Giovanni Bonalumi Giovanni Bonalumi / Pour Luisa Une ville de province tessinoise, dans les années cinquante, où le temps s'étire entre la vie du collège et les flâneries, les amitiés et les trahisons. Un soir d'été où il tarde à rentrer chez lui où l'attend Luisa, sa femme, Guiliano, un jeune enseignant, rencontre d'anciens élèves avec lesquels il va nouer une amitié soudaine et ambiguë. Après cinq ans de mariage et la mort d'un enfant, son couple s'enlise dans le silence et les petites infidélités ordinaires. mais dans ce monde clos, sans distraction et sans grand avenir, la tragédie n'est jamais loin. Giovanni Bonalumi est né en 1920. Il a obtenu le prix veillon en 1954. Ancien professeur de lettres italiennes à l'Université de Bâle, il est considéré comme un des grands écrivains tessinois du siècle. Son oeuvre comprend des romans, un recueil de poésie, des nouvelles, de nombreux essais critiques et des traductions de poèmes. POUR LUISA a été publié en 1972 au Tessin, réédité en Italie en 1995. cet auteur est traduit en français pour la première fois. Traduit de l'italien par Danielle Benzonelli
L'écrivain subtil et discret qu'est Giovanni Bonalumi voit enfin paraître en français «Pour Luisa», récit d'une crise existentielle Aux déclarations directes, l'auteur de Per Luisa préfère souvent le mode plus évasif du discours indirect. Une distance qui convient parfaitement au décalage temporel avec lequel nous parvient ce second roman de l'écrivain tessinois Giovanni Bonalumi: publié à Chiasso en 1972 et réédité à Bergame en 1995, c'est le premier titre traduit en français d'un auteur de 80 ans qui a pourtant reçu en 1954, pour son premier roman Gli Ostaggi, le Prix Veillon lorsque ce dernier couronnait des uvres de fiction tel le Seigneur des pauvres morts de son compatriote Felice Filippini. Longtemps professeur de littérature italienne à l'Université de Bâle, Giovanni Bonalumi s'inscrit dans une tradition européenne de culture. Après des études à Fribourg où il découvre la littérature française et un séjour à Florence pour sa thèse sur «le Rimbaud italien» Dino Campana, il se rend à Londres dans l'espoir de traduire Eliot, puis à Milan pour y travailler à son essai sur le poète Parini. De retour à Locarno, il enseigne à l'Ecole normale avant d'être appelé à Bâle par Walter von Wartburg, et il rencontre alors au Festival du film l'écrivain et réalisateur Mario Soldati et le cinéaste Jacques Becker, qui lui propose de devenir son assistant: des souvenirs vivaces évoqués dans un entretien de la revue Feuxcroisés N° 2 (diffusion Zoé), où sa traductrice l'interroge sur sa vie et son uvre. ...une grande économie de moyens Per Luisa, roman intimiste à la structure traditionnelle, dessine le portrait d'un jeune intellectuel des années 50 qui s'interroge à la fois sur sa vie d'homme marié, ses amitiés, sa place dans la société et ses idées politiques. Le cadre? Une petite ville du Tessin au moment des événements de Hongrie qui jouent, quoique amortis, un rôle non négligeable dans le récit par les discussions qu'ils suscitent chez les collègues engagés à gauche de Giuliano. Si le temps ajoute aujourd'hui au décalage de Pour Luisa, ce dernier tient aussi à l'art de son auteur de peindre un monde en demi-teinte où les personnages, pris dans l'ordinaire d'une vie sans éclat, taisent souvent leurs (res)sentiments. Tout ce qui vient troubler la surface lisse de la narration l'accident de Sergio, le suicide de Dino, le départ d'Adriana est rapporté presque incidemment. Le silence constitue le refuge familier d'un narrateur «réticent à affronter l'obstacle, cette zone minée», et qui fuit son malaise en se laissant glisser dans le sommeil ou la rêverie, comme il se laisse couler dans l'eau régénératrice d'une cascade lors d'une excursion entre amis. Au début du récit, le couple formé par Giuliano et Luisa est menacé par l'enlisement dans la routine et le chagrin d'avoir perdu un enfant. Moment de crise, mais feutrée, qu'on retrouvera un an plus tard en hiver quand «la vie semble suspendue à un fil... Tout se figeait dans ce silence». Etroitement entrelacées, la tragédie personnelle et la perte des illusions sont évoquées avec une grande économie de moyens, qui signe la manière discrète et subtile de Giovanni Bonalumi. Giovanni Bonalumi, Pour Luisa , Trad. de Danielle Benzonelli, Metropolis, coll. CH, 256 p. Isabelle Martin
Giovanni Bonalumi : Une écriture à contre-temps par Danielle Benzonelli un exilé... Giovanni Bonalumi peut faire figure dexilé: exilé de lenfance par la mort du père et lentrée au séminaire; exilé de sa langue maternelle, le dialecte, par la pratique obligatoire et constante de litalien au séminaire. Et migrant de lintérieur, également: durant une trentaine dannées, entre Bâle et Locarno, entre lallemand et litalien, dun train à lautre, dune semaine à lautre. Migrant consentant, bien sûr, observateur impénitent et "écouteur" raffiné. Laccoutumance à la solitude trace de profonds sillons. un solitaire... Le travail de Bonalumi est en effet celui dun solitaire, en constante recherche dune expression qui se tienne au plus proche du sentiment, par approximations successives. Il entraîne le lecteur dans sa quête de la focale la mieux appropriée. Beaucoup de glissements, de souffle, de bourdonnements, de froissements dans ses pages: sonorités qui sapparentent plus à des frémissements quà des coupes nettes. Il y a aussi ces objets insignifiants qui se grippent, sans aucune raison, et ces bulles dair qui viennent mourir, qui éclatent, là où lon nattendait rien. Rien, justement. Dans cet univers, il suffit dun rien pour que tout se mette à vibrer et dun rien pour que tout sestompe. On est en suspens entre une forme de résignation non dépourvue de dignité et une obstination à rester debout quoiquil arrive. Les personnages sont souvent pris par la torpeur ou le sommeil: engourdis, ils glissent de létat de veille au rêve et, quand ils reviennent à eux, la réalité leur apparaît plus nette, comme si leurs yeux et ceux du narrateur venaient dêtre rincés à leau fraîche. On ne sait pas pourquoi. On chercherait vainement, dans son uvre, une vraie "histoire", qui se dilaterait dans le temps. Pas la moindre trace de lyrisme. Latmosphère est évoquée par touches légères, estompées. Et le passage fréquent du discours direct au discours indirect ajoute au trouble au malaise parfois des personnages, du narrateur, du lecteur. l'ordinaire d'une vie... Il nest question que de ce qui constitue lordinaire dune vie "là" et, si lon reconnaît ce "là", les menus événements auxquels nous participons sont de partout. Aucun folklore, aucun misérabilisme: une écriture presque sèche, un ton allusif. Pas de sarcasme; pas de misanthropie, pas de suffisance. Ce qui nous saisit, cest un regard de fraternelle compassion. Dans Il Profilo delleremita, dont la traduction est en cours, "Gita al faro" raconte léchappée dun jeune garçon à Gênes, en compagnie de son père: tout Bonalumi est là, dans le récit minutieux dune brève aventure de quelques jours, une épopée du pauvre où les non-événements les plus mélancoliques se colorent de nuances drolatiques et inattendues. La tendresse dun père et dun fils touchent le lecteur sans que rien ne soit dit. Lépoque est bien là, comme offerte en sus, presque par inadvertance. Ainsi en est-il, dans ce récit, de lévocation de Mussolini, réduite à une inscription maladroite et peu lisible sur le siège dune salle de cinéma, ce monde dombres où passent des dessins animés. Sur le même mode, les événements de Hongrie dans Per Luisa, -paru ce printemps 2000- en traduction française, entrent dans le texte comme sils sétaient lentement déplacés jusquà la petite ville qui ne les attendait pas: ils semblent avoir perdu en route une partie de leur substance, mais ont gardé un élan qui suffira à provoquer de multiples fêlures dans ce milieu provincial qui ressasse les problèmes de lécole, du passé, de lItalie voisine, des idéologies de rechange Tout narrive jamais que par ricochets, à retardement. une voix si ténue et pourtant si obstinée.. Persiste une voix si ténue et pourtant si obstinée qui simpose à la mémoire parce quelle sonne juste et quelle a visé au cur.
Entretien Giovanni Bonalumi, je sais combien il est difficile de vous faire parler de vous, et pourtant jaimerais que vous évoquiez votre enfance dans un Tessin désormais disparu. Il ny a pas grand-chose à en dire. Nous habitions tout près de la gare de Locarno et mon père, qui était une sorte de chef des manuvres, sest vu attribuer un appartement à lintérieur même de la gare. Cet appartement a joué un grand rôle dans mon enfance, surtout son galetas, aussi grand quun garage A lécole, nos maîtres étaient sévères et je me montrais appliqué. Notre pauvreté me semblait aussi naturelle que ma solitude. Ma mère travaillait aussi chez les autres. Je me rappelle que jaimais faire rire mes camarades et que la mélancolie me reprenait dès je me retrouvais seul. Ma vraie enfance na pas duré longtemps. Elle a pris fin à la mort de mon père: javais dix ans. Il ma fallu quelques années avant de réaliser ce que javais perdu. Et lorsque jai eu onze ans, le prêtre ma contacté. Il ma parlé dun séminaire où je pourrais mamuser, jouer et me faire des copains de mon âge. Jai accepté et y suis entré parce que je navais aucune idée de litinéraire quil me faudrait parcourir. Ma mère était daccord et je nai jamais vraiment connu ses raisons: peut-être la fierté davoir un fils prêtre, peut-être la possibilité de pouvoir mieux soccuper de lautre fils, plus jeune, quil lui fallait élever seule? Mon père est mort à quarante ans Quels liens entretient votre premier roman, Gli Ostaggi, avec ces événements? Sur la vie au séminaire, jai écrit un roman et un roman nest pas une chronique. Il mest permis de parler de pure invention, même si de nombreux faits relatés trouvent une correspondance dans la réalité de lépoque Pour revenir à la réalité, justement, jai essayé de me donner "la" vocation et je pense y avoir réussi jusquà mes quinze ans. Ensuite, jai lutté continuellement et finalement jai jugé quil ne me serait pas possible de faire face aux difficultés que jaurais rencontrées en devenant prêtre. A quel âge êtes-vous sorti du séminaire, et avec quel bagage? Jen suis sorti à vingt et un ans, sans titre, les mains vides. Jai dû récupérer deux ans de lycée pour obtenir la maturité au Stift Institut de Einsiedeln. Durant toutes ces années détudes, séminaire et collège confondus, quelles ont été vos rencontres, vos découvertes, vos enthousiasmes? Jai eu la chance davoir de bons professeurs de littérature. Ils mont fait connaître la revue florentine Il Frontespizio: jy ai lu des traductions de Eliot, Yeats qui parlaient un langage tout neuf et surprenant pour moi. Ils mouvraient les yeux sur une poésie inconnue. A cette époque, jessayais encore dimiter la poésie de Carducci Aviez-vous dautres aperçus sur la littérature anglaise, sur la littérature des Etats-Unis? Non. Il y a eu cette découverte de Yeats et Eliot et la lecture des traductions des tragédies de Shakespeare. En 1936-1937, je navais pas encore entendu parler de littérature américaine. Mais dès lâge de dix-huit ans, jai lu avec passion les Odes de Claudel, Bernanos et Patrice de La Tour Du Pin. Tous les jeunes séminaristes lisaient, probablement, mais nous nen parlions pas. La lecture de textes sortant de notre ordinaire nétait pas du tout recommandée. Disons quil sagissait de lecture intime. Comment avez-vous décidé dentrer à lUniversité de Fribourg? Probablement par inertie. Et parce que beaucoup de jeunes Tessinois y allaient. La tentation de descendre en Italie ne vous a pas effleuré? Cétait lItalie fasciste et nous la regardions avec une grande méfiance. Ce monde du fascisme nous était étranger et notre attrait pour la culture italienne était offusqué par le régime qui létouffait. Javais lu, bien sûr, Ungaretti, Montale, Cardarelli et je suivais les journaux et les revues, mais cétait encore à la manière dun bon élève. A Fribourg, vous avez eu la chance que beaucoup détudiants vous envieront de rencontrer Gianfranco Contini, qui enseignait la philologie italienne et française. Ses cours étaient passionnants, on sen doute. Il était encore très jeune à lépoque trente-cinq ans, peut-être. Lorsque nous marchions ensemble, il parlait de Bilenchi et de Gadda, alors presque totalement inconnu en Italie. Ce nétait pas un homme particulièrement friand de relations, mais il était généreux de son savoir et ne se montrait pas avare dinformations sur tout ce que comptait alors la littérature italienne. Jai également suivi les cours de Paolo Arcari, qui ma ouvert les yeux sur les auteurs du XlXe siècle. Je lui suis encore reconnaissant davoir accepté dêtre mon directeur de thèse sur un poète inconnu alors, Dino Campana, que javais découvert dix ans auparavant grâce à un article que Carlo Bo lui avait consacré. La rédaction de votre thèse vous a mis le pied à létrier. Quel jugement portez-vous sur ce travail avec le recul du demi-siècle? Je lai soutenue en 1947 et une version revue est sortie en volume chez Vallecchi, en 1953. Cest un travail qui manque de maturité mais, à ce moment-là, jai dû relever le défi de lélaborer sans aucune aide. De plus, des conditions de vie précaires me contraignaient à faire vite Il lui reste le mérite davoir été le premier livre consacré à ce poète que lon appelle volontiers le Rimbaud italien. Revenons à Fribourg. Vous y découvrez la littérature française? Je comble mes lacunes en lisant Stendhal, Flaubert, Maupassant et surtout les auteurs contemporains: Bloy, Bernanos, Mauriac et des poètes dont certains me sont toujours très chers: Jouve, Emmanuel, les poèmes de la Résistance dAragon et dEluard. Je connaissais déjà Apollinaire, lié à la première poésie dUngaretti. Il faut insister sur la richesse de la Librairie universitaire qui proposait toutes les nouveautés de lédition française, même durant la guerre. Je sais que vous avez effectué un bref voyage à Paris, avant ou après votre expérience londonienne. Lexistentialisme ny battait pas encore son plein, mais pouvez-vous nous dire quel accueil ce mouvement a reçu au Tessin? Paris, cétait avant tout un besoin de voir, de visiter, de vérifier ce que javais lu, de respirer autrement Quant à Sartre, il ne me semble pas avoir laissé de signes évidents dans la production littéraire tessinoise de la décennie qui a suivi la guerre. Il était plutôt rattaché à un phénomène de société, comme Simone de Beauvoir, les cafés de la Rive Gauche, les caves, Greco Heidegger nous est parvenu après. Quant à Camus, il nous a échappé. Nous ne connaissions pas son théâtre, par exemple. Je ne suis pas sûr que lItalie ait été plus attentive, à cette époque. Que pensez-vous de la notion d "écrivain engagé"? Je ne me suis pour ainsi dire jamais baptisé. Lécriture seule sengage. Jai essayé de faire de mon mieux au quotidien, dans mes rencontres. Dune certaine façon, je me suis engagé en acceptant de devenir président de la Société suisse des écrivains, en 1971, quand elle risquait de disparaître au moment de sa scission et de la naissance du Groupe dOlten. Et en 1968, jai essayé de faire la part des choses, de réfléchir avant de jeter le bébé avec leau du bain. Je me suis efforcé de ne pas entrer dans le simple jeu des exigences politiciennes. Je sais que votre séjour à Florence, au sortir de la guerre, revêt une importance particulière dans votre formation. Pouvez-vous lévoquer ici? Ah! Cette saison a été capitale. Au café littéraire Le Giubbe Rosse où, vingt ans auparavant, Dino Campana avait vendu son livre à la sauvette, jai rencontré et fréquenté Montale, Traverso, Luzi, Parronchi et Gadda. Et le peintre Ottone Rosai Il y avait encore des soirées littéraires et, chez Giovanni Papini, en compagnie de Nicola Lisi, jai connu Bargellini et Betocchi. Ce sont des liens qui comptent. Navez-vous pas été suffisamment tenté par lexpérience florentine pour décider de rester en Italie? Pourquoi êtes-vous revenu? Au fond, je crois que les Tessinois aiment revenir au Tessin. Et, bien que fasciné par la vie culturelle de Florence, je suis rentré. Il nétait pas facile de trouver un poste dans lenseignement à cette époque. Jusquen 1949, la seule garantie était le chômage. Jai effectué quelques remplacements, collaboré à des revues, à des quotidiens, à des émissions radiophoniques et mon admiration pour Eliot, que javais linnocence de vouloir traduire, ma conduit à Londres, muni dun petit pécule reçu de ma mère. Les cours dispensés par le Masterman Smith Institute portaient sur la langue commerciale, mais la ville de Londres et mon enthousiasme compensaient tout et jai voulu, pour commencer, matteler à la traduction dun conte de Dylan Thomas. Ce tout premier labeur ma confronté à lécueil de la polysémie et il a fini à la corbeille. De retour au Tessin, jai repris mes travaux de pigiste à la radio ou dans les rédactions. Cest à cette époque que je commence à écrire pour la revue Svizzera italiana et mon premier roman, Gli Ostaggi, remonte à une nouvelle publiée en 1949 par cette revue. Le retour à une vie provinciale dans le Tessin de la fin des années quarante, après vos expériences de Florence et de Londres, na-t-il pas été difficile? Locarno, dans limmédiat après-guerre, était en effervescence: Virgilio Gilardoni, historien, avait fondé un ciné-club. Le festival était un rendez-vous beaucoup moins médiatisé quaujourdhui, mais véritablement stimulant. Jy ai rencontré Jacques Becker, qui ma proposé de remonter sur Paris avec lui et de devenir son assistant Chaque année, je retrouvais Freddy Buache, que je connaissais depuis mon époque fribourgeoise. Et Mario Soldati, écrivain et metteur en scène, est devenu lami dune vie. Vous avez toujours traduit les poètes que vous aimez: votre dernier ouvrage à paraître au printemps 2000 est en effet une sorte de parcours qui conduit des premières découvertes aux plus récentes, de Hölderlin à Bonnefoy en passant par Rimbaud, Jude Stéfan et Réda. La préface de votre ami Jean Starobinski éclaire admirablement ce travail. Mais une question: avez-vous jamais pensé que ce travail sur la poésie des "autres" vous avait peut-être distrait de votre travail de poète? Nous ne connaissons de vous quun mince recueil, Album, paru en 1990. Je ny ai jamais pensé, mais cest possible et lhypothèse est intéressante, mais Jai écrit mon premier poème à Fribourg. Je me rappelle quil avait plu à Contini! Pour mes septante ans, jai réuni quatorze compositions et comme je pense quune poésie réussie est un don du Ciel, une grâce, jespère navoir pas fait preuve de présomption. Et vous écrivez Gli Ostaggi. Comment ce premier roman a-t-il été composé? Comme je vous lai déjà dit, je crois que les faits deviennent vite la proie de limagination et contrairement à ce que jai pu lire ou entendre, ce roman nest ni un livre de libération, ni un livre dauto-compassion ou de complaisance Jamais je nai eu lintention décrire un règlement de comptes. Il ny avait aucun compte à régler. Le narrateur na rien dun héros: il est victime dune situation où il sest trouvé piégé à onze ans. Personne ne savait que jécrivais ce livre. Jy travaillais deux heures par jour dans mon petit appartement de Rivapiana, après mes heures denseignement. Quand je lai eu terminé, je lai adressé à Vittorini, qui la apprécié mais na pu en assurer la publication chez Einaudi parce quil avait déjà publié La Sedia scomoda, de Terzi, sur le même thème, quelque temps auparavant. Il ma conseillé de ladresser à Betocchi, chez Vallecchi, où le livre a été retenu. Montale lappréciait et la très sévère Revue des Jésuites, à Milan, lui avait réservé un accueil favorable! Au Tessin, si lon excepte un article élogieux dans un quotidien libéral, ce sera le silence. Vous ne dites pas que ce roman a obtenu le prix international Charles Veillon. Oui. Ex aequo avec Lalla Romano. Ce qui peut paraître drôle, cest que la préface à la deuxième édition de Gli Ostaggi sera écrite par le Père David M. Turoldo Ce succès en Italie change-t-il quelque chose à vos projets, à votre vie? Pas vraiment. Jécris alors des essais, jenseigne à lEcole Normale de Locarno qui formait à lépoque, en quatre ans dinternat, les futurs enseignants de lécole enfantine et primaire pour le canton. En 1956, jobtiens une bourse du Fonds national et minstalle à Milan pour y travailler sur Parini. Milan, aujourdhui, paraît bien proche du Tessin Quen était-il alors? Cétait un autre monde, même si la langue était la même. Ce séjour ma lui aussi ouvert de nouveaux horizons. Jai beaucoup fréquenté Sereni, Solmi, Erba, Borlenghi et les artistes Rognoni, Adami, Valieri, Marino Marini De retour au Tessin, jai repris mes classes à lEcole Normale puis y ai ajouté un poste de libero docente à lUniversité de Bâle, où javais été appelé par Walter von Wartburg. Jai commencé à faire la navette entre Locarno et Bâle, en train, chaque semaine. Et jai été nommé en 1973 à la chaire dhistoire de la littérature italienne. A Bâle aussi, les rencontres enrichissantes ont été nombreuses: Karl Barth, Walter von Wartburg, Ottavio Lurati, Theodor Gossen, German Colòn, Robert Kopp Jai aimé enseigner, vraiment; jai aimé le contact avec les élèves et les étudiants. Je crois avoir réussi à séparer sainement mon activité denseignant et celle décrivain. A part les essais sur Parini, Tasso et vos contributions régulières aux revues et journaux, vous travaillez à une anthologie destinée aux élèves des écoles tessinoises, anthologie à laquelle vous tenez particulièrement et qui est sortie en 1976. Oui. Mon collègue Vincenzo Snider et moi-même avions le désir de dresser un panorama culturel qui ferait une large place aux écrivains suisses de toutes les régions linguistiques, aux scientifiques, aux historiens dici et dailleurs; nous avons également voulu que cet ouvrage fasse la part belle aux témoignages. Je continue de penser que ce travail jouait bien son rôle de passeur puisquil proposait des traductions de Bichsel, Hohl, Marti, Dürrenmatt et Frisch, Robert Walser, Bouvier, Rivaz, Pinget, Haldas, Cingria, Bille Jen oublie Ce volume est indissociable du souvenir de lami très cher quétait devenu, au fil des ans, Vincenzo Snider. Mais avant lanthologie Situazioni e Testimonianze, vous avez écrit Per Luisa, votre deuxième roman, paru en 1972. Ce roman paraît aujourd'hui en traduction française, trente ans après sa composition! Per Luisa est un roman dont la structure est traditionnelle, sans grands renversements temporels. Cest un roman de formation. Il examine la situation personnelle dun jeune intellectuel plutôt de gauche dans ses relations à lépoque, à la famille, à la société. La petite ville provinciale où il vit subit les contrecoups des événements de Hongrie. Cest une espèce dexamen de conscience dun homme porté vers un choix démocratique et qui perçoit les ambiguïtés de ses actes politiques, de sa vie dhomme marié, de ses amitiés. Son désir daventure avorte, étouffé par des événements imprévisibles Au Tessin, en 1972, il na pas plu à
gauche; tout comme Gli Ostaggi, à sa sortie, navait pas plu
à droite
Pour moi, il reste un constat impitoyable de la
réalité de ce monde-là, dans les années 50.
En Italie, Corti et Luzi lont accueilli chaleureusement. Je noublie pas que vous tenez beaucoup au travail accompli de 1982 à 1993 avec lAlmanacco. En effet. Ce travail était également une tentative délargir les horizons tessinois vers les autres régions linguistiques de la Confédération et vers létranger. Nous avons essayé de construire des passerelles entre le Tessin et le monde Cette approche panoramique de lannée examinée abordait les thèmes les plus divers et leur traitement était con?é à des spécialistes. Oui, si dautres tentatives de cette espèce se multipliaient, dune région à lautre, jen serais heureux. Nous navons encore rien dit de vos recueils de nouvelles. Coincidenze a paru en 1986, préfacé par Mario Soldati. Cest un recueil de "micro-nouvelles". Le Nevi duna volta est sorti en 1993. Dans ce genre, qui est celui que je préfère, il me semble que Il Profilo delleremita, paru en 1996, est plus abouti. Sil fallait parler de modèles, qui citeriez-vous? Et bien je ne citerais personne. Cela me semblerait incongru. Je relis encore Romano Bilenchi et Beppe Fenoglio avec le même bonheur quau moment de leur découverte, et pourtant ils sont si différents! Et limage de Pavese, que jai beaucoup apprécié je me rappelle être venu à Genève, en 1949 ou 1950, pour donner aux italianisants une conférence sur Pavese cette image sest peu à peu ternie. Je ne sais pas trop pourquoi. Alors, parler de modèles Qua représenté pour vous lécriture; que représente-t-elle aujourdhui? Lécriture? Elle a vite été un besoin. Et en même temps, passer de la lecture à lécriture me semble aller de soi. Et le besoin de projeter ses sentiments Quel est votre rapport au dialecte, le vôtre, les autres, sil est encore légitime dopérer de nettes distinctions? Au fond, je nai jamais eu à prendre position sur cette question puisquà onze ans, à lentrée au séminaire, il ma été interdit de mexprimer en dialecte. Bien sûr, je le parle, mais je nai jamais écrit aucun texte en dialecte: cela me semblerait artficiel. Et si je lapprécie beaucoup comme souche, il me faut cependant reconnaître quil est malheureusement moribond; et jignore quelle pharmacopée pourrait bien lui rendre sa vigueur. Jai limpression que vous êtes de Muralto avant dêtre de Locarno et de Locarno avant dêtre Tessinois. Mais cest vrai! Je nallais à Lugano que si jy avais à faire. Quant à Bellinzona, presque jamais: on y passait! Chacun restait dans son igloo, doù limportance des amitiés. Cest un peu moins vrai aujourdhui. Un peu moins Et nous roulions à bicyclette! Comment se fait-il que vous nayez encore jamais été traduit en français ou en allemand? Mes regards étaient rivés sur lItalie. Au-delà des Alpes? Javais limpression que personne ne sintéressait à nous. Notre langue nétait pas vraiment pratiquée et il ny avait pas de traducteurs. Il aurait fallu provoquer, solliciter Je ne lai jamais fait Et le temps a passé. par Danielle Benzonelli
Repères Giovanni Bonalumi est né à Muralto, au Tessin, en 1920. Docteur ès lettres de lUniversité de Fribourg, il a enseigné la littérature italienne à Locarno puis à lUniversité de Bâle. Il vit à Minusio. Bibliographie Essais Cultura e poesia di Dino Campana, Vallecchi, Florence,
1953. Romans Gli Ostaggi, Vallecchi, 1954, Prix international
Charles Veillon (rééd. chez Casagrande en 1979 et 1986 Récits et nouvelles Coincidenze, Casagrande, Bellinzone, 1986, introduction
de Mario Soldati. Poésie Album, Casagrande, Bellinzone, 1990. Anthologies Situazioni e Testimonianze, Casagrande, Bellinzone,
1976, avec Vincenzo Snider.
FEUXCROISES
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