Quarto N°17 Editorial français ... écrire en musique "En français" ? hésite André Gide dans Les Cahiers d'André Walter, "non, je voudrais écrire en musique". De l'osmose idéale d'Orphée (régulièrement réaffirmée depuis l'Antiquité) à l'éclatement générique revendiqué par beaucoup de contemporains, les deux arts - littérature et musique - témoignent d'une fascination réciproque. "Toute poésie chante et toute musique voudrait prendre la parole" écrit André Wyss. Pour certains auteurs - comme Gide - la réflexion porte sur la reconquête d'un art intégral, d'une symbiose primitive qui ignorait la distinction entre poésie et musique. Pour d'autres artistes se pose plutôt la question de la rivalité, de la préséance et des querelles de suprématie entre les deux langages. Ainsi Claude Debussy s'interroge en 1911 sur la mise en musique de textes littéraires : la musique doit-elle être "servante" ou "dominatrice"? De son côté, Mallarmé quittait les concerts Lamoureux plein d'une "sublime jalousie" cherchant "désespérément à trouver les moyens de reprendre pour [l'écriture] ce que la trop puissante Musique lui avait dérobé de merveilles et d'importance" (Valéry Pièces sur l'art). Mais c'est sans doute à Richard Strauss et à son Capricio de 1942, que l'on doit au XXème siècle le plus attachant débat sur la question. Un compositeur, Flamand, et un poète, Olivier, argumentent; chacun en faveur de son art; la discussion est arbitrée par la Comtesse qui clôt l'opéra sur une question en suspens : "Sind es die Wörter, die mein Herz bewegen, oder sind es die Töne, die stärker sprechen ?" Pianiste et musicologue, écrivain et musicien, mélomane et répétiteur, compositeur et critique..., chacun des auteurs de ce Quarto combine des points de vue particuliers pour envisager la question - mille fois analysée, jamais épuisée - des liens qui unissent littérature et musique. En ouverture de ce cahier, Georges Starobinski évoque les influences littéraires de Schumann sur la genèse des Kinderscenen. André Wyss prolonge la réflexion ouverte dans son Eloge du phrasé par une étude de l'"écriture musicale" de Pascal Quignard. Nous avons consulté en outre Pierre-Dominique Bourgknecht, Jean-Carlo Flückiger, Françoise Fornerod et Pierre Michot qui ont relu Borgeaud, Cendrars, Cingria, Ramuz ou Rivaz sous l'angle de leurs rapports à la musique. Et pour changer de ton, nous avons demandé à trois auteurs - Etienne Barilier, Aline Delacrétaz et Daniel Maggetti - de se mesurer très librement à cette problématique. De Métastase à Adriano Celentano, de Goldoni à Mino Reitano en passant par Sand et Chopin, leurs voix, parfois émues, parfois attendries, savantes, toujours surprenantes, nous emmènent à la découverte de leurs imaginaires musicaux. Archives littéraires suisses allemand ... in Musik schreiben "In Französisch?" fragt André Gide zögernd in den Cahiers d'André Walter. "Nein, ich möchte in Musik schreiben." Von der vollkommenen Durchdringung in Orpheus (wie sie seit der Antike immer und immer wieder beglaubigt worden ist) bis zur radikalen Trennung, zu der viele unserer Zeitgenossen sich bekennen: beide Künste - Literatur und Musik - sind voneinander fasziniert. "Jede Dichtung singt, und jede Musik möchte das Wort ergreifen", schreibt André Wyss. Einige Autoren - wie Gide - denken über die Rückeroberung einer umfassenden, einer ursprünglichen Symbiose nach, die einen Unterschied zwischen Poesie und Musik nicht kennt. Andere Künstler beschäftigt eher die Rivalität zwischen beiden Ausdrucksformen, die Frage des Vorrangs, der Streit, welche der anderen überlegen sei. Soll die Musik "Dienerin" sein oder "Herrin", fragt sich Claude Debussy 1911 im Zusammenhang mit der Vertonung literarischer Texte. Und Mallarmé verliess die Concerts Lamoureux voll einer "erhabenen Eifersucht", die "verzweifelt nach Mitteln suchte, [der Dichtung] zurückzugewinnen, was ihr die übermächtige Musik an Wunderbarem und Bedeutungsvollem geraubt hatte" (Valéry: Pièces sur l'art). Ohne Zweifel aber verdanken wir im 20. Jahrhundert Richard Strauss und seinem Capricio von 1942 das fesselndste Streitgespräch über das Thema. Der Komponist Flamand und der Dichter Olivier argumentieren - jeder zugunsten seiner Kunst. Schiedsrichterin im Disput ist die Gräfin; sie lässt die Frage, mit der die Oper schliesst, in der Schwebe: "Sind es di Wörter, die mein Herz bewegen, oder sind es die Töne, die stärker sprechen?" Pianist und Musikwissenschaftler, Schriftsteller und Musiker, Musikenthusiast und Repetitor, Komponist und Kritiker... die Autoren dieses Quarto betrachten die tausendmal analysierte, nie erledigte Frage: Was verbindet Literatur und Musik? unter je besonderem Gesichtswinkel. Georges Starobinski erinnert im ersten Beitrage des Hefts an die literarischen Einflüsse auf Schumanns Kinderscenen. André Wyss führt die Überlegungen seiner Eloge du phrasé in einer Studie über die "écriture musicale" [das musikalische Schreiben] von Pascal Quignard weiter. Pierre-Dominique Bourgknecht, Jean-Carlo Flückiger, Françoise Fornerod und Pierre Michot haben Borgeaud, Cendrars, Cingria, Ramuz und Rivaz wiedergelesen und ihre Beziehungen zur Musik erkundet. Und schliesslich haben wir, um die Tonart zu wechseln, drei Autoren - Etienne Barilier, Aline Delacrétaz, Daniel Maggetti - gebeten, sich in aller Ungezwungenheit an der Problematik zu versuchen. Von Metastasio zu Adriano Celentano, von Goldoni zu Mino Reitano, über Sand und Chopin, lassen uns diese Stimmen, lebhaft bewegt manchmal und manchmal behutsam, immer kenntnisreich, immer auf überraschenden Wegen, ihre musikalischen Vorstellungswelten entdecken. Schweizerisches Literaturarchiv
Sommaire I Littérature et musique Georges Starobinski André Wyss II Quelques auteurs romands et la musique Pierre Michot Stéphanie Cudré-Mauroux Pierre-Dominique Bourgknecht Françoise Fornerod Jean-Carlo Flückiger III Récits musicaux Etienne Barilier Aline Delacrétaz Daniel Maggetti Andreas Mauz Informations/Informationen/Informazioni/Informaziuns Extrait de : Quarto N°17
Charles-Albert Cingria (1883-1954) : la justification
par la musique Charles Albert Cingria. Rares sont les écrivains dont l'oeuvre et la pensée furent bâtis autant que chez lui sur la musique. Au regard de ses premières années de formation, celui-ci aurait pu devenir musicologue ou brillant pianiste-interprète. Peut-être même compositeur. Mais il n'en fut rien: "j'étais musicien tout ce qu'il y a de plus né et aujourd'hui, je le suis encore. Cependant j'écris : rageusement parfois et sans pouvoir m'arrêter." Vers 18 ans, après de brillantes études de piano au Conservatoire (et des cours particuliers suivis chez les compositeurs Otto Barblan et Giovanni Sgambati), Cingria abandonne sa carrière musicale. Il ne pratiquera plus la musique qu'en dilettante. Pourquoi ? On dit souvent qu'il fut doué en tout mais peu discipliné. Lui manquait-il peut-être des oeillères pour réussir une carrière? Toujours est-il que la musique apprise semble sonner creux. Dans une lettre de 1903, Cingria s'explique ainsi : "Eh oui, j'a usé tout ce que j'avais de fibres musicales, plus rien ne coule vraiment naturellement, plus rien n'est sincère [...] Mon clavier dévide des centaines de formules machinales qui [...] ne concordent plus avec mes sentiments." Désormais, c'est par l'écriture que Cingria part à la quête d'une autre musique: le "musical pur". Afin de démontrer son existence, Cingria y reviendra sans cesse, revisitant "grosso modo" - à la manière du Nietzsche de "l'Origine de la Tragédie" - l'histoire de la musique. A 18 ans, la musique "normale" et "authentique" a pris le pas sur la musique jouée, l'écrivain s'est délivré du musicien. Nous ne décrirons pas ici dans les détails ce que Cingria considérait comme de la musique pure. Dans cet article, nous proposerons d'envisager la lecture de son oeuvre et de ses idées (au-delà du monde musical) à travers deux éléments clefs entrant dans sa définition du "musical pur" : la séquence médiévale et la polyphonie de Palestrina. Ecrire : à l'exemple du Moine Notker Le premier élément se trouve principalement dans son imposant traité sur le rythme du chant grégorien intitulé "La Civilisation de Saint-Gall", et publié en 1929. Cingria y explique que "le pauvre et merveilleux recommencement de toute la poésie jusqu'à nos jours" fut, en la présence du moine et chantre Notker, "l'idée de parler, de dire des choses allant bien avec [un] chant". Dans cet extrait, il parle donc de la séquence médiévale, un art religieux qui consistait à adapter de nouvelles paroles à des mélismes grégoriens préexistants (mélodies sur une seule syllabe: sur le "A" de "Amen" par exemple). Notker le bègue (v. 840-912), célèbre poète et musicien de l'abbaye alors florissante de Saint-Gall, en fut longtemps considéré comme l'inventeur. Pour Cingria, cette découverte est une révélation. Ce qu'il le frappe dans "l'invention" saint-galloise, c'est que "l'intention de signifier n'y est rattachée qu'après coup. Elle est importante (...), mais elle n'a pas un rôle structural.". Ce qu'il en retient, c'est qu'un moine a écrit un jour des textes sous l'essentielle inspiration de Dieu et de la joie de chanter. Les textes de Cingria décrivant son rapport au langage ou son regard sur les écrits de ses contemporains gravitent toujours autour de cette idée que la vraie poésie procède d'une logique non-discursive. En d'autres termes, une logique musicale héritée de l'oeuvre de Notker. En 1926, Cingria écrit ainsi: "[...] Cendrars est surtout un séquencier, Rien n'est plus cela que le "Panama ou Aventures de mes sept Oncles". Ce qui fait le soutien (les neumes, l'air tout seul, motif et raison des mots) c'es un dessin qui en même temps un rythme. [...] Entre chaque couplet il y a ce dessin et ces bruits de rail. Alors vraiment on comprend: Notker revit, s'amplifie." De même, dans la "Civilisation de Saint-Gall", il note: De la séquence victorine régulière vient la nouvelle poésie dont l'ère n'est pas encore close, mais qui avec Verlaine, Rimbaud, Claudel, Péguy, Cendrars, Whitman se ravive à la forme irrégulière primitive : évidemment pas à cette musique (ce plain-chant); il n'en demeure pas moins qu'une disposition terrestre et divine - les nombres - antérieure à l'intention discursive est une musique et que c'est cela qui ordonne, motive, allouant à cette dernière poésie, en contraste avec celle-là devenue toute intellectuelle - allégorique - ou romantique - dithyrambique, imitative - des deux siècles précédents, une allure de séquences. Nous retournons aux onomatopées, à une docilité aux rythmes et aux bruits de la terre à quoi assistent les astres. Ce qu'il écrit là est important. On se doute que les rapprochements littéraires que Cingria opère n'ont rien d'académique. Il s'agit plutôt d'un sentiment. Cingria cherche à mettre en évidence entre ces écrivains une familiarité intemporelle à partir d'une idée de rapport au monde très particulière: "une disposition terrestre et divine" toute musicale. On comprendra mieux en cherchant dans les écrits-mêmes de Cingria des traces de cette "docilité aux rythmes et aux bruits de la terre". Un monde à lire : la logique du promeneur On a souvent relevé dans la structure des ses textes - en s'appuyant parfois sur des données biographiques une logique de promeneur, c'est-à-dire une écriture qui - comme Cingria - va son chemin, émerveillée des choses alentour, digressant au gré des rencontres et des impressions de voyageurs. Ainsi Promenade dans Paris (1921), Impressions d'un passant à Lausanne (1932), Voyage du Haut-Rhône (1944), Tranche de route (1945) ou encore Ce que l'on voit du train en Italie (1951) se présentent déjà par leurs titres comme des notes prises sur la route, sans but apparent de démonstration. Dans un texte de 1936, Cingria lui-même utilise cette métaphore du promeneur pour définir l'art de la prose: " [...] se servir du langage comme profession et comme art, ce n'est guère que comme de marcher à pieds." A travers son oeuvre vaste et multiforme, l'écriture de Cingria nous donne à voir un homme tout abandonné aux surgissements d'événements de la route. Le but a priori n'importe pas. Ce qui prime, c'est l'expérience du parcours. D'une petite promenade faite en Savoie, il écrit: "Il me semble que je viens de parcourir les étapes d'une inconcevable aventure. Tout cela ne semble rien. Il n'y a point de total à faire. [...] J'ai appris, j'ai éprouvé. Il faut que cela recommence." Reprenant en quelque sorte la conception médiévale de l'univers en tant que deuxième Livre, Cingria relit - écoute - partout la présence d'un ordre divin: "Un poteau télégraphique est une lettre, la lune est une lettre. Tout le ciel est un alphabet vociférant." Le monde est comme une musique harmonieuse à partir de laquelle - comme Notker - l'on peut digresser, gloser. L'écriture sera donc une "réaction de l'ivresse musicale", une poésie "soumise au vieux lyrisme bon de la terre", l'expression de la Grâce qui fait voir par fulgurance la beauté et l'ordre du monde: "Eh oui, c'est le réussi de tout ça qui étonne : cette grande séquence abécédaire qu'est le monde - monde qui a pour auteur Dieu." La promenade contrapuntique Si Notker fut pour Cingria une sorte d'écrivain exemplaire, la polyphonie du XVIe siècle - particulièrement celle de Palestrina -" représenta l'une des incarnations les plus achevées du "musical pur". Tout au long de son oeuvre, Cingria revint constamment sur le sujet, qualifiant notamment - à la suite de Nietzsche - la musique de Palestrina de "dionysien pur". Mais c'est métaphoriquement que le rapprochement avec Cingria est ici le plus intéressant. Car à ses yeux, le contrepoint rassemble dans l'instant des voix indépendantes sans volonté d'exprimer autre chose que la joie musicale. Le monde semble pour lui être à cette image. Dans le Canal exutoire, il écrit une phrase restée aujourd'hui célèbre: "Je voudrais être partout et avant et ensemble comme les parties d'une fugue." Il n'est en somme qu'un seul événement notable: celui-là d'éternel et qui se répète sans cesse au hasard des parcours : "l'humble fait d'être". Ce qui arrive - le prodige - est, à la manière d'une partie d'un contrepoint. à ce point délivré de toute volonté individuelle qu'il n'est rien, outre son existence, son apparition : " [...] Quelque chose arrive. [...] C'est une jument et un petit monde qui tire. Le chaland est vide et va vite. A l'arrière, une somptueuse plante à fleur que la décoration de l'astre fait noire, mais qui, de jour, doit-être de cet opulent vieux rouge portugais triste de tout ce qui chante les siècles sur les routes des eaux depuis Mérovée, Ce n'est rien : c'est prodigieux." L'authentique événement ne se trouve pas dans le rare ou l'exceptionnel, mais dans ce qui est du plus "simple massif rassurant bon sens", à l'image du "simple air à la mode" (cf. note 19) répété dans le contrepoint palestrinéen : Enfin il y a les événements. Les moindres, en apparence, étant les plus significatifs. Il n'y a qu'à se promener. C'est ça qu'on trouve." L'écriture même de Cingria laisse entrevoir des similitudes avec ce qu'il retient de l'art de Palestrina : répétitions et variations de mêmes motifs (les astres, les sons, les couleurs, retrouvés un peu partout dans ce qu'il voit et qui confirment l'unité du monde), dispersion de l'instance énonciative (un "je" qui devient "on", puis "nous" ou "vous", l'anecdotique se métamorphosant ainsi en général), simplicité même des termes, comme des simples airs à la mode de Palestrina ("Il pleut, il pleut, il pleut et il pleut. Je dois presque dire que j'aime.") Conclusion Ce que Cingria semble répéter dans ses textes, c'est que l'écrivain n'a pas à construire d'autre monde que celui dans lequel il vit. "L'aventure est partout", note-t-il en 1954. Il s'agit plutôt de dire et redire sous mille variations possibles cet ordre éternel du monde, dont il fait parti. La vérité ne s'offre que par révélation, à celui "qui a des sens et la registration qu'acquiert et requiert une incessante joie poétique". Comme Notker, il faut pour Cingria que l'écrivain croie: "Donc il y a des auteurs. Qui? Dieu? Oui." Comme Palestrina, il faut qu'il soit authentiquement musicien: "Ce sont des sensations tendres et fines [...] qui engendrent irrésistiblement le poème. A cause de quoi? A cause que c'est universel et de tous les âges depuis que la terre existe. La poésie vétuste est pleine de ce ton bucolique où n'excelle que celui qui a le luth le plus à souhait gonflé de larmes." Chez Charles-Albert Cingria, la musique justifie tout. Même sa propre vie, qui fut difficile, débridée, solitaire. Au nom de quoi? Au nom de la foi: "Si on n'a pas accès à cette émotion-là, il est inutile de prétendre à respirer l'air que les citoyens de ce globe respirent. Aut fera aut deus." Pierre-Dominique Bourgknecht
Impressum Quarto N°17, novembre 2002 Concept et rédaction, choix iconographique : Stéphanie Cudré-Mauroux. Collaborateurs de
ce numéro La rédaction
tient à remercier Traductions : Rätus Luck, Ursulina Monn, Monica Nolli. Atelier de photographies de la BN : Sylvia Schneider et Peter Sterchi Graphisme : Franziska Schott & Marco Schibig Illustration de couverture:
C.F. Ramuz et Igor Strawinsky à la Crochettaz, Lavaux, 1928. Adresse et rédaction
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