Natacha Allet
Le gouffre insondable de la face, Les autoportraits
d'Antonin Artaud, Editions La Dogana, 2005, 120 p.
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Natacha
Allet / Le gouffre insondable
de la face - Les autoportraits d'Antonin Artaud |
ISBN 2-940055-50-5
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Natacha Allet, jeune critique
issue de l'Ecole de Genève, interroge cinq
autoportraits dessinés par Antonin Artaud au
cours des derniers mois de son existence mouvementée.
Le dessin y apparaît comme une autre forme d'expression,
parfois plus radicale encore que l'écriture,
dans la lutte acharnée menée par cet
écrivain hors normes, pour échapper
à l'identité et à la prison de
l'être. En l'occurrence, la finesse de l'analyse
est servie par une langue qui ne se paie pas de mots,
mais qui, au contraire, cherche à convaincre
avec patience, à l'aide d'expressions justes,
mesurées, en s'appuyant constamment sur des
exemples probants et sur des citations du poète
qui renouvellent substantiellement la compréhension
de l'uvre. Ce nouvel ouvrage s'inscrit idéalement
dans la collection " Images ", créée
il y a quelques années à La Dogana,
où l'art des peintres et des poètes
trouvent à se croiser grâce, également,
au soin extrême accordé à la reproduction
des uvres.
Natacha Allet, Le gouffre
insondable de la face - Les autoportraits d'Antonin
Artaud,
Editions La Dogana, 2005, 120 p.
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Liminaire |
"Ainsi donc c'est en
prévention d'être dieu que j'ai été
un peu partout martyrisé;
[...]
c'est comme convaincu d'être dieu et pour m'empêcher
de m'en souvenir que j'ai été partout assassiné,
empoisonné, frappé à mort, électrocuté;
[...]
car dieu de son vrai nom s'appelle Artaud, et c'est le
nom de cette espèce de chose innommable entre le
gouffre et le néant,
qui tient du gouffre et du néant,
et qu'on n'appelle ni ne nomme;
et il paraît que c'est un corps aussi,
et qu'Artaud est un corps aussi,
non pas l'idée, mais le fait du corps,
et le fait que ce qui est néant soit le corps,
le gouffre insondable
de la face, de l'inaccessible plan de la surface par où
se montre le corps du gouffre,
le gouffre en corps, ce gouffre le corps, le gouffre corps
;
les Tibétains, les Mongols, les Afghans écoutant
dieu, ou que le gouffre infini leur parle,
sondant
l'antre éperdu du noeud par où le coeur
inconscient libère sa soif propre de noué
néant,
disent avoir entendu du gouffre monter les syllabes de
ce vocable :
AR-TAU,
où ils ont toujours voulu
voir la désignation d'une force sombre mais jamais
celle d'un individu.
Or je suis cet individu. Je suis, moi, cette force sombre."
1
Antonin Artaud écrit ce fragment
au début de l'année 1947, à peine sorti
de l'asile de Rodez, à peine soustrait à la
violence des traitements médicaux exercés
alors. Cet extrait fait partie d'un ensemble de textes au
fil desquels il élabore une petite mythologie de
son nom. Durant cette même période, Artaud
réalise sur des feuilles à dessin une multitude
de portraits, des portraits de lui-même et des portraits
d'autrui.
Le nom et les visage s'associent
nécessairement, car si le nom désigne en propre
tel individu, s'il en est l'index, le visage est le signe
corporel, il est l'icône de sa différence,
infime et infinie. La silhouette d'un corps, certes, peut
elle aussi être perçue comme l'expression d'une
individualité, mais la tête s'offre au regard,
dressée dans le prolongement du cou, dressée
seule et nue au-dessus d'un corps vêtu dont les membres
se redoublent ; et le visage, en condensant dans son étroitesse
une multiplicitéde traits, en composant une combinaison
unique, présente une singularité plus immédiate,
plus précise et plus sûre que ne saurait le
faire l'allure générale d'un corps. Il arrive
ainsi que le visage prenne comme le nom valeur de signature.
Dans le fragment cité de Suppôts
et supplications, la "face" et le "vocable"
se substituent au "visage" et au "nom".
L'individualité d'un être n'est jamais acquise
: elle fait l'objet d'une quête. Au terme de cet extrait,
Artaud affirme sa réalité d'individu, au sens
étymologique d'individuum, de corps indivisible,
et se définit dans sa spécificité :
"Or je suis cet individu. Je suis, moi, cette force
sombre." Mais cette affirmation est précédée,
dans le premier mouvement de son discours, par une véritable
lutte livrée au sein même de la langue : Artaud
s'empare des mots des autres pour les renverser, bouleverse
l'ordre établi (social et religieux) et se loge dans
la béance issue de ce chaos. La parole persécutrice
de ceux qui ont choisi de l'interner est retournée
contre elle-même : "Ainsi donc c'est en prévention
d'être dieu que j'ai été [...] martyrisé
; / [...] / c'est comme convaincu d'être dieu [...]."
2 De plus, la loi qui veut que l'homme naisse
d'une autre que lui-même, qu'un nom de baptême
lui soit attribué, une langue transmise, un corps
imparti, cette loi communément admise et justifiée
en dernière instance par le système théologique
chrétien est rendue aberrante : il y a deux noms,
tout d'abord, un vrai et un faux, qui entrent en concurrence
pour nommer l'innommable ("car dieu de son vrai nom
s'appelle Artaud, et c'est le nom de cette espèce
de chose innommable [...] / et qu'on n'appelle ni ne nomme")
; puis, le corps s'avère être le néant,
le gouffre ("et il paraît que c'est un corps
aussi, [...] le corps du gouffre"); le mot "face",
enfin, réservé en principe à la transcendance,
à son impalpable présence, sa plénitude,
est associé par une apposition ainsi que par lune
rime interne au mot "surface". Dans ce jeu rhétorique,
alors qu'il bouscule l'ordre de l'être, alors qu'il
évince Dieu comme raison de l'être, Artaud
s'installe à la place même de ce qu'il nie
absolument : il s'érige en une sorte de divinité
inverse. Il ne s'agit donc pas dans ce fragment d'une présentation
assurée de soi, glorieuse, mais d'une appropriation
essoufflée de l'Autre, d'une réappropriation
effrénée de soi.
Dans certains textes qui accompagnent
ses dessins, Artaud parle d'un lieu où le corps à
venir se devine. Ce lieu est le visage, "la face, l'inaccessible
plan de la surface par où se montre le corps du gouffre".
Le visage ne se réduit pas à une simple figure
: ses traits se font et se défont perpétuellement.
C'est que le visage se compose d'orifices où veillent
l'inexprimé, l'invisible : l'informe. Il est comme
l'ébauche, toujours recommencée, d'une inconnu
qui se dérobe. Artaud soutient en effet que "le
visage humain n'a pas encore trouvé sa face"
3. Cet usage du mot "face" est une
probable mise en cause de hiérarchie ordonnant de
manière ascendante le faciès animal, le visage
humain et la face divine. La face - révélée
seulement, selon la tradition chrétienne, lors du
Jugement dernier - est restituée à l'homme,
à l'homme distinct de l'animal par le fait, précisément,
que l'infini passe par son visage. Le visage se révèle
être ainsi l'espace privilégié où
se nouent les questions de l'individualité et de
l'humanité de l'homme. Il apparaît comme l'énigme
même, à déchiffrer, - comme le vrai
corps, à incarner.
L'incarnation 4 à
laquelle Artaud aspire n'est évidemment pas de nature
religieuse, mais artistique. Le rapprochement observé
entre la "face" et "l'inaccessible plan de
la surface" peut être interprété
de cette manière. Le corps à naître,
sans commune mesure avec l'organisme de chair et d'os qui
soumet l'homme à la séparation et à
la mort, se produira sur une page de cahier ou une feuille
à dessin. Quel moyen d'expression, le texte ou l'image,
sera propice à son émergence ? L'extrait de
Suppôts et supplications se développe
en un double mouvement dont je n'ai examiné que le
premier geste. Dans le second, Artaud quitte le registre
de la lutte et élabore une forme de fable. Après
avoir rejeté la tradition chrétienne de toute
la force de son habileté rhétorique, il en
invoque une autre, sans Dieu, qui lui permet de recommencer
l'articulation de son nom : "les Tibétains [...]
/ disent avoir entendu du gouffre monter les syllabes de
ce vocable : / AR-TAU". Au terme de ce micro-récit,
le nom d'Artaud perd sa fixité de nom pour devenir
un vocable, fragmenté, mobile ; il se présente
comme un son, un son émis du gouffre dont Artaud
se réclame, et non comme une graphie détachée
de l'individu qu'elle désigne ; peut-être est-il
à entendre comme un cri, Mais si Artaud trouve un
nom propre, au fil du texte, trouve-t-il un corps, trouve-t-il
un visage ? la culture exotique venue suppléer celle,
occidentale et chrétienne, qui est jugée ici
fondamentalement aliénante, s'avère être
incomplète elle aussi : il lui manque, semble-t-il,
une théorie de l'individuation. Dans l'ordre de la
langue, par conséquent, Artaud parvient à
se donner un nom, mais il ne parvient pas à s'attribuer
un visage, même fictivement. C'est à sa main
de dessinateur que reviendra cet effort. Artaud a cette
formule éloquente : "Ce que veut dire que le
visage humain n'a pas encore trouvé sa face / et
que c'est au peintre à la lui donner."5
1 : Antonin
Artaud, "Suppôts et supplications", in "Oeuvres",
édition établie par Evelyne Grossman, Parie,
Quarto Gallimard, 2004, p. 1420. C'est moi qui souligne.
Pour la commodité du lecteur, je renverrai à
cette édition chaque fois que cela sera possible.
2 : Jacques
Derrida a dégagé le sens paradoxal de cette
"prévention d'être dieu" dans "Forcener
le subjectile" ("Antonin Artaud, Dessins et portraits",
Paris, Gallimard, 1986, p. 74).
3 : "Le visage humain est une force
vide..." (1947), in "Oeuvres", op, cit.,
p. 1534.
4 : Artaud lui-même se sert du
mot "incarnation", qu'il souligne, dans une lettre
à Maurice Saillet datée du 9 août 1946
: "J'aurai cinquante ans le 4 septembre prochain, ce
qui ne veut pas dire que je sois né à Marseille
le 4 septembre 1896 comme le porte mon état civil,
/ mais je me souviens d'y être passé une certaine
nuit en effet à l'heure de patron-minet (sic). /
Je me souviens d'y avoir fait moi-même mon "incarnation"
cette nuit-là, au lieu de l'avoir reçue d'un
père ou d'une mère. / Et ce fut une belle
bagarre, une incarnation d'angle déplacé et
sans quartiers." ("Oeuvres", op. cit., pp.
1095-1096.)
5 : "Le visage humain est une force
vide...", in "Oeuvres", op, cit., p. 1534
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Entretien
avec Natacha Allet, par Mathilde Vischer |
Vous avez une formation
littéraire en lettres modernes et sanscrit, comment
en êtes-vous venue à vous intéresser
aux dessins, et plus particulièrement aux autoportraits
d'Artaud ?
C'est la lecture de deux textes
magnifiques qu'Antonin Artaud a consacrés au visage
humain, très brefs l'un et l'autre, qui m'y a conduite.
Artaud les a écrits à l'occasion d'une exposition
de ses dessins et portraits à la galerie Pierre
en 1947. Je me suis donc assez naturellement penchée
sur ces images, tout en lisant et relisant l'ensemble
des textes qui les accompagnent. La question du visage
(à laquelle je m'étais déjà
intéressée à travers l'uvre
d'Emmanuel Lévinas) a constitué ainsi le
point de départ et le point de fuite de ma réflexion.
Quelle est la place des dessins
dans l'ensemble de l'uvre d'Artaud, et celle des
autoportraits dans son uvre dessinée ?
Artaud a toujours prêté
beaucoup d'attention aux arts plastiques, il a peint quelques
toiles dans sa jeunesse, dessiné des costumes et
des décors de théâtre, et écrit
de nombreux articles sur la peinture au fil de son existence.
Mais c'est en 1945, alors qu'il est interné à
Rodez et qu'il n'écrit plus que ponctuellement,
qu'il se met à effectuer de grands dessins en couleurs,
des "dessins écrits", selon son expression,
"avec des phrases qui s'encartent dans les formes
afin de les précipiter". Il commence alors
presque aussitôt à écrire quotidiennement
dans de petits cahiers d'écolier, et à scander
ses textes de points, de lignes et de croquis. Le geste
du dessin va désormais de pair avec le geste de
l'écriture, ils élaborent ensemble un nouveau
langage. Quant aux portraits et aux autoportraits de l'artiste,
ils apparaissent dans son uvre à la veille
de son retour à Paris en 1946. Il est probable
qu'Artaud ait espéré gagner sa vie en devenant
portraitiste, mais il est évident qu'il s'est très
vite passionné pour le visage (qui à lui
seul est une espèce d'écriture) ; il n'a
cessé de le traquer jusqu'à sa mort en mars
1948.
Vous écrivez que le visage,
dans l'uvre graphique d'Artaud, reçoit un
traitement spécifique, notamment par l'unité
de son tracé. Pouvez-vous expliquer les raisons
de cette spécificité ?
Les portraits et les autoportraits
d'Artaud comportent effectivement une unité que
ses dessins antérieurs ne possédaient pas
: à l'éclatement des figures et des éléments
informes disséminés sur la feuille des grands
dessins de Rodez (membres tronçonnés, ftus,
sexes dressés, canons, instruments de torture),
ils substituent des faces le plus souvent solitaires,
des têtes coupées. Certaines d'entre elles
sont même tout à fait ressemblantes. On se
demande par conséquent si Artaud en vient à
reproduire la réalité au lieu de la produire,
de la créer. Lui qui se dit à la recherche
d'un corps, lui qui voudrait refondre l'anatomie de l'homme,
comme il le répète fréquemment, peut-il
se contenter de représenter le visage, d'en mimer
le tracé ? N'encourt-il pas le risque d'une forme
d'académisme ? Mais il prévient ce reproche,
en suggérant que le visage humain n'est pas une
figure comme une autre : il se fait et se défait
inlassablement, il n'est jamais semblable à lui-même
; infiniment mobile, il ne se laisse en aucune façon
circonscrire ; ses traits sont des gestes que le dessinateur
prolonge, ils décrivent des élans et non
des contours. Aux yeux d'Artaud, le visage est "une
force vide", il est "la vieille revendication
révolutionnaire d'une forme qui n'a jamais correspondu
à son corps, qui partait pour être autre
chose que le corps". À jamais inachevé,
il est comme une esquisse du corps à venir, sans
commune mesure avec l'organisme mortel auquel il demeure
attaché. Il semble être près de délivrer
enfin ce qu'Artaud nomme, en parlant de Van Gogh, le "corps
de l'âme".
Les premiers autoportraits présentent
des visages comme criblés de balles, une caractéristique
qui disparaît dans les dessins plus récents
; selon vous, à quoi cette évolution est-elle
due ?
J'ai quelques réticences
à parler d'évolution au sujet des dessins
d'Artaud. Il est vrai que certains de ses autoportraits
ont l'air apaisé, relativement à des dessins
très violents comme "L'Autoportrait du 11
mai 1946" ou "La tête bleue", réalisés
à Rodez dans des conditions d'internement extrêmement
difficiles. Mais ils sont contemporains de portraits,
je pense par exemple à celui de Jany de Ruy daté
de juillet 1947, qui soumettent au regard des faces pointillées,
griffées, mutilées. On peut alors imaginer
que l'autoportrait dans l'uvre plastique d'Artaud
soit pour une part un terrain d'expérimentation
esthétique, comme le veut la tradition : dans certains
d'entre eux, le martelage, le poinçonnage de la
figure ferait place en particulier au lent travail de
la gomme, évidant les formes. Le criblage du visage
dans tous les cas est absent des autoportraits tardifs
; c'est comme si la ligne avait intégré
la virulence du point, comme si le trait avait absorbé
sa puissance de rejet.
Dans l'analyse de l'autoportrait
"La Projection du véritable corps", vous
écrivez : "Le trait de crayon est un coup
de sonde ; il opère une fouille", pouvez-vous
nous dire en quoi consiste ce travail de creusement ?
Artaud insiste beaucoup sur cette
dimension du trait dans les textes qui présentent
ses dessins. Le "creux", le "crible",
le "forage", la "perforeuse", tous
ces mots reviennent très régulièrement
sous sa plume. J'ai tâché de montrer avant
tout que le creusement du trait graphique n'était
pas sans rapport dans son esprit avec le bombardement
du souffle. Artaud soutient en effet qu'il produit ses
dessins au moyen de ses mains et de sa bouche, qu'il les
projette sur la feuille de papier avec la force de ses
poumons. Le pointillage ou le criblage de la figure serait
l'indice d'un souffle qui la traverse et la pourvoit,
ce faisant, d'une efficacité. Mais le creusement
du trait est à comprendre aussi, me semble-t-il,
avec la quête qui sous-tend l'élaboration
de ces images. Il y a une énigme du visage. Artaud
parcourt l'espace qu'il recèle, il explore ses
recoins, ses failles. Le trait opère à ses
yeux sur le double plan de la surface et de la profondeur,
ce qui revient à dire que sa trajectoire échappe
en partie à la vue, - que le dessinateur est aux
prises avec un invisible.
Dans le chapitre intitulé
"La quête : parcours et savoir", vous
parlez du visage à la fois comme articulant "une
relation entre le visible et l'invisible", comme
étant un "signe", une "interpellation
silencieuse" indiquant un "savoir qu'il ignore",
un "secret". Ainsi, seul le peintre serait "susceptible
de le révéler à lui-même".
Vous écrivez également : "Porté
en avant de lui-même, le visage est comme la trace
perpétuelle de l'avenir qu'il est. Cet avenir,
il le partage ultimement avec tous les visages des individus
de l'espèce, car la mortalité inscrit l'homme
dans chaque individu. " En quoi cette conception
du visage vous semble-t-elle pouvoir être mise en
lien avec la réflexion sur la trace du philosophe
Emmanuel Lévinas ?
Artaud et Lévinas se sont
l'un et l'autre intéressés au visage et
au visage comme trace, mais dans des perspectives très
différentes. Lévinas élabore une
philosophie de la responsabilité où le visage
est un concept désignant l'altérité
absolue de l'autre homme, il élabore une éthique,
et se garde bien de la transposer dans le domaine esthétique.
À l'inverse, le visage chez Artaud en vient à
se confondre avec la feuille à dessin ; son tracé
se décompose et se recompose, il rejoint le tracé
du crayon, intègre des signes, des lignes et des
points qui n'ont pas de référent dans le
monde ; il devient à lui seul une véritable
scène graphique. Cela dit, le philosophe et le
poète ont tous deux été sensibles
manifestement à l'extrême singularité
du visage humain dans l'économie du corps, - à
sa mobilité, sa variabilité, son caractère
insaisissable d'une part, et sa fragilité, sa vulnérabilité
de l'autre (Lévinas le qualifie de "peau à
rides", Artaud de "champ de mort"). C'est
ce qui en lui se dérobe qui les a très certainement
fascinés.
Comment définiriez-vous
le dialogue qui s'instaure entre le travail du dessin
et les écrits d'Artaud ?
Artaud est à la recherche
d'un langage qui échappe à la fixité
de l'écrit et de la signification linéaire.
Il y travaille aussi bien dans l'ordre de la langue (en
mettant en avant la musicalité du texte, jusqu'à
élaborer des fragments glossolaliques qui présentent
un ressassement de syllabes identiques et les font varier,
par-delà toute syntaxe) que dans l'ordre de l'image
(en réalisant des "dessins écrits",
comme il les appelle, qui composent dans l'espace de la
feuille une nouvelle articulation de la langue et du corps,
sur la ruine du dessin et de l'écriture). Il arrive
que ces gestes parallèles se conjuguent, soit que
le texte accompagne le dessin, le commente, soit qu'une
écriture survienne au beau milieu des formes. Et
même qu'ils se relaient : l'apparition des grands
dessins de Rodez précède (de peu) l'écriture
des Cahiers, et vient rompre une espèce de silence.
Propos recueillis par Mathilde Vischer
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Revue
de presse |
Artaud par les traits
[...]
Approfondir la compréhension d'un écrivain
en questionnant ses dessins, n'est ce pas paradoxal? Non,
tranche Natacha Allet, parce que l'image est pour Artaud
"une façon d'échapper à la tyrannie
du langage, une manière de le suppléer, en
pointant ses limites". [...]
Issues des conflits du langage, ces
images conservent quelque chose de sa puissance. Autrement
dit, "le surgissement de l'écriture dans l'espace
du dessin "précipite" les formes, pour
reprendre l'expression d'Artaud: l'irruption des lettres
sur la feuille de papier agit sur le dessin. Il se pourrait
que cette efficacité soit réciproque: l'image
produite serait ainsi un champ de force."
[...] "Scrutant son individualité propre, écrit
Natacha Allet, Artaud scrute l'individualité de l'homme:
il quête un soi qui n'est pas uniquement un soi-même."
Conflit permanent (contre les formes, contre l'écriture),
cette ¦uvre matérialise l'insurrection d'Artaud
contre ce composé d'âme et de corps qu'est
l'individu. Et ce qui l'intéresse, dans ce virulent
déploiement de forces, c'est l'entreprise de rénovation
qu'elle sous-tend. Car il s'agit pour Artaud de rien d'autre
que de réformer l'homme en le dotant d'un corps révolutionnaire.
La "scène
graphique"
De même que "le théâtre
de la cruauté" vise à refondre l'anatomie
humaine, le dessin, selon Natacha Allet, "se propose
de défaire la masse compacte de l'organisme, de la
faire voler en éclats afin de laisser place à
autre chose". Les autoportraits témoignent de
cette ambition. Ils ne sont pas seulement effectués
par Artaud, ils l'effectuent aussi. [...] L'asymétrie
qui tord les figures, la fragmentation qui les disperse
ne sont pas des procédés graphiques. Ce sont,
comme l'explique Artaud, des trajets, des passages, des
lignes de forces, des souffles. Si bien que "l'image,
souligne l'essayiste, est la trace qu'a laissée le
souffle projeté hors du corps de la feuille de papier".
Il y a donc bien quelque chose d'éminemment théâtral
dans ces dessins, mais le drame qu'ils évoquent ressortit
à l'invisible.
Bernard Bourrit
07.01.06
Essai Pourquoi le dernier autoportrait
qu'Antonin Artaud dessine le 11 mai 1946, avant sa sortie
de l'asile de Rodez, est-il criblé de points? Pourquoi
celui effectué quelques semaines plus tard et intitulé
La tête bleue présente-t-il un oeil révulsé
et une bouche qui s'étire en un cri démesuré?
[
] Dans une enquête picturale et littéraire
soutenue, parfois hermétique, la critique Natacha
Allet interroge cinq autoportraits du poète-écrivain
qui disait vouloir faire avouer au visage "le secret
d'une vieille histoire humaine". Ou comment, par le
crayon plus que la plume, échapper à la prison
de l'identité.
IF
1.12.2005
Natacha Allet L'énigme
des visages
[...]
Allet s'attache aux détails et livre une lecture
universitaire raffinée et précise, quitte
à donner parfois une impression de tautologie. Elle
décrit, aide à voir, fait sans cesse référence
aux textes d'Artaud et évite de tout réduire
à un sens unique et d'appauvrir les oeuvres.
Sa lecture humble échappe
aussi au psychologisme, considérant Artaud comme
un écrivain et non comme un cas psychiatrique [...]
Julien Burri
30.01.06
Page créée le: 25.11.05
Dernière mise à jour le: 01.03.06
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