Quelles sont les lectures qui ont nourri votre enfance
et votre jeunesse ?
Pour autant que je m'en souvienne,
mes lectures ne se distinguaient en rien de celles des enfants,
puis des adolescents de mon âge.
J'ai épuisé les titres de la collection Signe
de piste de la Bibliothèque municipale après
avoir emprunté si souvent Les Aventures de Tintin
que je finis par me faire remarquer par la bibliothécaire,
qui jugeait sans doute ces choix un peu courts. C'est elle
qui m'incita à lire Robinson Crusoé, Le
Dernier des Mohicans ou Le Livre de la jungle.
Je lui dois aussi la découverte d'Hector Malot. C'est
grâce aux cadeaux reçus de ma famille que j'accédais
au Secret de la porte de fer, à Ivanoé
ou à Giorgio le petit Tessinois (qui me faisait
pleurer sous les draps). Ces ouvrages étaient publiés
par Payot dans une collection destinée à la
jeunesse. Par la suite, j'ai emprunté tous les Alexandre
Dumas et quelques Daudet. Mais, le livre qui m'a le plus
marqué, à l'adolescence, est sans doute
Le Grand Meaulnes d'Alain Fournier.
L'école s'est chargée de me faire découvrir
les classiques auxquels je ne serais peut-être jamais
allé sans elle ! Je ne lisais pratiquement pas de
poésie. J'aimais bien La Fontaine (que j'admire toujours
sans réserve). Dans les quelques rayons de livres
de mes parents, j'ai découvert Prévert et
Rictus, le bien nommé, illustré par Steinlein.
Et puis, un jour, il y eut le séisme Rimbaud - et
rien ne fut jamais plus comme avant. J'avais grandi d'un
coup.
Lorsque vous avez publié
votre premier recueil de poèmes, Greffes,
en 1962, aviez-vous en tête un ou des modèles
littéraires ?
Il faut peut-être préciser,
tout d'abord, que Greffes est un véritable
recueil, qui rassemble des poèmes écrits dans
les années correspondant à la fin de l'adolescence
; soit à une époque où j'avais grand
besoin de raconter mes émois, d'évacuer une
part de mal-être - mais j'étais sans doute
bien loin de songer à faire allégeance à
qui que ce soit. Mes premiers essais poétiques (non
publiés !) avaient certes eu Heredia pour modèle.
Greffes me paraît cependant dégagé
de cette influence et même ingénument authentique
! Je ne me souviens pas, en tous les cas, d'une uvre
particulière que j'aurais voulu imiter, en ce temps-là.
Non sans humilité contrainte, car je savais que je
ne serais jamais Rimbaud, n'étant pas prêt
à tout risquer pour la poésie. De toute manière,
c'était déjà trop tard !
Quelles sont les lectures et les
rencontres qui ont compté pour vous, au long des
années d'écriture ? Quelle influence ont-elles
eues sur votre travail ?
Je me sens bien en peine d'en faire
l'inventaire complet. Je m'en tiendrai donc à ce
qui me paraît difficilement contestable, avec le recul.
Je ne reviens pas sur la secousse rimbaldienne, sinon pour
dire qu'elle aura légitimé la liberté
de l'imaginaire et l'aspiration à la " vraie
vie ". Ce n'est pas peu. Je dois à Baudelaire
d'avoir mesuré les enjeux, puis les péripéties
de la modernité, en un temps où règne
la tyrannie de la nouveauté. Je suis redevable à
Mallarmé d'avoir été confronté
sans ménagements à l'implacabilité
de l'idéal comme à l'extrême exigence
d'une poétique absolue. Telles sont peut-être
bien les expériences fondatrices sans lesquelles
il ne m'eut pas été possible d'acquérir
un minimum de conscience poétique.
Si j'en viens, maintenant, aux lectures qui m'ont mûri
et qui m'auront souvent conforté dans ma propre recherche,
c'est à Pierre Reverdy que je songe tout d'abord
- et non tant au défenseur du cubisme qu'au poète
prônant une rencontre avec le monde. La prise de conscience
d'un possible " lyrisme de la réalité
" m'aura, je crois, permis de tourner la page de l'autobiographie
sentimentale ! Et puis, ce fut comme un vent fort, venu
d'ailleurs, qui m'a ouvert - et cela ne devrait pas étonner
vraiment - à Jules Supervielle, à André
Frénaud, à Jean Tardieu.
C'est à peine plus tard (et grâce à
l'incontournable NRF) que j'ai rencontré (le
mot, ici, s'impose) Jean Follain, à une époque
où, peinant à me défaire d'un contexte
où je me trouvais à l'étroit, j'aspirais
à faire " exister " le monde, à
le dire dans sa totalité à partir d'éléments
particuliers, à en partager le " secret ",
à en combattre la perte continuelle. Et j'avais besoin,
pour cela, d'une mesure, d'un temps libérés
- d'un " temps sauvé ". L'instant était
la pierre de touche, le seuil intact sur lequel reconstruire.
On comprendra, dès lors, je l'espère, pourquoi
je revendique avec force l'influence de Follain, sans prétendre
d'ailleurs être capable de me hisser constamment "
à hauteur d'instants " et pourquoi je tiens
à définir ce qui pourrait constituer une poétique
de l'instant.
La lecture de Jacques Réda relève de la pure
délectation. Dès un Amen inaugural,
elle m'aura vite ouvert à la profusion du réel,
à la nécessité qu'il y a de reprendre
confiance dans la langue. Réda m'a donné le
goût de l'espace, convaincu qu'il faut aller dans
le monde et se fier au hasard des rencontres - relayant
ainsi la leçon de Cingria et donnant un prolongement
(un surcroît ?) à celle de Follain, dont la
voix reste volontairement plus confinée. Avec lui,
grâce à lui, la poésie pouvait entrevoir
d'autres possibles et le poème gagner en liberté.
Il me semble pouvoir déceler une timide avancée
en ce sens dans Le Dit d'Orta. J'espère que
l'engagement qu'implique une telle démarche a été
mieux assumé dans L'Etat des lieux et, plus encore,
dans Roussan - pour ne rien dire d'autres livres
en travail.
A l'autre bout de l'horizon poétique, apparaît,
dès la seconde moitié des années soixante,
l'immense et terrible stature de Pierre Jean Jouve - sans
laquelle le cycle d'Hélène n'existerait pas.
Il y a là beaucoup plus qu'une influence littéraire.
Le poids de la thématique est important, comme l'est
aussi le transfert qu'elle a comme nécessairement
engendré. Il m'est impossible d'en parler ici en
quelques mots.
Il convient encore d'ajouter que les écrits d'Yves
Bonnefoy et de Philippe Jaccottet concernant la poésie
ont largement contribué aux quelques lueurs que je
prétends avoir sur le sujet. L'un et l'autre m'aura
aidé, à des époques et à des
degrés divers, à clarifier mon approche et
ma réflexion - et, tout particulièrement,
sur la question de la présence. Je ne m'imagine pas
avoir, sans eux, surmonté les doutes que j'ai pu
avoir quant à la légitimité de l'entreprise
d'écrire et les découragements que les circonstances
de la vie ne manquent pas de susciter. Je n'oublie pas,
disant cela, qu'il s'agit de poètes majeurs, que
j'admire et pratique avec bonheur. Cela aura sans doute
suffi à infléchir ma propre parole, sans que
leur influence doive, me semble-t-il, être tenue pour
prépondérante ou même, simplement, significative.
Mais il ne m'appartient sans doute pas d'en juger.
Et Gustave Roud ? Sa poésie me touche, assurément
; mais, ayant eu l'occasion de le surprendre dans sa solitude,
j'ai su, très tôt, qu'il demeurerait, en quelque
sorte, hors d'atteinte ; et qu'il ne pouvait constituer,
pour moi, un modèle vivable, acceptable. Ce qui ne
change rien à la fervente admiration que je lui porte.
Son attention, à peine teintée d'une indulgence
amusée, aura accompagné mes premiers pas en
poésie. C'est ainsi qu'avec cette extrême discrétion
qui était la sienne, il m'aura mis le pied à
l'étrier de moi-même. Il m'a aussi donné
l'ailleurs et la conscience de ce que permet ce qu'il
appelait l'abandon. Et je lui dois, plus qu'à tout
autre, d'avoir accédé au romantisme allemand,
dont il reste l'incomparable traducteur - et l'un des ultimes
héritiers. Et puis, il y a ces points de rencontres
incandescents, qui sont bien plus et autre chose qu'une
influence. Ainsi de ce passage du Petit traité
de la marche en plaine, où je me reconnaîtrait,
si j'étais apte à l'assumer pleinement : "
J'hésite au seuil de ma subite richesse, lié
soudain d'un trait de feu à ce qui m'environne, maître
d'un instant saisi jusque dans sa plus intérieure
essence et sans que s'abîme le détail le plus
ténu. Tout m'est donné, le monde, en un éclair.
" J'ai bâti en tenant compte de telles clés
de voûte.
Vous jouez sur l'intertextualité
dans votre uvre, qui est riche d'emprunts littéraires,
de citations implicites ou explicites, de références,
parfois de clins d'il
Je pense à Pierre
Jean Jouve, pour n'évoquer que lui. Quelle importance
revêt pour vous ce travail sur les textes des autres
?
Lecture, écriture : tout se
tient. Je ne m'imagine pas - mais vous l'aurez compris -
écrire seul. Je veux dire : sans arrière-pays.
J'ai besoin de dialoguer, de manière (et je m'en
avise à l'instant) plus ou moins consciente, avec
tous ces textes qui sont partie intégrante de moi-même.
Je ne me vois pas, ainsi, en faire abstraction quand j'écris.
La trame, sans eux, serait incomplète ; le réel
serait moins dense. Les citer est reconnaître tout
à la fois une dette et un lien fort. C'est aussi
manière d'admettre qu'il serait vain, et même
discutable, d'un point de vue éthique, d'imiter sans
le dire ou de paraphraser. Je préfère la transparence,
tout en concédant volontiers qu'il m'arrive parfois,
par déni ou par jeu, d'y renoncer. Quant au clin
d'il, il tend aussi bien à solliciter le lecteur
qu'à rendre patentes les complicités.
Jouve - et je l'ai déjà
laissé entendre - est un cas particulier. Le concernant,
les citations importent moins que la durable fréquentation
de la figure d'Hélène - fréquentation
obsédante, au demeurant, qui pourtant, comme l'a
bien vu Marion Graf, est dégagée des obsessions
jouviennes. Il y a là une part inéluctable
impliquant une lente appropriation, dont je devine qu'elle
n'aura pas de fin.
Vous avez souvent dédié
des poèmes, des cycles de poèmes, voire des
livres, à des écrivains ou à des amis,
morts ou vivants. Que représente pour vous la pratique
de la dédicace ?
S'agissant, tout d'abord, des écrivains
- mais l'on pourrait dire la même chose des peintres
ou des musiciens - , la dédicace est manière
de saluer, dans le contexte du moment, une relation privilégiée
et, à travers elle, une uvre qui m'importe
et qui m'importera, quoi qu'il advienne des relations personnelles.
Elle constitue donc une sorte de réponse (à
l'intertextualité ?) ; elle peut être aussi
la simple expression d'une gratitude ou d'une amitié,
qui la dicte aussi, bien sûr, en des circonstances
étrangères à la littérature.
C'est alors un témoignage et, à travers lui,
la quête d'un partage qui intervient souvent dans
le temps où s'opère le travail du deuil. A
ce sujet et d'une manière plus générale,
je remarque que la disparition d'un être cher grève
le poème d'une présence qui doit être
nommée. La dédicace, alors, est ce qui ravive
et perpétue, s'il se peut, son identité propre.
Quelles rencontres votre engagement
au sein de La Revue de Belles-lettres, de 1971 à
1988, vous a-t-il amené à faire ? De façon
générale, quel a été et quelle
est encore l'importance des revues pour votre travail de
création ?
Belles-Lettres m'a fait rencontrer
Jacques Chessex, dont l'impérieux exemple aura renforcé
ma détermination, Jean Pache, aux libres exigences
(que j'ai mis longtemps à rejoindre) ou Bernard Christoff,
qu'il serait grand temps de redécouvrir et de saluer
à sa juste place. Et c'est grâce à Belles-Lettres
que j'ai assumé mes premières responsabilités
à la tête de la revue, de 1964 à 1967.
Nous avions une place à prendre, alors, car il n'y
avait pas pléthore de revues littéraires -
ce que viendrait confirmer la création d'Ecriture,
en 1964 (par Chessex, Christoff et Bertil Galland). Les
contacts noués l'ont été, pour l'essentiel,
avec des auteurs romands.
Lorsque j'ai rejoint la barque une nouvelle fois, en 1971,
l'aventure avait pris une tout autre dimension, grâce
à l'impulsion de Rainer Michael Mason. Florian Rodari
assurait le secrétariat d'une rédaction où
je fis la connaissance de John E. Jackson. Olivier Beetschen
nous rejoindrait plus tard. (Il dirige aujourd'hui la revue.)
Au fil des années, nous avons entrepris de convoquer
à nos sommaires, en plus de ceux d'ici, tous les
poètes français que nous aimions. Je crois
pouvoir dire, aujourd'hui, que la réponse à
dépassé nos espérances. Un vrai lieu
de poésie était né. Et, avec lui et
tout naturellement, des amitiés fidèles. Jacques
Réda, Pierre Oster, Lorand Gaspar, Philippe Jaccottet,
Jean-Pierre Lemaire, Guy Goffette ou Yves Broussard sont
au nombre de ceux qui m'ont fait cadeau de la leur. Et puis,
parce qu'un bonheur n'arrive jamais seul, par le biais de
Sud, Broussard m'a permis d'autres rencontres amicales
: celles de Frédéric Jacques Temple, de Dominique
Sorrente, de Gérard Engelbach. Cela dit, c'est aussi
grâce à La Revue de Belles-Lettres que
s'est constitué, dans le respect des différences,
une bonne part d'une " famille " romande, exempte
de vaines invectives et de rivalités stériles,
où je me sens à l'aise. D'Anne Perrier à
Pierre Chappuis ou Alexandre Voisard, de Sylviane Dupuis
à Frédéric Wandelère ou Pierre
Voélin, de José-Flore Tappy à François
Debluë ou, au-delà même de ma participation
au comité de rédaction, à Patrick Amstutz
- sans oublier Alain Rochat et François Rossel, qui
allaient devenir mes éditeurs ! -, elle m'est affectivement
indispensable. En résumé, je suis redevable
à la revue d'un réseau de relations plus ou
moins fortes, mais toujours confiantes, dont je dirais qu'elles
donnent, à mes yeux, un poids particulier et même
un sens accru à l'expérience d'écrire.
Quant aux autres revues - et je pense
tout spécialement aux grandes revues françaises
- elles ont bien sûr contribué à faire
connaître ma voix au-delà du Jura, palliant
ainsi, mais en partie seulement, l'absence de diffusion
de la plupart de mes livres hors de Suisse. Mais elles m'ont
aussi permis de me frotter à d'autres auteurs. J'ai
pu y mettre ainsi mes poèmes à l'épreuve,
ce qui est et demeure important pour moi. Mais l'essentiel
reste peut-être que, sans elles, je n'existerais vraisemblablement
pas dans l'aire francophone, où je crois avoir aujourd'hui
conquis un bout de pré
Et ce fut l'occasion
d'autres échanges amicaux avec Christophe Carraud,
Eric Brogniet, Yves Bergeret, qui m'ont publié, ou
avec Christian Doumet, Jean-Vincent Verdonnet, Marc Dugardin
et Joël Bastard (pour m'en tenir à quelques-uns
des poètes que j'aurai fini par rencontrer au hasard
des colloques, des séminaires ou des lectures).
La consultation de vos archives
montre que vous entretenez des correspondances nourries
avec plusieurs écrivains. Que représentent
pour vous ces échanges épistolaires ?
La correspondance est, en quelque
sorte, la respiration de l'amitié. Elle maintient
l'échange vivant, à travers l'espace et le
temps - et souvent à propos des livres qui s'échangent.
C'est une manière de faire librement le point et
de se maintenir en éveil. J'y attache ainsi une grande
importance, mais qui ne dépend pas de son contenu
" littéraire ". (On pourrait d'ailleurs
douter de la première affirmation en constatant que
je mets souvent des semaines à répondre aux
messages qui, pourtant, m'ont touché droit au cur
!) Dire peut-être encore que je ne la vois pas gravée
dans le marbre : la lettre est souvent banc d'essai, lieu
du déchiffrement de la pensée. On cherche
à s'y trouver, parfois à s'y convaincre soi-même
- toutes choses impossibles si l'on ne s'accorde pas une
certaine liberté de ton.
Dans quelle ligne de poètes
et d'écrivains vous situez-vous aujourd'hui ?
Je ne sais trop comment répondre
à cette question. Je ne tiens pas, bien sûr,
mon uvre pour exemptée des rapprochements que
pourraient suggérer d'autres démarches poétiques.
Je ne ressens donc pas la question comme attentatoire à
ma dignité ! (Il convient de se garder tout autant
d'un excès de modestie que d'un surdimensionnement
de l'ego - et je m'y emploierai). Mais le fait est que je
ne vois pas à quel courant je puis légitimement
prétendre me rattacher. Faute, peut-être, du
recul nécessaire.
Au jeu des comparaisons, j'ai sincèrement le sentiment
de garder une part de singularité qui rend tout dénominateur
commun un peu artificiel dans le contexte d'aujourd'hui.
Cela tient au fait que j'ai peu varié dans les moyens
mis en uvre, mais aussi dans les thèmes d'une
poésie vouée, pour l'essentiel, au déchiffrement
du monde à partir d'une multitude d'instants. Tout
au plus, mon registre s'est-il quelque peu élargi.
Mes fidélités étant celles que j'ai
dites, je ne les ai en rien répudiées ou révoquées.
Je n'ai pas non plus envisagé d'inverser les alliances.
En bref, je n'ai pas changé de ligne.
Cela dit, je sais bien que je me retrouve aujourd'hui à
l'opposé de tendances contemporaines, dont je suis
au demeurant peu curieux. Je ne puis donc, en connaissance
de cause, les évacuer en les accusant de manquer
de forme ou de substance. Je devrais en revanche combattre
le discours qui les porte à l'urgence, à la
nouveauté tenue pour le but nécessaire et
suffisant de toute création. L'attitude que dicte
un tel propos m'insupporte, en effet. Si je ne le fais pas,
c'est, d'une part, que je ne suis pas porté à
la controverse et, d'autre part, que je vois surgir des
voix capables de patience et même de distance par
rapport aux modes. Cela me conforte dans la conviction que
la poésie exige un rapport dégagé du
tumulte organisé et qui relie librement l'imaginaire
à l'espace, à la mémoire et au temps.
Que l'on ne tienne pas ce propos pour un noli me tangere,
dont je n'ai que faire ! J'énonce les conditions
d'existence d'une parole qui se doit exempte de volontarisme,
par la nature même de ce qu'elle cherche. Qui doit
être trouvé et non pas préposé,
la conscience restant ouverte à l'entier de ce qui
est, sans s'autoriser à choisir, donc à exclure.
J'insiste sur ce point, car il serait vain d'espérer
pouvoir, encore longtemps, s'extraire de la mêlée
pour se protéger de la violence du monde. La poésie,
aujourd'hui, ne peut se réfugier dans la séparation.
Et c'est là, peut-être bien, la leçon
la plus cinglante du dernier demi-siècle. Voilà
pourquoi je me sens de plus en plus exposé à
de terribles remises en question, sans savoir comment y
faire face - si ce n'est en balançant tout par-dessus
les moulins ! Sans doute, n'en ai-je plus l'âge ni
la volonté. Mais je ne vais pas non plus céder
au découragement. Et puis, je sais qu'il ne servirait
à rien de me boucher les oreilles en me retirant
sous ma tente, où l'histoire aurait tôt fait
de me rejoindre - ce qui est d'ailleurs arrivé (et
de plus en plus) à l'occasion des voyages les plus
récents. L'incertitude où je me trouve ainsi
quant à l'ajustement de la parole poétique
crée un intervalle qui m'empêche de me reconnaître
dans une ligne affirmée. Le questionnement est d'ailleurs
d'autant plus incertain que je ne suis pas l'homme d'une
doctrine.
Pris ainsi dans des mouvements contradictoires, j'essaie
de ne pas laisser la poésie en marge de la vie. Il
me serait en effet pénible de passer pour irresponsable.
Ce que je puis tenter, pour éviter une telle étiquette,
est de l'ordre d'une résistance qui commence déjà
dans le fait d'écrire, de continuer à écrire,
alors que le vacarme se fait, décidément,
assourdissant. Je vois bien que cela ne suffira pas à
faire reculer la violence, à supposer que telle puisse
être l'ambition du poème. Ce qu'ordonne un
tel constat est d'une autre portée, qui incite à
dépasser, mieux encore, dans l'ouverture, le dialogue
avec soi-même inhérent à l'exercice
de la poésie. Je ne sais pas si j'en suis capable,
mais je devine que, pour le moins, il y faudra une dose
supplémentaire de cette empathie, dont une récente
lecture d'Alberto Nessi m'a donné le lumineux exemple.
Alors, me projetant dans un avenir incertain, je dirais
que j'espère être du côté de ceux
qui n'ont pas perdu l'espoir d'une poésie qui ait
le sens de l'être et qui soit ainsi à la mesure
- à la " taille " aurait dit Ramuz - de
l'homme d'aujourd'hui, ce qui ne dispense pas de demeurer
attentif aussi, mais plus largement peut-être, à
ce qui palpite derrière ou au-delà des apparences.
Anne-Lise Delacrétaz
Page créée le: 07.12.06
Dernière mise à jour le: 07.12.06
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