Jacques-Etienne Bovard
Les Beaux Sentiments, roman, Bernard
Campiche.
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Jacques-Etienne
Bovard dans nos pages consacrées
aux auteurs de Suisse.
Jacques-Etienne
Bovard / Les Beaux Sentiments |
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Entretien avec Jacques-Etienne
Bovard
Quand "Les Beaux Sentiments
" déjouent la bonne conscience
par Jean-Louis Kuffer
SEIZE ANS APRÈS SON
ENTRÉE en littérature avec les nouvelles
d'Aujourd'hui, Jean
(L'Aire, 1982), Jacques-Etienne Bovard (né
en 1961) est devenu, avec deux premiers romans, La
Griffe (Bernard Campiche, 1992) et Demi-sang
suisse (Campiche, 1994), suivis d'un nouveau
recueil de nouvelles à caractère satirique,
Nains de jardin
(Campiche, 1996), l'un des nouveaux auteurs romands
les plus réguliers, en progressive expansion
du point de vue du métier, et le plus largement
reconnu par le public.
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Dans le dernier roman qu'il nous offre, l'auteur vaudois marque
une nouvelle avancée, tant du point de vue des thèmes
abordés que par son travail de narrateur, la gravité
généreuse de son approche de la réalité,
une belle brochette de jeunes personnages vivants et émouvants,
la justesse de son regard et de son oreille de dialoguiste.
Autant de qualités qui nous ont incité à
prolonger l'entretien.
- Quel est le déclencheur et la genèse des Beaux
sentiments ?
- Chaque livre commence à
se former en moi de façon je dirais thématique:
j'éprouve la nécessité de parler d'un
sujet, d'une idée qui me hante, m'agace, ou m'enthousiasme.
Or, la nécessité qui a amené Les
Beaux sentiments a été celle de faire
un livre qui mette au premier plan la jeunesse de ce pays,
dans ce qu'elle a de manifestement généreux,
de fort et de précaire à la fois. Un livre
pour dire que ce n'est pas parce que cette jeunesse est
remarquablement studieuse qu'on peut sans danger brader
sa formation au nom des économies budgétaires.
Pour dire que ce n'est pas parce que cette jeunesse n'a
guère d'idéologie qu'elle n'est pas intelligente,
et remplie de qualités de cur. Un livre surtout
pour dire que sous l'apparence rassurante, cette jeunesse
ne va souvent pas bien, et que ceux qui en ont la responsabilité
ne perdent jamais leur temps à se remettre en question.
A commencer par moi-même...
- Comment avez-vous travaillé
au roman ? Et comment avancez-vous, plus généralement
?
- Dans Les
Beaux sentiments comme dans mes autres romans, j'ai
avancé selon un plan très vague, qui s'est
dessiné peu à peu: l'année scolaire
encadrée de deux journées décisives,
les cinq parties qui se terminent chacune par un texte d'élève,
j'ai ainsi un goût assez classique pour les constructions
symétriques, mais au stade des chapitres je navigue
à vue... C'est qu'après les thèmes
seulement me viennent les personnages, puis enfin l'histoire,
que ces personnages modifient plus ou moins, en sorte que
je dois détruire, refaire sans cesse, et que j'arrive
aux dernières pages sans savoir comment le roman
finira.
- La grande proximité de votre
personne et de votre personnage a-t-elle fait difficulté
?
- Non, pas du tout. Aubort a aidé
Bovard et réciproquement... Disons qu'Aubort représente
la part la plus fragile de Bovard, la plus incertaine, que
Bovard a su compenser avec quelques longueurs et quelques
lueurs d'avance. Mais Bovard n'a pas envie d'oublier cette
part-là, il ne cherche surtout pas à s'en
débarrasser, car c'est aussi la plus féconde.
Rien de pire qu'un prof, qu'un écrivain qui sait:
même chose qu'en équitation, comme disait Chammartin
"quand on sait, on ne peut plus".
- Il y a un côté "témoignage"
dans Les Beaux sentiments, sans que le roman ne s'en tienne
au document. Qu'est-ce qui caractérise pour vous
le roman ?
- Sans doute est-ce une vision très
archaïque, mais personnellement je ne conçois
pas d'écrire un roman qui n'offre pas un éclairage,
fût-il partiel et partial, sur une époque,
un contexte, des mentalités, des sensibilités,
ni d'écrire un roman qui ne manifeste pas au moins
le désir d'un changement, d'une initiation à
quelque chose de plus grand, de plus vrai, de meilleur.
Le terme de témoignage me plaît assez aussi
dans l'idée que toute société gagne
à faire son procès, et que ce procès
ne se fait pas plus mal dans la fable d'un romancier-témoin
que dans toute autre démarche scientifique.
- Comment définiriez-vous votre
traitement littéraire de la réalité
? Vous posez-vous en "réaliste" ?
- Franchement, je ne sais pas si
ce que j'écris est réaliste ou pas. Je sais
même de moins en moins ce qu'est le réalisme.
Je ne sais qu'une chose: il
y a réellement, partout autour de moi, en
moi, des choses que je dois montrer, aimer, dénoncer,
de la manière la plus adéquate possible. C'est-à-dire
les élaborer dans une fiction si plausible qu'elle
puisse se confondre avec cette réalité.
- Ramuz est très présent
en arrière-plan du roman. Cet écrivain a-t-il
sur vous un ascendant particulier ?
- Aucun ascendant, je crois, quant
aux préoccupations, aux sujets, aux personnages,
etc. Mais Ramuz incarne pour moi, outre celui du courage,
de l'entêtement créateurs, l'exemple le plus
parfait de l'honnêteté en écriture.
Dans les périodes de doute, de fatigue, il n'y a
pas de lecture plus salutaire que ses livres, le
Journal en particulier.
- Avez-vous ressenti, comme votre protagoniste,
le "danger" éventuel de telle ou telle
lecture sur tel ou tel adolescent ?
- J'ai vu, oui, des élèves
profondément angoissés, voire démoralisés
par certains livres. Cela dit, il m'a toujours semblé
que le danger ne venait pas de l'uvre en soi, mais
de ce qu'elle achevait de fermer, de détruire dans
une vision du monde déjà très sombre
pour d'autres raisons, dont j'ai montré quelques-unes
dans mon roman. Aubort finit quand même par comprendre
qu'il est ridicule de censurer Voyage
au Bout de la Nuit ou La
Grande Peur dans la Montagne, que ces uvres,
au contraire, sont indispensables pour retrouver un équilibre...
Mais qu'alors, tout en montrant l'intelligence, la pertinence
aussi de ces uvres, soient laissées ouvertes
assez de portes pour s'en sortir, que ces portes soient
même montrées explicitement par le prof, qui
s'adresse à un public facilement impressionnable,
qui commence seulement à former son esprit critique.
- François Aubort est parfois
"élevé" par ses élèves,
comme si certains d'entre eux en savaient autant voire plus
que lui. Est-ce une expérience que vous avez faite
?
- Je la fais presque tous les jours.
En particulier en lisant avec eux. On vieillit, eux se succèdent,
on croyait avoir compris, et leur il neuf, leur réaction
spontanée, leur argument vous laissent tout interloqué.
"Tiens, je n'y avais pas pensé... Il se pourrait
que j'aie complètement passé à côté
de ceci ..." C'est l'inépuisable richesse de
ce métier.
- Un critique vous a reproché
d'idéaliser vos jeunes personnages, au détriment
des adultes. Que répondez-vous à cela ?
- Ah oui, cette dame qui trouve également
"romantique" de se jeter au lac la cheville enchaînée
au cadre d'une moto... Alors on est "idéaliste"
parce qu'au lieu de présenter la jeunesse sous son
aspect traditionnellement amorphe, boutonneux, glandeur,
on en montre au contraire les aspects les plus riches, les
plus prometteurs ? C'est fou ce besoin de catégories...
Bon, eh bien disons que j'assume d'autant plus volontiers
cette critique que ce livre est en quelque sorte dédié
à la jeunesse, et que la seule chose à mes
yeux qui vaille peut-être la peine d'être prise
dans bouquin est précisément cet élan
sentimental d'espérance et de confiance en elle...
- On vous reproche aussi d'être
un écrivain "grand public" ?
- Qui ? C'est curieux, personne parmi
ce "grand public", ne me l'a encore reproché...
Mais il notoire dans ce pays que, pour être admis,
j'allais dire pardonné écrivain, il faut avoir
bouffé de vache enragée pendant trente ans
et ne pas dépasser le cercle happy few. A 1500 exemplaires
vendus, il y a déjà anguille sous roche. A
3000, c'est l'opportunisme, on doit ça à l'exploitation
habile des événements d'actualité etc.
Passé 5000, c'est forcément l'imposture, la
trahison... On dirait que l'idée que n'importe qui
puisse se plaire à la lecture d'un livre sans être
un imbécile soit littéralement insupportable
à certains . Attitude qui ne serait que loufoque
si elle ne supposait pas un mépris assez lamentable
pour ceux qui, autant que les écrivains font vivre
la littérature: les lecteurs, tous ceux qui ne reçoivent
pas les livres en service de presse...
Propos recueillis par Jean-Louis
Kuffer
© Le Passe-Muraille, Journal
littéraire, CH -1003 Lausanne
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Article - par Jean-Louis Kuffer
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La littérature à
lécole du réel, ou comment passer de
l'explication à l'implication
C'est à l'empreinte qu'il
laisse en nous, autant qu'à son effet immédiat,
que nous évaluons la qualité d'un livre. A
cet égard déjà, et par la façon
dont il nous "tient" du début à
la fin de la lecture, et par la marque qu'il laisse en nous,
le troisième roman de Jacques-Etienne Bovard nous
paraît son meilleur livre à ce jour. Or il
va de soi que le mérite de ce livre ne se limite
pas à telle "bonne impression". A celle-ci
se rattache en outre tout un réseau d'observations
intéressantes et fécondes sur le monde dans
lequel nous vivons en cette fin de siècle, notamment
à l'approche de la nouvelle génération,
avec les inquiétudes liées à la fuite
en avant qui caractérise une forte mouvance de l'époque,
et les espoirs associés à toutes les formes
de résistance à l'abaissement général.
Dès la parution de La
Griffe, nous avions salué, chez le jeune écrivain,
une façon de traiter la réalité contemporaine
de plain-pied avec un mélange d'aplomb et d'ironie,
de précision et de sympathie qui se donnaient dans
une langue sans fioritures. Intéresser le lecteur,
avec cette histoire archiprosaïque de personnages très
typés classe moyenne,
décidés à renoncer à la fumée,
et marchant ensemble dans le Jura pour s'y aider, paraissait
une gageure, et pourtant le premier roman de Bovard, tout
dénué qu'il fût de la moindre trace
de "modernité" littéraire, amenait
quelque chose de neuf, de net et de vif dans l'observation
de la société qui nous entoure. Plus récemment,
et sur un ton plus mordant, les nouvelles de Nains
de jardin confirmaient cette qualité d'observateur
acéré, parfois un peu carré voire caricatural
à notre goût, mais qui avait le mérite
non négligeable de faire rire en égrenant
quelques tableaux acides de la vie petite bourgeoise en
pays suissaud comme s'y employèrent (en plus fin
mais en moins vigoureux) un Peter Bichsel ou un Hugo Loetscher.
Dans Les
Beaux Sentiments, Jacques-Etienne Bovard brasse à
la fois plus large et plus profond, en fondant son observation
sur un microcosme apparemment plus limité. Parce
qu'il y est question de ce que vivent un prof, qui pourrait
être le double de l'auteur, et de quelques-uns de
ses élèves, après le suicide inexpliqué
de l'un d'eux, d'aucuns hausseront peut-être les épaules
sans aller y voir de plus près, concluant d'avance
qu'il s'agit là d'un livre "sur l'école",
ou "sur la jeunesse", "sur le suicide"
ou "sur les abus sexuels". puisque aussi bien
l'un des personnages en est victime. Or s'il est vrai que
Les Beaux Sentiments
se passe essentiellement en les murs d'un gymnase lausannois,
et qu'il nous vaut un aperçu (sans égal en
nos contrées) des préoccupations d'un enseignant
et des relations que celui-ci entretient avec ses élèves
et la Cité. le roman nous saisit d'emblée
par sa matière émotionnelle et la qualité,
la justesse des voix qui s'en élèvent.
Roman de prof pour profs ? Nous dirions
plutôt: au contraire, dans la mesure où les
profs restent sûrement trop proches de ceux qu'évoque
l'auteur, cherchant alors des clefs ou ne voyant précisément
que le "document", tandis qu'un lecteur extérieur
y trouvera surtout les acteurs humains du drame qui se joue.
La réussite des
Beaux Sentiments, par ailleurs, ressortit à
sa modulation littéraire autant qu'à sa dimension
humaine ou éthique. Nous l'avons dit plus haut: c'est
un livre de voix et d'immersion, dont les personnages se
distinguent les uns des autres et se constituent, précisément,
par la voix.
Il y a la voix narrative confondue
avec celle de François Aubort, le jeune professeur
à la fois hypersensible et révolté,
hautement conscient de ses responsabilités, dont
le récit se détaille comme sottovoce,
en stances successives évoquant une méditation
ascendante, montée du fond de la conscience. A l'opposé
de l'auteur nombriliste se "projetant" en un double
plus ou moins flatteur, Jacques-Etienne Bovard construit
bel et bien, du dedans, un personnage indépendant
avec ce François Aubort peu sûr de lui, que
la mort de son élève culpabilise (il se demande,
le pauvre, s'il ne devrait pas renoncer à lire Beckett
ou Kafka en classe, relayant la suspicion de son directeur
et de quelques parents), ou qui paie un café à
un groupe de gymnasiens pour leur éviter la torpeur
du pastis... Ce fils de bourgeois rangés se critique
volontiers lui-même, raillant sa propension à
la B.A. de vrai saint-bernard. Du moins le sent-on moins
désabusé que certains de ses collègues
(une réunion de profs pas piquée des vers),
mais par trop naïf aussi, au point de lui souhaiter
quelque électrochoc. La vie se charge alors de le
secouer, relançant son propre apprentissage.
Autre voix ensuite, de ce garçon
d'une classe "technique" qui se débat dans
une terrible situation personnelle camouflée par
un optimisme de façade (tout est "super",
n'est-ce pas ?), ce Cédric aux parents nuls et au
beau-père par trop caressant qu'Aubort va prendre
en charge avec l'aide de deux de ses élèves
plus âgés. Tant par ses bouts de phrase un
peu vasouillards (captés par l'écrivain avec
une précision sans faille) que par telle composition
"poétique" où il formule enfin son
appel au secours, le personnage de Cédric incarne
la fragilité et la vie bondissante, la pudeur blessée
et la rage du petit animal, la déréliction
de l'enfant perdu.
Les beaux sentiments qu'il suscite
relèvent-ils, là-dessus, de la mélasse
sentimentale et ne font-ils qu'entretenir la bonne conscience
d'un chacun ? Le prétendre reviendrait à dire
que toute solidarité réelle, dans ce monde
qui s'en gargarise, que tout souci de bien faire, que tout
effort constructif, que tout amour procèdent de ladite
sentimentalité. Or les sentiments que filtrent Bovard
ne sont jamais liquoreux ou larmoyants. D'une autre façon,
le personnage d'Anne-Sophie, elle aussi abusée et
qui "fait avec" avec une maturité qui aide
son maître à s'élever lui-même,
nous reste aussi en mémoire comme une voix parfaitement
individualisée.
Si Les
Beaux sentiments fait peut-être moins littéraire
que nombre d'ouvrages célébrés en les
chapelles de la paroisse littéraire romande, ce livre
représente, à nos yeux, une véritable
cristallisation de langage, où matière bruissante
et vibrante de l'ici et du maintenant est ressaisie, filtrée
et transformée. Les hasards de la lecture nous ont
fait lire le dernier livre Jean-Marc Lovay, Aucun
de mes os sera troué pour servir de flûte enchantée,
en même temps que celui de Jacques-Etienne Bovard.
On ne saurait imaginer ouvrages plus opposés apparemment
dans leur forme et la réalité qui les tisse,
et pourtant nous voyons en chacun d'eux l'expression d'une
parfaite intégrité littéraire fait
que le public se jette plus volontiers sur l'un que sur
l'autre n'a rien voir avec la valeur respective de chacun...
Jacques-Etienne Bovard, Les Beaux Sentiments,
roman, Bernard Campiche, 367 p.
Jean-Louis Kuffer
© Le Passe-Muraille, Journal
littéraire, CH -1003 Lausanne
Page créée le 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01
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