La première rencontre de
Charles-Albert Cingria et d'Igor Strawinsky
La première rencontre de Charles-Albert
Cingria et d'Igor Strawinsky eut lieu à Paris, en
mai 1914. On ignore dans quelles circonstances. Mais le
compositeur fut certainement tout de suite séduit
par un homme de lettres qui parlait musique en connaissance
de cause et qui développait sur ce thème des
idées qui le confortait dans ses propres choix et
ses propres expériences. Aussi le retrouva-t-il avec
plaisir dans les années 1915-1920, où il était
fixé avec sa famille à Morges, et où
il n'avait pas de meilleurs répondants que les écrivains
et les musiciens du groupe des Cahiers vaudois, dont il
cite les noms, d'ailleurs sans autre commentaire, dans le
premier volume des Chroniques de ma vie. C'est surtout avec
Ramuz qu'il se lia et de cette heureuse collaboration naquit,
comme on sait, la merveilleuse Histoire du soldat et Noces.
Mais en même temps il a de sérieux débats
d'idées avec Charles-Albert, qui suivait de près
son travail et sut tout de suite en apprécier la
nouveauté et l'importance, à une époque
où l'art du compositeur russe était encore
loin de s'être imposé. Lorsqu' étant
entré en rapport avec Victoria Ocampo en vue d'une
éventuelle collaboration à la revue sud-américaine
Sur, il s'entendit reprocher par cette hautaine dame de
n'être que le pâle reflet des théories
strawinskiennes, il n'était que juste qu'il protestât
et se proposât (il ne le fit pas) d'écrire
à l'auteur de Sacre "pour bien stipuler que
mes idées ne sont nullement dépendantes des
siennes. C'est lui qui a désiré me connaître
il y a 25 ans après avoir lu un article, où
je définissais ce que par la suite il devait entreprendre
" (à Jean Paulhan, janvier 1938. C.G. IV, 139).
L'article dont parle ici Cingria est probablement son "Essai
de définition d'une musique libérée
des moyens de la raison discursive", qui avait paru
dans La Voile latine en avril 1910. D'entrée de jeu
Charles-Albert y justifiait pour la première fois
l'opposition fondamentale qu'il veut voir entre le plain-chant,
la musique ancienne et ses dérives jusqu'à
Bach, et la musique italienne et ses prolongements, du bel
canto à Wagner. Ce qu'il prêche, c'est une
musique "libérée du sentiment littéraire",
et quand il entend les premières compositions de
Strawinsky, en particulier l'Histoire du soldat, qui "résume
toute l'expérience musicale d'une époque"
(O.C. IV, 141), il comprend que la musique entre avec lui
dans l'ère d'une nouvelle vérité.
Cingria accompagnera fidèlement
le compositeur à travers son illustre carrière
Dès lors et pendant toute
leur vie, Cingria accompagnera fidèlement le compositeur
à travers son illustre et tumultueuse carrière,
ne cessant de le considérer, en dépit de ses
évolutions et retournements, comme "le prince,
malgré tous et tout, encore de toute la musique"
(C.G. III, 150). Toute sa vie il le félicitera d'échapper
à ce qu'il appelle le nordisme, soit l'habitude de
faire de la musique une occasion de rêverie et de
sentimentalité. Or, et c'est Strawinsky lui-même
qui l'affirme : "Je considère la musique, par
son essence, comme impuissante à exprimer quoi que
ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique,
un phénomène de la nature, etc. L'expression
n'a jamais été la propriété
immanente de la musique... Si, comme c'est presque toujours
le cas, la musique paraît exprimer quelque chose,
ce n'est qu'une illusion et non pas une réalité.
C'est simplement un élément additionnel que,
par une convention tacite et invétérée,
nous lui avons prêté... et que nous sommes
arrivés à confondre avec son essence."
Or C.A. est toujours parti de cela, qui lui paraît
une évidence. D'où sa joie à se trouver
si parfaitement d'accord avec l'un des plus grands musiciens
de son époque dont les accords et rythmes miraculeux
qui paraissent rejoindre l'esprit même de la musique
originelle. "C'est le fameux timbre d'argent des troubadours,
antérieur de deux siècles, et ce que Strawinsky
a fait c'est du déchant (de l'organum duplum) et
je suis là-dedans jusqu'au cou" (au Dr. P. Gay,
Noël 1935, G.G. IV, 313).
Une communauté de vues
théoriques fut à la base d'une bonne amitié
Cette communauté de vues théoriques
fut à la base d'une bonne amitié qui lia les
deux hommes tout au long de leur vie. Cingria suivait attentivement
le développement de son ami le compositeur et fut
naturellement de la plupart des grandes premières,
ou des grandes reprises, quand elles avaient lieu à
Paris, Il était ainsi tout fier, au début
de 1920, d'assister au Festival Strawinsky à la salle
Gaveau, assis à côté du compositeur,
tandis que Cocteau et Picasso étaient dans le couloir,
Avec lui encore il assista à la plupart des représentations
d'après-guerre des Ballets russes, encore que le
côté "ballet" de Strawinsky l'indisposât
plutôt. En 1918 il propose à Paul Budry un
cahier vaudois sur le thème Le Cygne et le Dauphin,
tract écrit à l'instigation de Blaise Cendrars,
pour prendre la défense de Strawinsky, un peu égratigné
dans le livre de Cocteau. Le Coq et l'Arlequin. De son côté,
le compositeur a toujours un grand plaisir à le recevoir,
à l'écouter. Il l'invite souvent à
s'asseoir à la table familiale, à Paris, à
Nice, en Savoie, et C.A. est toujours heureux de se trouver
là au bon moment car il apprécie hautement
la présence d'Igor, mais aussi celle de ses fils,
Théodore, le peintre, ou Nini (Sulima), le pianiste.
Cingria glisse naturellement ses livres sous les yeux du
grand homme, qui y trouve parfois des occasions de s'emballer;
par exemple à propos du Pétrarque, en 1932,
dans lequel il découvre un passage qui lui paraît
particulièrement pertinent et qui vaudra à
C.A. d'être largement cité dans le second tome
de Chroniques de ma vie. Les filles, la femme du musicien,
tuberculeuses toute les trois étaient amenées
à faire de longs séjours à la montagne,
en Savoie; Strawinsky les y suivit souvent, et ce fut autant
d'occasions pour C.A. de rencontre bienvenues dans ces nouveaux
asiles que furent Voreppe, Monthoux ou Sancellemoz, où
il fut toujours reçu avec chaleur et confiance, "Nous
passons de bien agréables soirées à
jouer au billard russe avec Igor et ses fils et d'autres
gens au château de Monthoux". (Lettre à
H.-L. Mermod, août 1937?)
Portrait d'Igor Strawinsky par
Charles-Albert Cingria
Ce sont ces rapports d'amitié
qui ont permis à Charles-Albert de tracer le portrait
d'Igor Strawinsky avec la plus haute pertinence, Son fils
même, Théodore, l'affirme :
"Personne n'a fait de Srawinsky
un portrait plus exact ni plus vivant que Charles-Albert
Cingria; c'est lui qui écrit entre autres : "Il
a de l'ordre dans les sentiments, de l'ordre dans tout ce
qu'il fait, de l'ordre dans les grandes et les toutes petites
choses... Manger est pour lui, comme il sied, une chose
très importante, et boire est aussi une chose très
importante. Avec cela il ne mange presque rien et boit peu.
C'est ce qui importe... Ses vêtements de ville sont
fastueux et impeccables, ceux d'intérieur ingénieux
et richement fantaisistes." Et encore : "Il sait
le latin (comme beaucoup de Slaves qui ont fait simplement
chez eux leurs études classiques) et il le sent dans
le français, mais ce qu'il sent et qui le grise,
c'est les armatures, par les mots qui entraînent et
font se perdre la force en jetant du charme...
La carrière de Strawinsky
l'accapare évidemment de plus en plus; de mois en
mois il s'envole pour des tournées perpétuelles
qui l'entraînent aux quatre coins des cinq continents.
Ce qui introduit souvent dans leurs relations des parenthèses
parfois longues, que ne colmatent pas toujours la correspondance.
La plus rude coupure fut celle de la guerre. A la fin septembre
1939, Strawinsky quitte l'Europe en guerre pour New York,
se remarie avec Vera de Bosset, donne des conférences
à Harvard, tout en poursuivant une activité
musicale débordante, devient une vedette d'Hollywood,
prend la nationalité américaine. Pendant que
Charles-Albert, revenu en Suisse, mène entre Lausanne
et Fribourg une vie effacée, singulièrement
misérable. Les deux amis ne reprendront leurs échanges
épistolaires qu'en 1947, et ne se reverront qu'en
septembre 1951, à Venise, pour la première
du Rake's Progress.
A la mort de Cingria, invité
à participer à l'hommage que lui rendra La
Nouvelle Nouvelle Revue française dans son numéro
de mars 1955, le grand Strawinsky, couvert de gloire et
d'honneurs, se contenta d'un hommage bref mais de poids
: "C'est un thème beaucoup trop important pour
que je puisse, dans la hâte de ma vie présente,
formuler mes pensées sur cet ami infiniment cher
qui vient de nous quitter, sur son don et son oeuvre extraordinaires."
Toutes les lettres de Cingria,
mais traduites en anglais!
Et j'ajouterai pour notre honte que jamais personne, dans
notre intelligentsia romande, n'a jamais fait la moindre
allusion à cette étonnante publication.
On s'étonnera que cette importante
correspondance ne paraisse qu'aujourd'hui. Et l'on aura
raison de s'étonner. Quand nous préparions
l'édition de la Correspondance générale,
dans les années 70, nous ne pouvions nous adresser,
en Amérique, qu'à ceux qui détenaient
alors l'héritage Strawinsky. C'est ainsi que, dans
le tome V de la Correspondance générale, on
ne trouve que trois lettres de C.A. à Igor Strawinsky
(avec quelques autres à Théodore Strawinsky).
Depuis lors, on a appris quel chef d'orchestre Paul Sacher
avait créé à Bâle une fondation
portant son nom, destinée à rassembler des
ensembles de manuscrits, partitions, documents, livres,
correspondances intéressant prioritairement la musique
du XXe siècle, et qu'il avait acquis en particulier
tout l'impressionnant fonds d'archives Strawinsky auquel
un immense catalogue fut bientôt consacré.
En rêvant à toutes ces richesses, conservées
avec tout l'appareil des méthodes les plus modernes,
nous avons pensé un jour que ce fonds pourrait bien
receler plus de documents Cingria que nous n'en connaissions.
D'où la démarche auprès de la Fondation
Paul Sacher pour poser la question. Pendant un an, pas de
réponse, et je pensais le problème enterré
quand, un an après, un aimable M. Mosch me répond
et m'apprend que les archives Strawinsky contiennent en
effet une quarantaine de lettres et cartes de Charles-Albert
Cingria que l'on peut consulter sur microfilm. Je vole aussitôt
à Bâle où l'on me met devant un écran
qui me permet de me rendre compte de l'intérêt
majeur de ce dossier. Mais ma surprise n'allait pas s'arrêter
là. Mon bienveillant guide me glisse en effet dans
les mains la Selected Correspondance d'Igor Strawinsky,
publiée par Robert Craft en trois gros volumes de
500 pages (Faber a. Faber) et dont le 3e, publié
en 1985, contient à peu près toutes ces lettres
de Cingria, mais traduites en anglais! Et j'ajouterai pour
notre honte que jamais personne, dans notre intelligentsia
romande, n'a jamais fait la moindre allusion à cette
étonnante publication. Même la très
exemplaire Bibliographie des lettres romandes de Régis
de Courten n'en souffle mot. Bref, on conviendra que le
temps est peut-être venu de lire enfin cette correspondance
dans sa langue originelle.
Naturellement l'édition annotée
de Robert Craft constitue une aide précieuse pour
éclairer les différents moments de cette belle
amitié. Dès mars 1948, Robert Craft était
devenu l'assistant du musicien et peu à peu son indispensable
factotum. Il fut le premier dépositaire de sa pensée,
de ses papiers, manuscrits et correspondances. De nombreuses
interviews et divers ouvrages sous leur double signature
en témoignent. Sans compter qu'à l'occasion
Strawinsky lui confiait sa baguette de direction (par exemple
pour Abraham et Isaac en 1964, ou Introïtus en 1965).
Cependant son édition des lettres n'est pas tout
à fait une édition modèle : il en sait
naturellement beaucoup plus que nous sur Strawinsky, mais
nous en savons un peu plus que lui sur Cingria. C'est d'ailleurs
le compositeur qui l'intéresse, et il lui arrive
assez souvent de ne pas traduire la totalité d'une
lettre, de sauter des passages, de remplacer par des points
ce qui lui paraissait trop difficile ou trop peu important.
mais enfin cette curieuse édition princeps n'en reste
pas moins une documentation obligée, à laquelle
nous avons le plaisir de pouvoir ajouter des lettres du
compositeur à l'écrivain, lettres heureusement
retrouvées dan le fonds Cingria du Centre de recherches
sur les lettres romandes et mises gracieusement à
notre disposition par la directrice du Centre, le professeur
Doris Jakubec. On verra que grâce à ce complément
bienvenu, plusieurs des lettres présentées
se répondent.
Nous disons donc toute notre reconnaissance
à M. Ulrich Mosch et à la Fondation Paul Sacher,
au professeur Doris Jakubec et au Centre de recherches de
Dorigny, enfin à Madame Denise Strawinsky, qui a
donné les autorisations nécessaires pour mettre
au jour cette correspondance que nous souhaitons aussi complète
que possible et, s'il se peut, définitive. Aussi
mon amicale reconnaissance à Marie-Thérèse
Lathion, des Archives littéraires suisses, et à
Jean-Christoph Curtet, qui ont accompagné ces pages.
Pierre-Olivier Walzer
Extrait de: Correspondance avec Igor
Strawinsky
Introduction de Pierre-Olivier Walzer
Avec l'aimable autorisation des Editions l'Age d'Homme
Page créée
le: 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01
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