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Sylviane Dupuis
Poème de la méthode, Lausanne, Empreintes, 2012.

4ème - Entretien avec Sylviane Dupuis (par Françoise Delorme)

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  Sylviane Dupuis / Poème de la méthode


Sylviane Dupuis / Poème de la méthode ainsi
du poème :
ses mots, un volet clos
dans les interstices duquel passe
– invisiblement –
l'ouvert

(extrait de Poème de la méthode, p. 74)

 

  Entretien avec Sylviane Dupuis (par Françoise Delorme)

Sous une couverture énigmatique et forte de Claire Nicole (corps en cendres, larmes grises, effacement et apparition de la lumière, à la fois mobile et obscure, trace opiniâtre et infime d'une sorte d'histoire), Poème de la méthode de Sylviane Dupuis rassemble l'arborescence d'un cheminement qui entrelace histoire collective et vie individuelle, interrogation sur la poésie et propositions fragiles en quatre courts chapitres, Tabula rasa, Viatiques (Poème de la frontière et Poème du commencement, mise en mots de deux deuils cruciaux, la mort du père et celle de la mère), Poème de la méthode, Lucioles. D'un passage éprouvant devant une fosse commune en Roumanie, de Birkenau aux images fixées dans la mémoire, telle celle d'une enfant en feu courant vers un horizon qui n'existe plus, le « chemin » (le mot « méthode » vient de « methodos » qui veut dire recherche d'une voie, d'un chemin, en grec) traverse un passé récent obsédant et un présent qui ne s'en éloigne pas toujours. Il ne peut plus être un chant, quoiqu'il en jaillisse parfois des éclats mélodieux, il se ressource, d'étonnante manière, en un deuil personnel qui assume la mort « naturelle » dans une douleur partageable, et il s'affirme en cherchant à trouver les mots les plus justes, si rares, ainsi qu'en écoutant l'expérience d'autres artistes, peintres et musiciens, pour reconduire tout un jeu de résonances qui parviennent à lever une frêle lumière du noir le plus profond, une lumière finalement assez sûre d'elle-même en dépit du doute qui la sous-tend (ou grâce à ce doute fécond). Et surtout : il prend racine dans un amour humain où chacun tire l'autre pour avancer, pour naître. Ce livre, aux mots si longuement pesés, brûle et éclaire un instant le présent difficile, y donnant accès d'une touche légère et éphémère. Avec Les rideaux orange, un beau livre du jeune poète Laurent Cennamo (éditions Samizdat), Poème de la méthode vient de recevoir le prix Pittard de l’Andelyn (Genève). Manière de célébrer la poésie, sa vie dans le monde littéraire aujourd'hui, sa nécessité dans le monde tout court. (fd)

FRANÇOISE DELORME: Poème de la méthode. J'entends inévitablement Discours de la méthode. Poème contre discours? Est-ce si simple? N'est-ce pas plutôt une oeuvre poétique à la fois avec et contre Descartes? Pourquoi? Quelles questions le Poème ouvre-t-il sur la science comme chemin aujourd'hui et sur le poème comme proposition réflexive, comme approche du monde, comme invention du monde?

SYLVIANE DUPUIS: Effectivement, le titre du recueil indique que le livre se construit à la fois avec et contre Descartes. (Il renvoie aussi en filigrane, peut-être, au « Nous t'affirmons, méthode ! » de Rimbaud dans « Matinée d'ivresse », un poème des Illuminations.)
Avec Descartes : car si la « méthode » du poème n'a rien à voir avec la mathématique ou la logique rationnelle, elle est pourtant une forme de « pensée » et a ceci en commun avec la « méthode » de Descartes qu'il s'agit de part et d'autre de la recherche d'une voie, d'un chemin qui prend origine dans une perte de repères, dans la « tabula rasa », mais aussi dans une conscience qui essaie de se situer. Chemin que chacun doit tenter de (re)construire par et pour lui-même à partir de l’ignorance ou de l'égarement. Tout ce qui n'est pas pensé insiste et se répète. Tout ce qui n'est pas pensé aussi loin que possible ne peut pas être dépassé. La pensée contemporaine et la poésie, chacune selon sa « méthode » propre, et différemment, doivent penser le présent, le réfléchir et le nommer pour produire la possibilité du futur. Il n' y a pas que la mémoire qui importe, il y a aussi l'ouverture au futur. Ce sont, je l'espère, les deux pôles entre lesquels est tendu l'arc du recueil.
Contre Descartes : je pourrais dire que le monde de Descartes est derrière nous, de même que le socle inébranlable du « Cogito », Dieu, qui pour le philosophe fondait en certitude la Raison et le Vrai. Entre Descartes et nous il y a le XVIIIème siècle, il y a Nietzsche, il y a la relativité et l’invention de la psychanalyse, et il y a Beckett, qui liquide la catégorie stable du sujet humaniste et dont l'Innommable est une réponse à Descartes, justement. Retrouver le monde d'avant est impossible sinon au prix de « l'oubli de ce qu’on sait », de la fuite et du mensonge. Notre conscience a changé. Je repars du « Où maintenant, qui maintenant? » de Beckett. Et pour aller ailleurs, nécessairement. Peut-être est-il précisément du devoir de la poésie de sauver le monde de ce regard de la ruine – mais sans nier la ruine. En la traversant.

Depuis les premiers poèmes édités jusqu'à ce livre, l'expérience du passage, du gué, lancer une pierre pour aller « d'un lieu [à] l'autre » (si je reprends un titre d'un de vos livres) et pour rapprocher des rives, se perpétue à travers des images rémanentes, des questions obsédantes que vous creusez et creusez encore. Quel est le mouvement de cette quête?

Oui, il existe des mots-clés dans mes poèmes, c'est-à-dire des mots qui, l’un avec l'autre, l'un contre l'autre, ou de l'un à l'autre, configurent une structure mouvante et indécidable, un peu comme un mobile de Calder, des mots qui se font souvent écho à l’intérieur du recueil, voire même d’un livre à l’autre…
Ces mots pointent souvent des gestes, comme traverser et creuser (deux verbes autour desquels se cristallise tout l'effort de ma poésie), des gestes pour ouvrir une langue autre, donner une chance aux métamorphoses, faire le deuil « même de cela », c'est-à-dire de la longue série de guerres contre l'humain dont le XXème siècle a été si riche (même s’il n'est pas le seul) et de cette haine capable de penser la « solution finale »... qui manqua de peu d’aboutir. Comment la déconstruire, la mettre à nu, la mettre à mal ? Quelle poésie, pour nommer le présent ? Quel Je pour répondre encore de l’humain ? Quel chemin trouver dans la langue pour traverser l 'époque, le deuil de l'humanisme, le noir absolu – et en sortir ? Et retrouver la joie, la ferveur, la pleine (mais engourdie) capacité d'aimer ? Pour inventer le monde à nouveau, mais autrement que la science qui travaille sur la matière, sur le concret mesurable, alors que la langue travaille sur le symbolique, avec l'imaginaire, ce qu'on a tendance à oublier. Tuer ou amoindrir la dimension d'imaginaire en l'homme, de désir et de rêve, c'est lui ôter sa liberté intérieure – et peut-être sa seule liberté. Mais parallèlement, je dirais que la science et l'imagination symbolique sont toutes deux travaillées à la fois par le désir de connaître et par un désir d'autre chose, par une aspiration à plus que ce qui est, puissamment humaine, sans doute notre plus belle et plus dangereuse folie.
Le mouvement de cette quête (de cette « méthode ») est aussi un mouvement vers l'autre. Comment créer un « nous » qui ne soit pas la relance d'un enfermement meurtrier, d'une nouvelle entreprise de destruction ? La question de l'autre irrigue toute ma recherche poétique : comment (re)construire l'humain, et finalement : qu'est-ce que l'humain? Est-ce que c'est un donné, ou seulement une construction, n'est-ce pas aussi le travail en nous d'une culture et d’une expérience historique, sa digestion et sa réélaboration ?
Au début, en écrivant mes premiers recueils qui étaient déjà habités par les mêmes mots, les mêmes hantises, j’avais l’impression de chercher quelque chose qui ne manquait à personne, dans une grande solitude. Or, on n'écrit jamais seul, mais dans son temps, avec la voix d'une époque. Il n'y a pas d'oeuvre hors du temps, hors de son temps. Peu à peu (depuis Géométrie de l’illimité, déjà), les poèmes, sans changer vraiment de teneur, sont entrés plus consciemment dans l'élan d'une époque, de son histoire, comme du présent en train de se faire. Il s'agit, en étant à l'écoute, en écrivant, de faire réponse au siècle.

D'où l'apparition progressive au cours des recueils d'une chronologie affichée, d'une abondance de noms de lieux, mais aussi de peintres et de musiciens dont l'oeuvre est interrogée avec insistance dans les poèmes plus récents? Et finalement apparition de l’Histoire (à laquelle s’adosse le dernier recueil) ?

Oui, sans doute, les poèmes, sans être infidèles à une certaine forme d'abstraction qui est là dès le départ, se sont convertis au réel historique, au présent ; ils se sont éloignés des références mythologiques, du moins en apparence. Ici, dates et lieux importent pour situer le poème, le poète et le lecteur.
Quant aux peintres, leur présence est récurrente, mais il s'agit surtout de certains peintres du XXème siècle comme Rothko, Music, Soulages – qui prend ici beaucoup d’importance à cause de son travail sur la lumière du noir. Faire l'épreuve de leurs oeuvres participe du geste d'appropriation du présent et des représentations qu'ont su en faire certains artistes dans des oeuvres éminemment singulières (qui font aussi partie de ce présent, et du réel). J'avance sur des « pointes de reconnaissances ». En m'annexant l'expérience qui est dans un tableau, en « mangeant » cette oeuvre, pour ainsi dire, je traverse ce tableau qui est de la condensation d’expérience et j'en sors changée. Encore un passage. S'il existe une forme d’absolu, elle est là : de même qu'il arrive que l'on trouve des rapports justes entre des mots, entre des consciences, il arrive aussi que des rapprochements intenses aient lieu entre deux réalités : instants parfaits, très brefs, d’absolu touché.

Je me suis demandé si, peut-être, le surgissement du réel le plus douloureux et le plus violent : dates, lieux, supplices, pouvait permettre la création de nouveaux mythes interrogeables, c'est-à-dire la proposition de nouvelles configurations d'éléments à l'intérieur desquelles il serait possible de poser de nouvelles questions pour éclairer le monde?

Non, je ne tiens pas trop à créer des mythes, le mot pourrait être mal compris et nous enfermer à nouveau, ou opacifier le chemin. Il s'agit plutôt de trouver le courage de ne pas faire l'économie d'une forme de dépression, de désespoir momentané, pour traverser les ruines, pour cheminer à travers le noir en quête de « lucioles » – mais aussi de trouver une parole qui témoigne du fait que quelque chose pourrait (re)naître des besoins du coeur, (re)fonder l'humain.

D'où le peu de référents « naturels » dans votre poésie; à part quelques oiseaux dont le vol strie le ciel abstrait de vos poèmes ou quelques amandes bleues dont l'oeil nous interroge, ceux-ci se sont raréfiés au cours de votre oeuvre au contraire des référents historiques et esthétiques.

Oui, je l’avoue, j’aime infiniment la nature, mais en poésie ce qui m'intéresse est d’abord l'humain. Ce que peut la parole humaine. La sobriété atteinte par les poèmes, leur « ascétisme », voudrait parvenir à nommer quelque chose d’élémentaire, comme le « noyau » de la douleur, ou de l’expérience, ou du désir… Dans le même temps, ma poésie se dresse contre cette autre espèce d'abstraction qui signifie l’annulation des contradictions. Tout ce qui est vivant est contradictoire ou paradoxal : vouloir le réduire à l’un est toujours dangereux (voire totalitaire). Il faut laisser vibrer le contradictoire au sein du poème – comme dans le réel.
Le poème ne peut faire confiance qu'à la langue, il ne peut qu’essayer de traverser la mise à mal de la langue et du sujet, la désintégration des images et des mythes, la perte du sens, et essayer de passer.

Propos recueillis par Françoise Delorme

 

Page créée le: 30.04.12
Dernière mise à jour le: 30.04.12

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