Pierre Chappuis
Eboulis & autres poèmes précédé
de Soustrait au temps, 200 pages. Préface de Michel Collot. Moudon,
Empreintes, 2005
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Pierre Chappuis
dans nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.
Pierre
Chappuis / Eboulis & autres
poèmes |
ISBN 2-940133-82-4
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Avec les débris d'un
univers et d'un discours en crise, Pierre Chappuis
échafaude, comme la mer sur le rivage, un édifice
fragile, sans cesse défait et refait, qui témoigne
de la permnence d'une énergie : celle de la
vie et de la poésie.
Michel Collot
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Extraits
de la préface de Michel Collot |
Edifier les Débris
Le monde a volé
en éclats. Les cendres des fours crématoires
n'en finissent pas de se disséminer dans les esprits.
Le nuage d'Hiroshima ou de Tchernobyl, dissipé,
contamine insidieusement l'espace. La danse macabre des
atomes strie la nuit de la matière; et dans nos
corps se poursuit la lente désagrégation
des tissus cellulaires. Les liens traditionnels de la
famille et de la cité se distendent, laissant les
individus libres d'errer. Le voile des croyances est tombé
en poussière, découvrant le tombeau vide
d'un dieu dont il ne reste plus que des ossements épars.
La diaspora est devenue
la condition de tous, et le poète ne saurait y
échapper, même s'il vit dans un pays épargné
par les guerres, et qui se protège des flux migratoires
et de la dissolution des murs grâce aux barrières
invisibles de ses institutions et de ses traditions. Dans
les replis secrets des paysages les plus harmonieux et
d'une vie ordonnée, il décèle les
traces de l'universelle entropie.
"Désastre, cataclysme"
: Pierre Chappuis éprouve de la "honte à
lancer à la légère" des mots
aussi graves, pour évoquer simplement, par exemple,
la course vagabonde des nuages 1. Mais le spectacle
d'une nature en proie aux forces du hasard et de la dispersion
réveille les drames de l'histoire collective et
personnelle. Il amplifie le retentissement des accidents
et des incidents qui altèrent la trame de nos existences
: depuis les pertes qui la déchirent jusqu'au "microséïsme
d'une minute ratée" (Michaux), en passant
par toutes les petites morts au jour le jour qui nous
rapprochent sans cesse du terme final et fatal.
Si par pudeur, choix
éthique et esthétique, Chappuis préfère
le plus souvent contenir l'expression du tragique, il
ne faut pas en sous-estimer la violence, qui me semble
constamment sous-jacente à son écriture.
Ses premiers textes sont hantés par le spectre
d'une défection inéluctable. Éboulis
: le titre de l'un d'entre eux résume bien l'impression
générale qui s'en dégage, celle d'un
délitement de toutes choses :
L'Un est décombres, lave,
bave, monceaux, coulées
dévalement
Pics, rochers en leur vigueur
même aigus, agressifs,
promettent ruine
Suit une hallucinante
évocation de l'érosion, scandée par
l'accumulation des mots et des motifs de la brisure, de
l'excrément et du rebut : "cendres, loques,
vomi, moisissure, guenilles, tout-à-l'égout
", "crocs, crache, cassures, riens". La
montagne, "tirée en bas, délitée,
démolie", "s'effondre", "s'effrite"
en "cailloux, caillasse, quartiers de granit, de
gneiss formant dépôt, coupants, carie, angles
vifs, feuilles friables, débris, déchets".
"En ce dédale, ce dépotoir, cloaque,
déjection, lit de poussière, de pierres",
c'est la menace de sa propre dislocation que le poète
ressent et pressent au plus intime de son corps : "Chair
vive, oui, écrabouillée / Diarrhée
tout aussi bien / Une hémorragie, une déménagée".
À relire
aujourd'hui ces pages, on est frappé par leur véhémence
presque expressionniste, par la crudité de leur
vocabulaire. Cette veine persiste tout au long de l'oeuvre
de Chappuis, et affleure par exemple dans "Le triomphe
de la mort" ou dans "Montagne amputée"
2. Mais le travail du poète me semble
viser plutôt à atténuer cette violence,
sans l'affaiblir. Il en recense avec acuité les
résidus les plus infimes : bribes, miettes, loques
ou lambeaux, qui peuvent paraître autant de diminutifs
ou d'euphémismes pour apprivoiser la mort, mais
qui témoignent d'une sorte d'effritement généralisé
de la substance.
Cette pulvérulence
cependant, si elle prive la matière de toute consistance,
l'allège, la vaporise, la diffuse et lui permet
de s'allier avec l'air et la lumière :
Mémoire, miroir
épars.
Le sol, l'île elle-même
comme poudre d'azur.
le jour dans le haut feuillage
entrelace ses arabesques de voix flûtées,
ascendantes, aériennes .
À travers les
motifs récurrents du givre, de l'embrun, de l'écume,
du pollen ou des flocons, se fait jour une positivité
paradoxale de cette dissémination. Les cendres
elles-mêmes volent et fécondent la terre,
la dispersion devient semaison, l'éclatement, éclat.
Une page admirable de Décalages dit bien
cette inversion de la caducité en félicité
:
pétales, bribes
dans l'air par milliers
radieuse catastrophe
le vent érige une demeure
de neige 3
[
]
Les poèmes
de Pierre Chappuis ont une allure fortement discontinue
: "sauts, fragmentation, interruptions" sont
pour lui "essentiels à la poésie"
14. La place importante qu'y occupent les blancs
ne fait que visualiser le caractère elliptique
de cette "neigeuse parole / lacunaire" 15.
Mais s'ils trouent la trame verbale, ils contribuent aussi
à l'aérer, à la dynamiser, voire
à la structurer. Les blancs qui entrecoupent l'énoncé
sont aussi des pauses, qui permettent à la parole
de reprendre haleine, de trouver un second souffle pour
aller de l'avant. Ils lui confèrent ainsi un rythme,
sensible au regard autant qu'à l'oreille, et donc
un sens, c'est-à-dire d'abord une orientation :
"significatif silence qu'il n'est pas moins beau
de composer que les vers" 16. Comme Mallarmé
ou Reverdy, Chappuis a le plus grand souci de l'unité
visuelle de la page, régie par une alternance rigoureuse,
à chaque fois renouvelée, des vides et des
pleins : "Tout devient suspens, disposition fragmentaire
avec alternance et vis-à-vis, concourant au rythme
total, lequel serait le poème tu, aux blancs"
17.
[
]
Ainsi le manque,
la défection, la dispersion deviennent principes
dynamiques de création. Avec les débris
d'un univers et d'un discours en crise, Pierre Chappuis
échafaude, comme la mer sur le rivage, un barrage
fragile, sans cesse défait et refait, qui témoigne
de la permanence d'une énergie : celle de la vie
et de la poésie. Ses textes, comme ceux de Jacques
Dupin, ont "quelque chose d'édifié
et de rompu à la fois"; ils font entendre
"un chant qui est à lui-même sa faux"
27. Son oeuvre est un opus incertum, dont les
blocs tiennent par la force d'un vide qui les menace mais
les vivifie. En elle "triomphe et ruine, beauté
et désordre" 28, se conjuguent
et échangent "une réciprocité
de preuves", accomplissant ce qui est pour Chappuis
la fatalité et la vocation de l'art : "convertir
en beauté l'horreur du monde" 29.
Michel Collot
1 : "Un Cahier
de nuages", Le feu de nuict, Fribourg, 1989, p. 45.
2 : Recueillis respectivement dans "Moins que glaise"
(Corti, 1990) et "Dans la foulée" (Empreintes,
1996)
3 : "Décalages", La Dogana, Genève,
1982, III, 6.
14< : "La preuve par le vide", op. cit., p.
55.
15 : "Décalages", op. cit., I, 12.
16 : Mallarmé, "Lettre à Charles Morice
du 27 octobre 1892".
17 : Mallarmé, "Crise de vers".
27 : J. Dupin, "L'Embrasure", précédé
de "Gravir", coll. Poésie/Gallimard,
p. 48 et 144.
28 : "Dans la foulée", op. cit., p. 16.
29 :" La preuve par le vide", op. cit., p. 33.
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Extraits
de Eboulis & autres poèmes |
Jour ouvrable
Salée, impure, mélangée,
salie au long d'un jour maussade,
jour bas, gris - jour o u v r a b l e ; altérée,
abâtardie, elle se
dégrade, se détériore, se ruine.
Neige de rue, de ville.
Elle tourne en eau, en boue, saumure
noirâtre, brunâtre,
brouillée après avoir été lisse
et soyeuse comme au sortir
d'une calandre.
Neige de grincheux.
Mastiquée, malaxée
(mouillure, souillure, salissure), elle mol-
lit, pâte insalubre, porteuse de fièvre.
Ordurière, repoussante
*
D'abord blessée de rien (un
pas, le suivant), la moindre
incursion (furtive, insignifiante) se dénonçant
elle-même
comme une violation, elle fut, au terme d'une nuit blanche,
tendue à neuf sans plis ni déchirures.
S'échouait, songe, se perdait.
A peine marquées, toutes traces
presque aussitôt rentrant
dans la blancheur ou la nuit, sans amarres, urbaine de moins
en moins (marcheurs somnambuliques), lentement, d'un
même débord (sables mouvants pris dans un insensible,
insensible glissement), l'agglomération en bloc,
immobile,
à la dérive, sombrait.
L'aile de la mouette, le bord envolé
du toit : toutes marges
irréelles. Pas plus de trottoirs alors que de chaussées.
Immobile, enrayée, lentement,
songe au matin, s'échouait.
*
Chiffrons maintenant.
Perdue son origine, dès lors
que pèse comme une tare, que la
corrompt, l'alourdit, la fonde, maintenant que l'annule
un
passé plus récent.
Niée et reniée à
force de passages, d'inutiles allées et venues
maintenant que, malgré l'embarras (le bruit des chaînes
tapant contre la carrosserie, le sourd raclement des pelles),
trottoirs et chaussées sont rendus à l'usage
- l'usure -,
redevenus voies de communication.
Piétinée, malmenée,
foulée au pieds, qu'est-elle d'autre que
lambeaux de torchons pris l'un dans l'autre ?
Quoi d'autre que bourbeux écheveaux de neige broyés,
déchirés à l'envi, malaxés et
remalaxés jusqu'au dégoût?
Vaines pensées, de même,
à tout venant.
*
Perdus l'origine, le terme, à
mesure que ressassés.
Neige (non plus telle) en décomposition,
pourrie.
Neige pour rogneux, pour remâcher,
maugréer, ronchonner.
Pour rabâcheur.
*
Mille traces embrouillées, qui
s'entre-détruisent.
Crasse au lieu de neige.
Ne tient plus, traînée,
rejetée dans les marges.
A ce prix (mais l'encombrement), la
rue aura été récupérée.
Déchets et déblais.
Pierre Chappuis
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Revue
de presse |
[
] L'uvre de Chappuis et sa poétique
comptent dans la poésie contemporaine: on s'en convaincra
une fois de plus cet automne grâce à la reprise,
en Poche poésie, de deux recueils anciens sous une
forme légèrement remaniée. Le critique
français Michel Collot - commentateur de longue date
de l'uvre de Chappuis - souligne dans sa préface
la modernité de cette poésie, réponse
lucide, par les moyens de la parole, à la violence
insidieuse ou brutale d'un temps où "la diaspora
est devenue la condition de tous". En effet, les textes
dressent autant d'aériens édifices de mots
pour "ruser avec le néant". Tous s'inscrivent
dans la précarité et l'éparpillement,
ainsi que le suggèrent les titres des recueils: Eboulis,
D'un Pas suspendu, Décalages, La Preuve par le vide,
Pleines Marges. Presque toujours, le noyau du poème
est la saisie fulgurante, par l'il ou par l'ouïe,
de paysages en pleine métamorphose ou en pleine évanescence
- montagnes, nuages, lac, brume, rivière, lumière.
Ainsi ce poème intitulé "Mi-été":
"Blés coupés./ La lumière, au
sol,/ porte la nuit." Ailleurs, certaines images renvoient
explicitement à un cataclysme (ainsi la vision d'un
champ de maïs comme un charnier) ou à quelque
"radieuse catastrophe" ou "absence exubérante"
(pétales volant au vent, cours bondissant d'un torrent);
parfois aussi, comme dans Soustrait au Temps, le rêve
et la mémoire inspirent des fragments plus narratifs.
La mobilité, dans ces "carnets de débris",
est non seulement le fait du paysage mais aussi celui du
"je" lyrique, insatiable arpenteur du monde et
de la nature même de la parole. Tantôt vers,
tantôt prose discontinue, à la fois précise
et fuyante, elle respire librement selon des silences, ralentit
sur des ellipses ou piétine dans des énumérations,
rebondit d'injonctions en infinitifs, trébuche sur
des parenthèses ou des italiques. Privé des
appuis de la prosodie, suivant une syntaxe pleine de cassures,
mais minutieusement agencée, et ponctuée de
manière à guider le lecteur sans le contraindre,
chaque texte crée sa spatialité, équilibre
les blancs et les vers comme un château de cartes
ou comme un mobile de Calder et lance, précis, ses
"ricochets de mots": "Les bribes s'ajoutent
aux bribes, les séracs aux séracs, les vides
aux vides." [
].
Marion Graf
26.11.2005
Page créée le: 30.11.05
Dernière mise à jour le: 30.11.05
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