Le verbe être, conjugué au présent,
jouait à l'araignée et prenait corps avec
le monde. Grain de la peau, odeurs, goûts, paroles
et musique, paysages : Je suis tout ce que je rencontre
était le titre de ce livre. Une volonté soumise
à l'imprévu teintait d'un désir d'une
rare intensité et du vert de l'herbe, des herbes,
un autre verbe être, dans le titre d'un autre livre
paru simultanément : Je voudrais être l'herbe
de cette prairie.
Et toujours un insatiable désir d'aventures, dans
le réel comme dans les oeuvres.
Ici, plus encore que dans les autres livres, le verbe être
bouge et s'agite beaucoup, soumis aux aléas et à
l'obligation d'exister, de se transformer, d'avoir été
aussi. Toutes les manières d'être sont des
matières d'être, des métamorphoses de
la matière. En lisant Corinne Desarzens, je songe
d'ailleurs souvent à Francis Ponge: " il suffit
de nommer quoi que ce soit - d'une certaine manière
- pour exprimer tout de l'homme, et, du même coup,
glorifier la matière, exemple pour l'écriture
et providence pour l'esprit. " (" À la
rêveuse matière ", Lyres).
Toujours rapide, elle nous fait croiser des paysages, une
voix, un geste, un signe, le cosmos dans son entier (de
l'étoile à la petite mousse qui pousse dans
tant de pays, si différente). Mais aussi, nous nous
promenons dans des musiques, des livres, des tableaux, des
livres qui parlent de peinture et donc de la vie. Le dernier
texte sur la proximité humaine de Rembrandt avec
son spectateur et son commentateur est un régal.
Le jeu des citations, des emprunts ne paraissent jamais
ni redondants, ni faux car Corinne Dersarzens fait des mots
des autres les siens.
Cet écrivain m'a toujours semblé une virtuose
sensible de l'Il y a. Et, dans la frénésie
et la vitesse que l'on imagine aux atomes dans la mécanique
quantique, la question n'est plus alors que celle-ci : comment
choisir ou plutôt pourquoi choisir? pas toujours au
petit bonheur la chance, mais toujours comme une aventure
du corps et de l'esprit, une expérience. Parfois,
il me semble que le texte gagnerait à ralentir un
peu, justement, et ce désir de lenteur aurait ses
justifications, je crois.
Et puis, hop, me voilà repartie au bout du monde,
au creux d'un mot, dans la couleur du détail d'un
tableau, dans la portée d'un regard, dans la traversée
d'un son sans avoir le temps de dire " ouf ".
Et il faut reconnaître que ce rithme n'est pas toujours
au détriment de la profondeur. Au fur et à
mesure, la rêveuse matière m'entraîne
dans la justesse d'une écriture qui, dans les récits
les plus réussis, imprime pour longtemps dans ma
mémoire des bribes d'histoires Et je suis particulièrement
sensible aux relations que Corinne Desarzens établit
entre tous ces éléments si dépareillés.
Elle les extrait un instant de leurs catégories sans
les annuler, et elle les rend tous comme vivants dans un
grand mouvement en apparence très désordonné,
mais qui leur donne une grande présence.
Le musicien, le peintre, l'écrivain, nous entraînent
à leur suite : " il découvre en même
temps que nous. Tâtez, palpez, suivez-moi. Ne me regardez
pas. Seulement mes pas, et mes mains. " Quelque chose
" prend " sous nos yeux presque fascinés,
comme la gelée d'azeroles dont nous entretient Jacques
Roubaud dans Le grand incendie de Londres : "
Et je m'imagine un peu la préparation de la prose
comme celle de la gelée d'azeroles : les fruits sont
les instants ; la cuisson, la mémoire, et dans la
voix qui incline le déroulement des phrases, je guette
avec impatience, inquiétude, incertitude, l'apparition,
si hasardeuse, du frisson. ". Cette phrase possède
une parenté certaine avec la fin du récit
qui donne son titre, si long, au livre : Le verbe être
et les secrets du caramel. " Je pense [...] au
bouillonnement des bulles métalliques au fond de
la casserole lorsque le caramel prend consistance. Et, à
les voir, aux milliers et aux milliers de petites soustractions
et d'additions dont personne ne réussira à
interpréter le chiffre final. Au verbe pouvoir et
vouloir qui font la course, entrent en ébullition,
se mêlent se fondent ou se figent. À ce quotidien,
surprenant, absurde, constamment transformé en expériences.
À ce verbe être, surtout, conjugué de
tellement de manières différentes qu'il élimine
purement et simplement le mot échec. ". Je ne
crois pas que je suivrai Corinne Desarzens jusqu'à
la suppression du mot échec. Car il arrive que la
gelée rate. D'ailleurs, le récit " Fiasco
" nous empêchera de l'oublier :
" Qu'est-ce qui te plaît ? demanda-t-elle sans
se tourner. Que doit-il faire pour te séduire ? À
quel moment ?
J'avais envie de lui dire l'avant et l'après-fête.
Que les obstacles créent les plus belles histoires.
Et les fiascos ".
Nous rencontrons alors, au détour d'un récit
le mot " sarinagara " qui, en japonais, veut dire
quelque chose comme " cependant ". Ce récit
révèle une des directions de ce livre, l'attention
portée à la perte, la perte absolue de tout
: " La vérité de l'image, observe
Forest, est qu'elle nous donne la chose mais qu'elle
nous la donne comme perdue. " Et, cependant, il
reste quelque chose : un rayonnement littéraire qui
éclaire notre vie, si brève elle aussi...
" Cependant est un très beau mot avec
un petit ressort dedans ".
Et tout commencera, tout recommencera peut-être par
" cependant ", car le lecteur maintenant "
connaît les cinq syllabes qui répondent à
l'énigme si souvent posée depuis son arrivée
au Japon : " sarinagara ". Retenez les toutes.
Ramassez-les. C'est un mot de passe. C'est une petite clé
d'or perdue dans la neige ".
Cette clé, qu'il arrive cependant que l'on retrouve,
permet d'ouvrir une mémoire à une autre, toutes
les mémoires à ma mémoire qui, même
trouée, se souviendra de certaines des histoires
de ce livre, si chaque histoire est vraiment " une
capsule de temps qui ne prendra, au lecteur ou au spectateur,
qu'une heure et demie pour en faire le tour, qu'il oubliera
ou dont il se souviendra à jamais. Et ce sera
là le seul verdict. "
Françoise
Delorme
Page créée le: 15.12.06
Dernière mise à jour le: 15.12.06
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