Marius Daniel Popescu a l’art de saisir le lecteur d’entrée de récit. Dans la mémorable scène d’ouverture de La symphonie du loup (2007), on apprenait la mort accidentelle du père du narrateur. Dans Les couleurs de l’hirondelle, c’est sa mère qui s’en est allé, et on le retrouve à la morgue où il doit « prendre sa morte ». Ce moment émotionnellement intense pour le fils l’est aussi pour le lecteur, mis face à ce cadavre gisant avec pour oreiller une brique.
Ainsi, après avoir écrit du côté du père, l’écrivain se tient-il du côté de la mère dans ce deuxième roman fortement autobiographique. Marius Daniel Popescu a quitté sa Roumanie natale à vingt-sept ans pour la Suisse, c’était en 1990. S’il gagne depuis sa vie en tant que chauffeur de bus à Lausanne, le narrateur de ses récits (et alter ego de fiction) est colleur d’affiches. Les deux livres se déroulent entre passé et présent, entre réel et fiction, entre la Suisse et la Roumanie, pays qu’il nous fait visiter sous un arc-en-ciel de sentiments contrastés. S’il éprouve de la « haine contre tous ceux qui ne veulent pas que la vérité sur le parti unique soit connue », l’apaisement revient lorsqu’il évoque d’autres événements, telle que sa fugue d’enfant qui préférait vivre avec sa grand-mère plutôt qu’avec sa mère.
Le passé nourrit sans étouffer
Ce récit est basé sur une vie réelle, mais il est important de (re)souligner qu’il est le résultat d’un vrai travail littéraire sur la mémoire et la filiation, sous-tendu par la question de la transmission. L’écriture semble permettre à Marius Daniel Popescu de soutenir la gageure de vivre dans le mouvement du présent tout en continuant de rester présent au passé, dont les racines le nourrissent sans l’étouffer. La vie est partout, dans l’aujourd’hui et l’hier, et le narrateur retrouve vivantes les figures des défunts : « tu cherches dans ta mémoire le visage de ta mère tu la retrouves photographiée avec toi tu es dans ses bras et tu as ta tête penchée vers son cou ta mère doit avoir trente-cinq ans tu dois avoir quatre ans sur cette photo ». La ponctuation s’éclipse parfois, comme immergée sous l’émotion, ou comme si elle risquait d’entraver la survenue des images. Par ailleurs, les sujets alternent (je, tu, il), d’où une multiplication des approches et des distances au héros. Cette polyphonie rend le texte d’autant plus saisissant et enveloppant.
En commentant les romans de Popescu, certains critiques ont parlé de « langue-geste », notion que l’on doit à Ramuz, « langue où la musique cède le pas au rythme même des images ». Le style narratif de l’auteur suit effectivement le mouvement de la vie : il est vocal, voire théâtral dans sa reproduction des dialogues et il est très circonstancié. « Entrer dans les détails avec des mots, c’est essayer de rendre ce qui est aperçu par les sens ». Cette attention aiguë aux petites choses rend le quotidien pour ainsi dire merveilleux. De plus l’accumulation des éléments décrits fait parfois penser à un poétique de l’absurde. A ce titre, en lisant les minutieuses descriptions, par exemple celle des mille étiquettes trilingues de nos magasins, on se rappelle que l’écrivain vient d’un pays où l’absurdité était moins marchande que politique. Il n’en reste pas moins que l’inventaire des choses vues a toutefois ses limites, et qu’il peut tourner à un procédé de sacralisation de l’ordinaire.
« Tes rides à toi ont commencé à s’incruster dans un autre pays », note l’auteur pour lui-même. Son écriture est également née d’une « autre » terre, la Suisse, où il vit désormais. Son rapport au quotidien (via son narrateur) se place entre cérémonie et bouffonnerie, toute chose dite importante n’étant pas forcément à prendre au sérieux. Une scène particulièrement délicieuse montre la fille du narrateur faire la classe à ce dernier après lui avoir dit : « papa, tu n’es plus mon père maintenant, tu comprends ? ». Père et fille évoluent notamment à travers des jeux de rôles dont un autre consistant à se présenter l’un à l’autre. « Je vais te présenter ma fille » ; « je vais te présenter mon père ».
Loup qui veille sur une hirondelle prête à s’envoler
Comme dit précédemment, Marius Daniel Popescu a ainsi dit au revoir à son père dans La symphonie du loup (2007), et il prend congé de sa mère dans Les couleurs de l’hirondelle. Il était un fils éperdu, il est devenu un père attentionné, un « loup » pacifié que l’on voit ici veiller sur sa fille de onze ans, sans doute l’hirondelle du titre. Une femme meurt (la mère), une autre naît (la fille du narrateur a son premier cycle menstruel). L’hirondelle annonce le printemps, elle s’apprête à prendre son envol, et se prépare en se nourrissant de culture et d’affection auprès de son père.
Elisabeth Vust
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