrement dans leur pays aujourd'hui, et qui ont estimé que je n'avais ni enjolivé mes souvenirs, ni faussé ou dévoyé les portraits et les mœurs de leurs compatriotes.
En ce qui concerne ma " Chère Nahid ", je précise que n'ayant pas eu de nouvelles d'elle depuis 1972 (analphabète, elle peinait à signer son nom) j'ai purement et simplement imaginé la suite de son parcours. L'élection de Mohammed Khatami en mai 1997, les espérances qu'elle a suscitées ont été le déclencheur de cette longue chronique. Les références de l'histoire immédiate m'ont servi de carcan.
L'amitié vivace, la gratitude que je garde pour cette " sœur " qui m'a presque tout appris de l'Iran profond, les multiples bonheurs que nous avons vécus ensemble m'ont dicté cet hommage tardif, hommage dont elle ne saura hélas jamais rien.
Et quand je relis ce récit, je réalise que la mémoire des jours heureux est encore plus impérieuse que celle des jours funestes. Ceci pour répondre aux lecteurs qui relèvent la présence récurrente de la souffrance, de la mort et du deuil dans le chois des textes de " Malley-sur-Mer ".

Propos recueillis par Brigitte Steudler
© Le Cultur@ctif Suisse, avril 2005

 

Avant-propos

Il y a longtemps qu'on lit Domaine Public ; c'est un journal bien : pas de publicité (génial !), pas de couleurs (le monde est parfois plus beau en noir et blanc). D'accord. Mais aussi, ce qu'il peut être … austère ! Rien que des sujets sérieux, des paquets compacts qui remplissent les pages à ras bord, comme ces dessins des artistes de l'Art Brut, qui ne laissent rien perdre des marges. Bref, des pages aussi pleines que la tête de Montaigne. On parcourt, on tourne les feuillets, on soupire, on pose, on reprend, talonnée par le besoin de bien lire, de s'informer vraiment (parce que la presse quotidienne romande, bof !), de ne pas mourir idiote… Puis un jour, un beau jour, à la der, sur quoi est-ce qu'on tombe ? "Chronique d'Anne Rivier". Qui c'est, celle-là ? Pour avoir collaboré autrefois au journal, seule de son sexe, on se sent un peu jalouse. On commence à lire, l'œil froncé, la moue d'avance dédaigneuse, prête à dégainer la critique bien affûtée, l'analyse assassine.

Et on découvre… un ovni dans le ciel de l'information pure et dure. Une main qui se pose sur votre épaule, se glisse sous votre bras, un regard, aigu et tendre, une voix, une voix surtout, que l'on n'oublie pas. On entre alors dans le pays d'Anne comme dans celui des merveilles, un pays où l'on rit des travers contemporains, où l'on enrage de la misère, où l'on pleure les désastres du monde. Un pays où l'on approche des gens, famille, amis, femmes et hommes nos voisins, nos frères, si souvent ennemis, réconciliés ici grâce au talent d'une conteuse à la verve bondissante. Avec Anne Rivier, on peut rêver que le ridicule tue, on peut s'indigner sans frein des impostures, s'attendrir sur l'autre, sur ceux qui partagent notre vie ; ces chroniques réveillent en nous notre potentiel d'indignation et de tendresse, l'indignation, cette vertu qui nous empêche de vieillir trop vite, la tendresse, ce cadeau des anges.

En lisant ces Chroniques, on ressent constamment le plaisir de la découverte, de l'autre et du même. L'identification fonctionne parfaitement : "C'est ça, c'est tout à fait ça !" Plaisir aussi du partage de cette reconnaissance : "Il faut absolument que je fasse lire ça à Jules, ou Jim, ou l'ami Pierre, ou ma sœur Hélène !" Mais encore découverte de l'autre, plaisir plus grave, plus respectueux et circonspect. L'évocation de l'altérité en impose, elle induit une réflexion sur la différence, elle met en mouvement notre capacité de compréhension, de compassion, peut-être de rejet. Grâce à l'humour cependant, rien ici qui ressemble à de la morale, tout demeure délectable dans cette mosaïque de récits où l'on est libre de mordre selon son goût ou ses envies.

En vraie poète, Anne Rivier transforme notre quotidien. Le pont du Galicien, sous lequel, dans nos moments de déprime, nous nous donnions rendez-vous pour un week-end d'horreur, enjambe soudain un bras de mer, Malley, ce triste quartier gris, se métamorphose, on y va en thalasso, ma chère ! Un groupe d'amis en vacances, tribu turbulente de farouches individualistes, parvient miraculeusement à fonctionner, toutes les tâches étant assumées à tour de rôle, harmonieusement, comme en des temps d'avant le déluge. Un EMS, comme touché par une baguette magique, abrite une tante à l'œil clair malgré ses nonante ans. Mais attention ! Pas d'angélisme ! Le regard est pointu, voire impitoyable, et la vieillesse atroce est là, bien réelle, notre avenir à tous. Sur ce thème douloureux, en donnant la parole aux aînés, la tante nonagénaire, la mère octogénaire, en renversant somme toute la perspective, Anne Rivier parvient à conserver une distance tout en favorisant l'éclosion de la tendresse. Dans cet échange des rôles, les choses peuvent être dites, avec humour, réserve et émotion. C'est aussi une tentative, pour la narratrice, d'apprivoiser l'approche de la mort. Le même renversement des rôles est à l'œuvre dans "Terre d'Orient", où la conteuse prête sa voix à un vieux Libanais qui revient d'entre les morts pour dire l'exil que fut sa vie, et dans "Complainte de la boîte à bébé", où l'enfant lui-même dit l'exclusion et la déréliction qui président à sa venue au monde.

Derrière tous ces textes, on sent une personne, avec ses goûts, ses dégoûts, ses opinions, ses points de vue, ses émotions, ses faiblesses, qui nous parle un langage clair, sans faux-fuyants. Une voix, comme je l'ai déjà dit, particulièrement à l'aise dans l'évocation des groupes humains, qui met en scène avec bonheur et un naturel époustouflant les grandes familles, la nombreuse parentèle, les maisons pleines de bruits, de cris, de rires, d'engueulades suivies de réconciliations, de brouilles tenaces parfois. Car tout le monde il est pas toujours gentil. Je pense en particulier à la condition féminine, thème important pour Anne Rivier, où sa solidarité joue à plein, comme dans "Chère Nahid", texte nourri de son expérience de l'Orient.

Je m'en voudrais de ne pas mentionner encore le talent de la narratrice à camper des portraits (Madame Loosli est un modèle du genre !) et à brosser un paysage ("Borderline"). Enfin, innombrables sont les trouvailles, comparaisons drolatiques et bonheurs d'écriture, qui émaillent ces mini-tranches de vie et les rendent si savoureuses à déguster. Je n'en donne qu'un exemple, pour rester dans le ton de la gourmandise. La narratrice est chez ses grands-parents et s'apprête à se mettre à table :"Dans mon assiette, la traditionnelle purée creusée de lacs caramel, la saveur laiteuse relevée des sucs concis du rôti. Au dessert, des fraises sous leur couette vanille, des charlottes cannelées ou des pommes au four, leur œil borgne piqué de raisins de Corinthe, leur peau cisaillée de cicatrices de cristal." Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais les "sucs concis du rôti", ça me comble : c'est aussi beau que du Colette !

Catherine Dubuis

 

Revue de presse

Les chroniques d'Anne Rivier tombent dans le "Domaine public"

[...]
Ses chroniques sont plus elliptiques. Elles dessinent sur le motif des "choses vues", des scènes de la vie quotidienne derrière lesquelles l'auteur sait déceler la charge symbolique, le non-dit et les faire apparaître au détour d'une phrase.

[...]
Le regard se porte aussi et surtout sur le monde alentour riche de motifs d'étonnement: les pièces de l'administration, les disputes familiales à propos de la politique, les angoisses d'un couple avant le visite de leur fille, écologiste intégriste (une des plus drôles). Dans l'art difficile du tableau de genre, léger et révélateur, Anne Rivier excelle.

Malley-sur-Mer, d'Anne Rivier, L'Aire, 190 p.

Isabelle Rüf
Le Temps
http://www.letemps.ch
03.01.05