Voyage en Villes d'Europe
Collectif, Voyage en Villes d'Europe, Editions Metropolis, 2004, 320p..

Voyage en Villes d'Europe

Textes de : Kenneth White (Glasgow), Luc Weibel (Berlin), Hugues Robaye (Bruxelles), Jean-Bernard Racine (Lausanne), Serge Bimpage (Genève), Bernard Poche (Lyon), Claude Raffestin (Turin), Predrag Matvejevitch (Gênes, Trieste, Rimini), Bertrand Lévy (Venise), Raphaël Kalmy (Bucarest), Lidia Jorge (Lisbonne), Alexandre Chollier (Lisbonne)

Du Nord au Sud, d'Est en Ouest, mais qu'ont-elles de tellement fascinant, ces villes d'Europe ? Bertrand Lévy et Claude Raffestin ont invité une dizaine d'auteurs, romanciers, poètes, essayistes ou universitaires à accomplir en toute liberté ce voyage en ville. Chacun a choisi au gré de ses pérégrinations des grandes petites villes ou des petites grandes villes, des capitales du présent ou du passé, des villes-centres ou des villes-marges, des villes d'un jour ou celle de leur enfance.
Le croisement de ces géographies personnelles offre une vision inédite de la ville européenne.

Bertrand Lévy, auteur de nombreux ouvrages sur la géographie littéraire et éditeur de Hermann Hesse en français, enseigne à l'université de Genève.

Claude Raffestin vit à Turin. Il a occupé la chaire de géographie à l'Université de Genève jusqu'en 2001. Il est l'auteur de nombreux ouvrages.

Collectif, Voyage en Villes d'Europe, Editions Metropolis, 2004, 320p..

 

Trois extraits de Voyage en Ville d'Europe

Glasgow: Tropique de Saturne
par Kenneth White

GLASGOW REVIENT DANS ma mémoire comme le mugissement de la sirène d'un bateau remontant la Clyde un soir de brume, comme le refrain lancinant d'une chanson des rues, comme un crépuscule embrasé sur Great Western Road, comme un terrain vague sous la lune, comme une image brouillée de pluie.
J'ai vu cette ville d'abord en termes biblico-apocalyptiques.
Il y avait de quoi. Tout près de la rue où vivaient mes grands-parents, dans le quartier le plus sombre et le plus déshérité de la ville, où traînaient des Indiens lascars et des Pakistanaises, une usine vomissait dans le ciel des flammes fuligineuses. Et puis à chaque coin de rue ou presque, un évangéliste prêchait un sermon dans une rhétorique baroque et avec des accents d'épouvante sur le Ciel et l'Enfer, la Mort dans la Vie, et, si on avait un peu de chance, la Vie après la Mort:
"On les a jetés en prison. Oui, frères, on les a jetés dans un donjon fétide et noir. Et leurs corps étaient couverts des grosses plaies qu'ils avaient reçues à cause des fouets. Le sang coulait, le sang coulait à flots, frères. Mais qu'ont-ils fait, frères? Ils ont chanté, frères, ils ont chanté. Ils ont chanté des hymnes à Dieu."
Ces rassemblements évangélistes avaient lieu surtout le samedi soir. Autour du prêcheur, une bande de badauds, dont la majorité étaient ivres, et certains ivres morts. Je me rappelle un soir et un de ces types ivres morts. À chaque fois que l'orateur terminait une période, mon voisin s'écriait: "Un, deux, trois, quatre, cinq." C'était peut-être un ancien mathématicien, compter ainsi étant le seul moyen qui lui restait pour ne pas perdre complètement la boule.
La référence biblique est inscrite dans la mythologie même de la ville.
Tout connaisseur de la Bible, comme moi (à l'âge de la puberté, j'étais l'heureux propriétaire de quinze Bibles, cadeaux de Noël), sait qu'un des grands problèmes de l'archéologie biblique, c'est le sort des Dix Tribus du Nord - celles qui ont disparu de l'histoire après l'invasion du Royaume d'Israël par les Assyriens. Selon certaines autorités reconnues dans les annales, telles que Las Casas, le père Duran et Rabbi Manasses, qui était Portugais, elles sont parties pour l'Amérique, où elles se sont installées près des Aztèques. Selon des autorités moins connues, mais qui néanmoins en savaient long, y compris un cousin de mon père, ingénieur de la Marine (pour préparer ses examens, il s'enfermait dans les W.-C., seul endroit tranquille de la maison, qu'il appelait sa "retraite hydraulique"), lesdites Dix Tribus se sont installées, en fait, à Glasgow.
Tout cela explique beaucoup de choses. Pourquoi, par exemple, mon meilleur copain à l'université s'appelait Moïse McKenzie, calviniste kabbaliste.
Je ne sais pas d'où sont venus les White. Mon grand-père, que je qualifierais succinctement d'existentialiste exaspéré et de cosmo-comédien, quand il n'était pas soldat (il se portait volontaire à chaque occasion qui s'offrait, afin de voir le monde), sillonnait le pays comme musicien. Il n'y en avait pas un comme lui pour jouer Le départ d'Aden du 42e, ou La flamme de colère de Pierrot le Loucheux, ou Trop longtemps dans cette damnée condition, et autres morceaux choisis de cornemuse bien connus des connaisseurs. Ces connaisseurs de cornemuse sont assez nombreux à Glasgow, qui est la plus grande ville celtique du monde, et pas seulement la plus grande, mais la plus porteuse de signes. Dublin, à côté, est douillet et provincial.
Parmi les Celtes déboussolés, braillards et parfois débrouillards de Glasgow, il y a bon nombre de White. On dirait qu'ils s'y sont rassemblés, venant de tous les coins du pays, mais surtout du Nord, où, habillés de manière pittoresque, ils crevaient de faim.
À l'entrée de la Nécropole de Glasgow, un de mes lieux de prédilection, se dresse une statue commémorant la vie d'un de ces White. Celui-ci dirigeait, au XIXe siècle, une usine de produits chimiques. À partir d'un minerai de fer (j'ai fait des recherches scrupuleuses et minutieuses dans la bibliothèque de la ville) qu'il importait de la Russie et de la Turquie, il fabriquait un sel, utilisé dans la teinturerie, qui prenait la forme de beaux cristaux écarlates. Il fit fortune, fut bon père d'une famille nombreuse, fut très actif dans la vie civique et, pour couronner le tout, était philanthrope.
On était peut-être parents à la mode de Bretagne. Mais peut-être pas. Car personne dans ma famille immédiate n'a fait fortune, ni n'a eu une carrière aussi stable, aussi exemplaire, en un mot aussi bourgeoise. On s'intéressait à autre chose. À la musique, notamment. Mon grand-père composait des partitions, qu'il jetait, enragé, dans le feu. Je n'ai jamais vu ces partitions. Mais j'en imagine les titres: L'Écossais errant, Le vol du skua le long de la côte, La fumée et les étoiles, Éloge de la vallée perdue. On était à la recherche de la musique du monde, et on allait de désastre en désastre.
Tout cela est assez fréquent à Glasgow.
D'où un certain humour noir.
[…]

Façades; poussière de brique et jardins de tilleuls
Portrait de Bucarest en ville excentrique

par Raphaël Kalmy

[…]
Le lendemain (vraiment? Ou n'est-ce pas mieux le premier jour d'un autre voyage?), une lumière aux tons crus, sèche, bistrée, couleur de figue, éblouit dès son réveil le voyageur. Il s'est levé tôt, mais n'éprouve aucune fatigue, et le brouhaha qui remonte dans sa chambre depuis la rue lui semble contenir en germe une merveilleuse journée. Les matins se ressemblent partout et ceux qui comme lui font l'effort de se réveiller tôt, sont récompensés par le privilège d'évoluer dans le même cocon protecteur, bercés par les mêmes bruits: le craquement des biscottes trempées dans le lait, les groupes d'écoliers se poursuivant sur les trottoirs, le battement des tapis, et tant d'autres signaux caractéristiques; là où la nuit isole et favorise la méfiance, le matin réunit en une seule communauté des individus que rapprochent les mêmes habitudes… Mais quelque chose de plus enivrant encore est perceptible aujourd'hui. Serait-ce les tilleuls, dont les fleurs jaunâtres, d'un jaune de confiserie, couronnent les cheveux du voyageur, après que, sans prendre la peine de déjeuner, il a commencé sa promenade? (Il faut reconnaître que depuis sa marche sur calea Victoriei, le printemps avait eu le loisir d'éclore!) Serait-ce les appels mélodieux d'une jeune Tzigane: équipée d'un training sans âge, la capuche dissimulant un fichu traditionnel, elle fait la collecte des vieux métaux? Ne serait-ce point avant tout le faisceau de rues au pavage arbitraire dans quoi il s'est engagé pour descendre jusqu'à la Dambovitza? Ce quartier, auquel on a donné le nom de "Lipscani" ("provenant de Leipzig") en référence à sa principale rue qui jadis était celle où l'on écoulait la marchandise achetée en gros dans la cité saxonne, a longtemps présenté la forme d'une espèce de souk balkanique. En tuant le petit commerce, la dictature communiste a également tué ce milieu cosmopolite où des marchands grecs, juifs ou arméniens guettaient le client comme une proie devant des boutiques intitulées en français: "Au chic de Paris" ou "Le monde élégant"; au surplus, dans la perspective de bientôt "systématiser" Lipscani, résidu de l'ancienne culture bourgeoise, en y construisant des tours, on laissa se détériorer les admirables demeures qui bordent ses rues, la plupart bâties au dix-neuvième siècle, et toutes soulignées par une ornementation souvent excentrique, parfois délirante, qui ici n'alourdit pas comme elle fait sur les monuments de calea Victoriei, mais au contraire donne une leçon de liberté; là où il n'y a nulle aspiration au bon goût, ni envie d'en imposer, le mauvais goût n'existe pas - ne reste que le mélange, total et décomplexé, de tous les styles: Renaissance et baroque, inspiration paysanne, citations rococo, mauresques ou encore vénitiennes, et influence byzantine partout! La dictature est tombée sans avoir eu le temps de réaliser son projet; cela n'a pas suffi, toutefois, à ralentir le mécanisme de décrépitude qui avait été mis en place. Le quartier est maintenant un grand malade, que faute d'argent on ne soigne pas. Certaines maisons n'ont plus que la peau sur les os, c'est-à-dire une façade aux cariatides décapitées, aux fenêtres surmontées d'un fronton crevassé et dont les vitres sont rafistolées avec du scotch, aux balcons prêts à rejoindre le sol. Comme à l'idée du tremblement de terre qui les emportera toutes, elles sursautent, angoissées, au passage des voitures trottant sur les pavés… Peut-être est-il préférable de ne pas chercher à savoir ce qu'elles dissimulent à l'intérieur: l'on y accède par un réseau de cours et d'escaliers qui tient du labyrinthe! De nombreuses familles tziganes occupent ces ruines dans des conditions que l'on devine d'une précarité absolue, mais l'aspect authentique et pittoresque de Lipscani commence à attirer certains investisseurs, qui ouvrent là restaurants ou boîtes de nuit ciblant une clientèle huppée. Quelques maisons sont ainsi rénovées à grands frais. Il est aussi question d'un plan de réaménagement plus vaste, dont la mise à exécution est retardée par le manque de financements. Mais sur ce point, le voyageur que nous suivons, ensorcelé par le charme poussiéreux des rues de la vieille ville, émettra une opinion radicalement différente de celle que la raison élémentaire pourrait lui souffler, et quand Lipscani sera devenu un patrimoine bichonné, il regrettera l'ivresse terreuse procurée par ce quartier auparavant, l'odeur âcre des briques, les teintes pâles et nuancées, le maintien noble de ce qui a survécu à toutes les catastrophes, naturelles ou non. Nul doute qu'alors, les citoyens de bonne volonté n'en viennent à lui reprocher cette attitude: qu'il leur suffise d'admettre que son opinion n'est qu'un sentiment lié au goût et que le goût ne se commande pas; le sentimental ne tâchant point à élever sa préférence au rang de programme civique, pourquoi lui chercher mauvaise querelle?
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Venise, en touriste
par Bertrand Lévy

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À la Furatola, dans le quartier du Dorsoduro, le garçon m'explique qu'il ne faut jamais ajouter de citron à du poisson grillé, (daurade du jour). Il y a treize ou quatorze ans, je mangeais ici des seiches au risotto. Le restaurant, avec ses filets de pêche, n'a pas changé. Pensé à D. qui m'a introduit à ce monde: encadrement d'art, meubles et masques anciens, papier peint. Je sortais de ma période américaine quand Venise a constitué l'étape décisive du basculement vers les valeurs européennes et artisanales. C'est à Venise que j'ai pris la décision définitive d'abandonner mes baskets et d'acquérir une serviette de cuir cousue main - vers le Rialto. J'ai revu la même serviette portée par un homme de lettres, le long du quai des bouquinistes à Paris, mais elle était plus fatiguée que la mienne. C'est qu'il ne l'avait pas cirée régulièrement!
L'hôtel P. est l'exemple même de l'élitisation du tourisme. On saisit ici l'accélération du processus. Les hôtels et pensions de quartier ont tous subi une rénovation qui a eu pour effet de tripler les prix en vingt ans. Au P., il y encore un puits et de la végétation dans la cour, mais le sol des salons d'étage, marbré à la Michel-Ange, a été recouvert d'une moquette. Les murs étaient peints dans ce blanc caractéristique des vieilles maisons italiennes qui rappelle la chaux, et des gravures anciennes ornaient les murs aux bons endroits; aujourd'hui, des tableaux sans caractère sont accrochés sur une tapisserie saumon. Après la rénovation (tv dans les chambres, air climatisé), une étoile a été ajoutée, mais le lavabo est toujours bouché. À l'époque, des infirmières, des étudiants épris de culture, peuplaient l'hôtel. Le garçon de réception aimait à parler des inondations ou des restaurants du quartier. Aujourd'hui, un cerbère ne vous adresse même pas un regard à l'arrivée; il vous réclame la pièce d'identité et la carte de crédit dont il enregistre les numéros. La clientèle est composée de retraités américains qui commencent par vous raconter leur vie.
Et la jeunesse? Quelques bandes éparses rôdent autour des Quadri et de l'ex Harry's Bar. En attendant le vaporetto de la ligne 1 qui devait me ramener à San Tomà, je me suis renseigné au Monaco et Grand Canale: il restait une junior suite à 990.000 lires. Mais comment font les bourses modestes? Il existe encore une Fondation qui abrite les jeunes artistes, mais il n'y quasiment plus de petits hôtels bon marché. On vous répond: exurbanisation de l'hébergement bon marché, à Mestre voire au Lido de Ferrare. Je veux bien, mais le charme de Venise n'est-il pas d'y résider, de vivre son rapport au temps si particulier? On ne saurait jouer ici à l'homme pressé: tout est lent, le transport par-dessus tout.
(À partir de 2002, les prix hôteliers se sont stabilisés, des lois favorisant la transformation de demeures en hôtels; des petits palais situés sur les canaux latéraux sont devenus des quatre et cinq étoiles, et les chambres d'hôtes fleurissent.)
Les ruelles et les passages étroits, la nuit, contribuent à rapprocher les corps et les âmes. La rentrée à l'hôtel confine à l'expérience mystique. Venise est un labyrinthe où l'on se perd avec délectation, et puis deux ou trois repères nous ramènent toujours vers des destinations connues: Al Accademia, A la Stazione, Per San Marco.
Paolo Barbaro, dans Venezia. La città ritrovata, titre traduit en français par Petit guide sentimental de Venise(!), raconte que les jeunes Vénitiens momentanément exilés sur la terre ferme pour leurs études ne rêvent qu'à une chose: être repris par la mère, non seulement pour retrouver le dimanche son risotto ou son poisson incomparable mais parce qu'après avoir vécu à Venise, toutes les autres villes sont inférieures sur le plan de la conductivité des souvenirs. On (re)devient vénitien en une ou deux heures (Sartre). Une fois à Venise, plus besoin de voyager; le monde vient à vous. Un tour entre les Terre Perse et la digue des Alberoni, c'est un coup d'œil jeté sur le monde à partir de l'eau.
Pourquoi à nouveau Venise? Parce que j'ai de plus en plus conscience que je ne découvrirai rien en Europe qui dépasse mes quelques lieux de prédilection: le Monte Brè au-dessus de Lugano, Venise, Sienne, Cortona et Simi, ma Venise égéenne. À partir d'un certain âge, le plaisir principal n'est plus celui de la découverte, mais celui de revenir sur ses pas, une reconnaissance de ce que l'on a été à travers la revisitation de quelques lieux. Certains appellent cela le voyage psychocentrique, opposé au voyage allocentrique, qui vise à la découverte de ce qui est autre, exotique et lointain. En fait, les deux composantes se mêlent à Venise.
[…]

 

Extraits de presse

Lyon, Trieste, Glasgow... Utopique d'aborder chaque lieu décrit. Surtout quand les auteurs du livre en convient d'autres à coups de citations, balisant leur trajet d'extraits piochés ça et là. Ainsi l'ouvrage se ramifie. Un "plus" en faveur de Voyage en Ville d'Europe.
[...] Le livre ne se clôt jamais tout à fait. Il incite à des (re)découvertes en série, à des odyssées-gigiognes, et ce tant au loin que dans le voisinage.

Marc-Olivier Parlatano
Le Courrier
http://www.lecourrier.ch/
13 novembre 2004

[...] Tout commence bien avec le Glasgow de Kenneth White, le Berlin de Luc Weibel ou le Bruxelles d'Hugues Robaye, insolites et personnels. Le reste est souvent pourri de références aux grands auteurs.

Etienne Dumont
Tribune de Genève
http://www.tdg.ch
15 novembre 2004