Nicolas Bouvier Nicolas Bouvier / Le Corps, miroir du Monde Voyage dans le musée
imaginaire de Nicolas Bouvier une invitation au voyage dans le fonds iconographique
une invitation aux "fiancailles entre image
Préface de Pierre Starobinski Les images comme la musique parlent un langage universel Les images comme la musique parlent un langage universel. C'est peut-être pour cela que Nicolas Bouvier est devenu iconographe. L'image s'adresse au domaine du sensible, à l'imaginaire, elle éveille dans la mémoire d'autres images déjà vues, elle intègre un réseau d'impressions, tisse une toile qui nous met en relation avec l'histoire du monde. Une gravure est une fantastique machine à remonter le temps, une aquarelle tibétaine permet de se retrouver instantanément sous un autre ciel. Pour le poète voyageur, ces titres de transport gratuits furent une aubaine. Ils lui permettaient de se dépayser à volonté. Le musée
imaginaire Le projet Plus tard, Nicolas Bouvier et Jean Starobinski collaborent à la publication d'une histoire de la médecine. Depuis cette date la passion des figures anatomiques ne quitte plus Bouvier et la collection ne cesse de s'enrichir. Parmi les nombreux projets qu'il souhaitait encore réaliser à la fin de sa vie figurait la création d'un nouveau livre sur le corps en complicité avec Jean Starobinski. Un ouvrage d'images et de texte sans impositions aucunes, une entreprise d'une grande liberté dans laquelle les compagnons de plume et d'images nous auraient emmenés dans un "voyage à travers diverses représentations du corps". C'est un peu de l'esprit de ce dernier projet que nous tentons de livrer au long de ces pages. 7 chapitres entre images du corps et poésie Ici, on découvre une sélection d'images du corps rassemblé dans le fonds iconographique de Nicolas Bouvier. Collectionnées de façon intuitive, elles proposent une vision anthropologique des représentations du corps. Le corps appartient à un lieu, à une culture dont il est complètement imprégné. La commune condition humaine transparaît avec ses richesses et ses particularités. Classé en sept chapitres inspirés par les notes de Bouvier, ce rassemblement d'images témoigne de l'intérêt porté au corps depuis la nuit des temps. Ces groupements indiquent une piste, une lecture possible. Comme dans Entre errance et éternité, les illustrations sont escortées par des citations poétiques qui leur donnent la réplique. De cette conversation entre images et textes surgit un autre degré de lecture, ni tout à fait pictural, ni complètement littéraire. De cette confrontation entre image et littérature naît une réflexion sur l'heure qui tourne, sur la fragilité, sur les blessures et l'usure de soi, autant de thèmes qui ont constamment occupé l'esprit de Nicolas Bouvier. Au fil des pages, la poésie vient en aide et allège ce que le sujet a d'angoissant. En dépit de nos efforts, les sources des images présentées dans ce livre n'ont pas été intégralement retrouvées. Pour un petit nombre, leur provenance exacte restera le secret de Nicolas Bouvier. Pierre Starobinski
Images du corps Voyager dans les images En 1963, Nicolas Bouvier avait rassemblé de très beaux documents, pour l'illustration d'une Histoire de la Médecine parue à Lausanne, aux éditions Rencontre. Les images y avaient une fonction anecdotique et décorative, quelquefois à une échelle très réduite, ou délibérément pâlies, selon le gré du maquettiste. Le projet Si plaisant que fût le résultat, Nicolas Bouvier gardait le désir d'un livre où l'image aurait parlé davantage et dialogué plus étroitement avec le texte. Il n'y aurait plus été question de la seule histoire de la médecine, mais de l'expérience du corps en un sens beaucoup plus large, n'excluant ni la philosophie, ni la poésie. Il m'avait requis pour ce projet. A chacune de nos rencontres, l'idée en était relancée, dans l'optimisme d'un "à plus tard" dont nous ne voulions pas douter. Et chacun y travaillait de son côté. Lui en accroissant considérablement sa collection de représentations du corps humain. Quand il restait à quai en Europe, avant de reprendre le large sur la planète, il voyageait dans les bibliothèques, explorant les réserves d'in-folios anatomiques ou chirurgicaux. De mon côté, j'accumulais des notes sur le rôle toujours plus important que les romanciers et les poètes, depuis le romantisme, ont attribué au corps et aux sensations corporelles. Je m'apprêtais à réfléchir sur les gains et les pertes qu'entraîne l'intérêt moderne pour les modifications de nos états sensoriels. Nos champs d'exploration respectifs étaient complémentaires. A Nicolas Bouvier revenaient le corps visible, et les chefs-d'uvre de sa cartographie: squelette, muscles, nerfs, vaisseaux, etc. Je me préparais à parler de ce qui est inséparable du corps, mais ne peut recevoir aucune représentation directement visible: douleurs, frissons, nausées, faim, vertige. Je tentais de mettre en rapport les images relatives aux systèmes osseux et musculaire avec des textes sur les sensations d'effort et de mouvement; d'éclairer les réseaux du système nerveux par des pages parlant des irradiations de la douleur; d'associer au système veineux et artériel des poèmes ou des récits évoquant des tempes battantes, des curs oppressés, des fronts fiévreux ou des pieds glacés... Le principe de classement de Nicolas Bouvier, étant moins didactique, avait plus de souplesse, et se montrait plus propice au rêve: il confrontait des termes apparemment contraires, pour montrer leur secret commerce: le corps et le monde, le dehors et le dedans, la souffrance et le plaisir... Le plan général du présent ouvrage suit les dispositions de Nicolas Bouvier. Des heures de félicité à découvrir les images Le point de départ de Nicolas Bouvier collectionneur d'images n'était pas un savoir tout fait. Le repérage érudit et l'histoire lui ont moins importé que l'attrait exercé par les figures, leur horreur ou leur grâce, leur qualité inspiratrice. En tout ce qu'il faisait, il aimait aller aux gens et aux choses avec sa seule aptitude à s'émerveiller, c'est-à-dire avec ce don que possède, selon l'admirable formule de Baudelaire, "l'enfant amoureux de cartes et d'estampes". Mais, dans sa quête, il avait un premier bagage qui lui venait de la fréquentation des poètes et des artistes qui eux-mêmes avaient recouru à ce don d'émerveillement. Un il dûment averti par Klee, Michaux, Brauner, Soutter, n'a pu manquer de déceler leurs annonciateurs et précurseurs, qui n'attendaient que d'être exhumés des in-folios où ils étaient ensevelis. "J'ai donc", écrit Bouvier, "passé des heures de félicité absolue, à découvrir cet immense archipel des images qui m'a autant cultivé que les études ou les voyages que j'ai pu faire ou ferai peut-être encore. Sans compter le plaisir presque gustatif que c'est que de cadrer, photographier, tirer soi-même, dans le silence de la chambre noire, les documents qu'on a dénichés" ("Bibliothèques", La Guerre à huit ans, Genève, Zoé, 1999, p.45). Entre angoisse et fascination Au détour des livres feuilletés, le regard enfantin s'effraie devant certaines images, cherche à les fuir, y revient en fraude: il évite et réitère tout ensemble sa frayeur, transformant son angoisse en fascination. D'autres images, en revanche, par leur drôlerie ou leur tendresse sont ressenties comme inépuisablement bienfaisantes. Dis-moi quelle image t'attire, je te dirai qui tu es. On a construit des tests projectifs sur ce principe. Dans son choix d'images, Nicolas Bouvier a établi un journal de ses explorations iconographiques et s'est confessé par voie indirecte, peut-être à son insu, avec toute sa curiosité du fantastique et de la douleur. En effet, les images choisies par Nicolas Bouvier le dépeignent lui-même, en révélant, par delà les normes habituelles du beau, l'attrait de l'étrange, l'intérêt pour les cultures (amérindiennes ou orientales) qui ignoraient la nôtre, le penchant pour le risible, quand c'est au prix du rire qu'on peut faire face à l'horrible.
Je conjecture volontiers que Nicolas Bouvier a collectionné ces images si souvent cruelles pour se dépayser et se mettre lui-même à l'épreuve de l'étrangeté, de même que dans ses voyages il a voulu renoncer à ses vieilles certitudes, s'infliger le dénuement le plus rude, pour parvenir à mettre à nu l'essentiel. A la façon dont il a parlé du frontispice de la Physica subterranea de Becher, ou de "la femme à chignon élégamment éviscérée" gravée par Etienne De la Rivière dans un livre de 1545 (ibid. p. 46), on devine ce qui faisait de ces images et de leurs congénères les partenaires d'un rêve. On imagine Nicolas Bouvier devant elles comme si elles posaient les questions du sphinx, ou gardaient la porte des enfers. Pour obtenir droit de passage, il fallait trouver la bonne réponse ou payer son obole. On l'imagine aussi mettant ses pas dans ceux d'Urs Graf et de Nicolas Manuel, faisant escorte aux lansquenets, prenant avis des traités de chirurgie et de Wundarznei pour y apprendre la bonne manière de trépaner les crânes enfoncés et de panser plaies et bosses après la bataille. [...] Jean Starobinski
Une histoire de séduction - quelques réflexions en vrac Pas à pas, on suit Bouvier au travers de ses récits de voyages. Ce qui frappe, c'est l'attention portée au monde, la qualité de l'écoute et de la rencontre. L'Usage du monde, le Journal d'Aran et Le Poisson-Scorpion sont des récits de pannes: pannes du corps (physiques et mentales), pannes de voiture... A chaque nouvel écueil le récit rebondit, ouvre un nouvel horizon. A chaque fois il faut sauver sa peau. A chaque fois il faut séduire le monde. A chaque fois il faut séduire son monde. C'est une affaire de vie ou de mort. Pourtant, les carnets de routes sont truffés de cette injonction : "pense au lecteur". Au moment où, rongé par la maladie, on pourrait croire que le souci de soi l'emportera, le voyageur s'offre une visite introspective dont le fruit est destiné à son alter ego : l'écrivain. Souvent le pouvoir de séduction de Bouvier interpelle, touche. Il s'exerce évidemment au travers de plusieurs talents. Après la recherche entreprise dans la collection des représentations du corps et la lecture attentive des écrits, il apparaît comme évident que Bouvier possédait une très grande conscience de sa propre image. On peut citer cette étonnante photographie publiée dans l'étude d'Adrien Pasquali, Un galet dans le torrent du monde, (Ed. Zoé) où l'on voit Bouvier poser pour une publicité d'after shave! Quels que soient les motifs qui ont conduit à cette image, elle révèle une conscience aiguë du pouvoir de séduction. Cette conscience renvoie automatiquement au temps qui passe, à la finitude du corps. Du coup, on est surpris du peu de cas que Bouvier accordait à sa propre machine et à quel point il l'a malmenée au cours de ses voyages tout comme dans sa vie sédentaire. L'alcool et la fumée ont sans doute servi de voile entre la réalité et son monde. Un monde de fragilité comme il le définit lui-même : Inutile de dire que la vie n'étant que tremblement, de terreur ou de plaisir, ce qui ne tremble pas ne m'intéresse pas le moins du monde. L'écriture est rédemptrice, elle apparaît comme un exercice de pardon et d'exorcisme, un antidote contre la solitude et la mort. Le corps est donc l'incontournable outil de la séduction, il est aussi un révélateur des angoisses et des craintes. Il est surtout fascination. Coïncidence, c'est une recherche sur l'il et les maladies oculaires commandée par l'Organisation Mondiale de la Santé à la fin des années cinquante qui fit découvrir à Bouvier le métier d'iconographe. Ce domaine a une valeur symbolique au départ d'une grande carrière de documentaliste. Dès cette période, la passion des figures anatomiques ne le quitte plus et la collection ne cesse de s'enrichir. Il est à parier que cet ensemble d'images patiemment collectionné a, une fois encore, valeur d'exorcisme. L'histoire des représentations du corps et du dessin anatomique nous renvoie par la force des choses à la mort. C'est peut être cette angoisse que Bouvier tentait de calmer en coloriant le sang qui gicle d'une jambe amputée dans une gravure du XVIe siècle. Et c'est encore au sang et à la mort qu'il se réfère quand il imagine le texte parfait : On ne peut écrire un bon livre sans se saigner presque à mort (Routes et déroutes, Editions Métropolis). Fasciné. Comme beaucoup je le suis par l'uvre de Bouvier et si la relation au corps, aux angoisses et à la mort m'ont interrogé, je n'oublie jamais que Bouvier donne d'abord une leçon de bonheur de vivre.
Pierre Starobinski
Le Corps miroir du monde On a reconnu en Nicolas Bouvier l'écrivain, le voyageur, le poète et le photographe. On connaît moins bien l'iconographe, collectionneur d'images rares. Parlant de cette activité, Bouvier dit: "... je suis chercheur d'images. Ce métier, aussi répandu que celui de charmeur de rats ou de chiens truffiers ne s'enseigne nulle part. C'est dire qu'on ne le choisit pas; il vous choisit, vous attrape au coin du bois. Je suis tombé dedans comme dans un puits (...), et j'ai fait de l'iconographie comme Monsieur Jourdain faisait de la prose: sans le savoir. (...) Cet apprentissage de l'image, acquis au gré des commandes et par la plante des pieds, m'a enrichi autant que tout ce que j'ai pu lire entre six et soixante-trois ans". (Nicolas Bouvier, in Bénit soit l'oil, Le temps stratégique). De cette collection d'images, il disait encore: «... je me suis constitué à mes frais, mon musée imaginaire». Comme dans les anciens cabinets de curiosités, plusieurs départements s'entrecroisent et forment sa collection: la botanique, l'histoire des sciences, l'entomologie, les cartes et les voyages et, de manière constante, les représentations du corps. Coïncidence, c'est une recherche sur l'oeil et les maladies oculaires commandée par l'Organisation Mondiale de la Santé à la fin des années cinquante qui fait découvrir à Bouvier le métier d'iconographe. Ce domaine a une valeur symbolique au départ d'une grande carrière de documentaliste. Plus tard, Nicolas Bouvier et Jean Starobinski collaborent à la publication d'une histoire de la médecine. Dès cette période, la passion des figures anatomiques ne quitte plus Bouvier et la collection ne cesse de s'enrichir. Sur ce domaine de prédilection, il écrira : « Depuis que je cherche des images, ces rêves du corps constituent une galaxie particulière dans le ciel infini de l'illustration. Une planète où l'angoisse, la jubilation, une frivolité morbide se succèdent comme dans cette courageuse fabrique qui nous tiendra encore pour un temps compagnie. Une folie comme celle où les architectes d'autrefois exprimaient librement leurs fantasmes, leurs peurs, leurs voeux ou leurs caprices.» (Nicolas Bouvier, in Le Hibou et la Baleine, Zoé). Dans l'introduction du livre publié à l'occasion de cette exposition, Jean Starobinski écrit «Dis-moi quelle image t'attire, je te dirai qui tu es. (...) Dans son choix d'images, Nicolas Bouvier a établi un journal de ses explorations iconographiques et s'est confessé par voie indirecte, peut-être à son insu, avec toute sa curiosité du fantastique et de la douleur. En effet, les images choisies par Nicolas Bouvier le dépeignent lui-même, en révélant, par delà les normes habituelles du beau, l'attrait de l'étrange, l'intérêt pour les cultures (amérindiennes ou orientales) qui ignoraient la nôtre, le penchant pour le risible, quand c'est au prix du rire qu'on peut faire face à l'horrible. Il faut parcourir les images du corps de Nicolas Bouvier non comme une récapitulation des conquêtes de la science anatomique, mais comme une leçon de sagesse à la manière de celle qu'ont donnée Sebastian Brant, Holbein et Erasme à travers les images de la folie, ou à travers les danses macabres. Je conjecture volontiers que Nicolas Bouvier a collectionné ces images si souvent cruelles pour se dépayser et se mettre lui-même à l'épreuve de l'étrangeté, de même que dans ses voyages il a voulu renoncer à ses vieilles certitudes, s'infliger le dénuement le plus rude, pour parvenir à mettre à nu l'essentiel» (Jean Starobinski in Le corps, miroir du monde, éditions Zoé). Le corps - miroir du monde est une invitation au voyage dans le fond iconographique de Nicolas Bouvier. Les documents se côtoient dans un ordre dicté par les cousinages et les ressemblances. Le discours contenu dans l'image prime. Organisée en sept chapitres inspirés par les notes de Bouvier, l'exposition propose au visiteur une mise en perspective des images et témoigne de l'intérêt porté au corps depuis la nuit des temps. Ces groupements indiquent une piste, une lecture possible. Comme dans Entre errance et éternité, (Nicolas Bouvier, éditions Zoé) et dans l'exposition Le vent des routes les images sont escortées de citations selon le principe cher à Bouvier. «"la poésie, c'est quand un mot en rencontre un autre pour la première fois". Lorsqu'une chose rencontre le mot pour la dire - et souvent ces fiançailles se font attendre longtemps -, c'est aussi de la poésie et lorsqu'une image trouve enfin la phrase qui l'aime et qui l'habille, c'est encore de la poésie.» (Nicolas Bouvier in Le Hibou et la Baleine, Zoé). Pierre Starobinski
Impressum Ce livre a été
publié à l'occasion de l'exposition Commissaire de l'exposition Commissaire associée Conception iconographique
générale Muséographie Colonnes de lumière Documentation de l'iconographie Correspondances images
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en octobre de l'an 2000
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