In breve in italiano - Kurz und deutsch
Langsamer Satz... Mouvement lent. Phrase lente... Largo si mélancolique. Il n'est pas sûr qu'il sera jamais suivi d'un mouvement d'allégresse. Douloureuse, si lumineuse, une musique très austère, très pure, monte dans un air raréfié, lui aussi brûlant et glacé dans lequel il est presque difficile de respirer. Et c'est une joie pourtant, très fragile, très menacée qui s'inscrit dans la mémoire du lecteur.
Erika Burkart, née en 1922, habite aujourd'hui la maison de son enfance où elle s'est retirée depuis des années après avoir été enseignante dans plusieurs écoles. Cette maison est l'ancienne résidence des abbés du couvent de Muri, située sur la moraine du Wackenrain en Argovie. Les poèmes de ce livre sont les poèmes d'un lieu. Un lieu si ardemment médité que chaque pas fait par la poète, chaque regard, chaque chant d'oiseau et chaque déplacement de l'air s'inscrivent littéralement dans chaque vers pour y développer des réflexions sur l'agir et le monde humains. Un lieu souvent assez sombre et quasi immobile, que l'on lit alors comme un tableau :
Ce silence dans le pré
Herbe exténuée de neige ;
regard las de la brebis au fond du crépuscule.
Il a fallu lui retirer deux morts
du corps,
deux agneaux jumeaux-, la mère
frissonne dans sa toison de laine.
Ces espaces s'ouvrent parfois luxuriants, mobiles et légers :
Papillons sur la main, au chapeau,
herbe fleurie contre mes jambes nues,
je marchais, je me perdais aussi loin que la lumière
dans le rouge impalpable des oeillets frangés
chez Belle-Dame, Tabac d'Espagne, Petit Nacré
mais le titre du poème ici nous le rappelle, c'était une Prairie d'enfance , un souvenir de lumière, menacée par la poussière qui anime les couleurs du papillon autant qu'elle le rend mortel. Un papillon traverse de nombreux poèmes de ce livre et il illustre de son existence multicolore et légère le premier des textes qui composent le deuxième chapitre : Splendeur et frayeur :
[...]
Le papillon s'est envolé.
A laissé son motif :
splendeur et frayeur.
Le titre de ce deuxième chapitre, qui oppose et relie « splendeur » et « frayeur » comme René Char faisait de « lumière » le contraire de « limites », établit le motif du livre : une tension stupéfaite entre l'étonnement interdit devant et dans la beauté et l'étonnement tout aussi paralysant devant la violence et le mal (naturel et humain). Un fort sentiment d'enfermement donne naissance à un désir d'envol qui se complique aussi d'une sorte de refus généralisé, d'amour difficilement consenti, c'est ainsi que je comprends des vers aussi mystérieux que ceux-ci tant ils semblent se prêter à des interprétations opposées :
nous sommes des particules de l'éternité
d'une lumière que notre nature
ne nous laisse pas le choix d'aimer.
Le premier chapitre Lumière dans l'arbre , je l'ai vraiment lu comme on voit un tableau, un fusain de Alexandre Hollan. Je vois les traits du poème, un jeu de plein et de vide comme j'entends sur les tableaux les feuilles de certains arbres dessinés bruisser.
Le rythme extrêmement compact des textes tend à faire monter l'obscur de la matière pour y faire jouer la lumière, pour tenter de rapidement la saisir, de la vivre longtemps, pour aussi faire jouer deux lumières entre elles, celle du dehors et celle du dedans. Et j'entends à travers eux cette note d'Alexandre Hollan, le peintre : « La nature ne s'arrête pas de tourner, de tourbillonner autour d'axes qui se déplacent. Le regard fasciné se noue autour des carrefours et reprend la danse, une valse à plusieurs temps... Rapidité frémissante dans une lenteur majestueuse. »
Oui, tout le recueil m'a semblé vouloir ralentir le temps pour qu'apparaisse dans les mots l'extrême rapidité du réel,
formule chimique,
formule physique devenue forme.
Plus encore dans cette première partie qui plante le décor dont nous sommes faits, moitié homme, moitié arbre :
Longue est la route et l'issue
un point noir, cette route
qu'il doit suivre, le ténébreux,
dans ses yeux
tremble l'effroi,
dans sa poitrine crie la pierre,
ses mains sont de feuilles rouges.
Mais nul ne le poursuit,
il ne rencontrera personne
sur le chemin qui le conduit loin de lui-même
vers lui-même.
La troisième partie, elle, intitulée Mémoire temps intérieur, développe une méditation sur la solitude, traversée de poèmes dédiés à des proches qui signent aussi des amours humaines et essentielles. Une nostalgie extrêmement prononcée, sans pathos, se penche vers un autrefois où « la neige rassurait » et se noue avec la certitude d'une souffrance qui rayonne jusqu'à se transformer en un pur assentiment, sans contrepoids :
Elle est debout dans la lumière tardive,
les yeux secs elle admire des pierres
et les griffes acérées
de pourpre rouge sang.
Pied à pied recouverte
par l'ombre du mur,
assise à table contre la paroi de lierre,
un nid vide à la main.
Le dernier poème du livre, cependant, laisse la place à une neige d'avant-printemps, dont on veut croire qu'elle vient de l'enfance, de justes intuitions d'alors, pour assurer que la vie continue :
Le matin, dans la neige de minuit,
jonquilles, cyclamens
dans la cime noire et blanche, des étourneaux précoces.
Entre l'eau et la glace,
penchée sur les années
je ne mesure pas
la profondeur des flaques,
miroirs pour la nuit et la lumière.
Jeux infiniment miroitants et aussi difficiles à comprendre qu'un exergue de Joseph Brodsky nous le promettait dès la première page : ... Car tout ce qui se brise dans la lumière / continue dans la nuit. Ce vers condense en lui le balancement du livre en trois mouvements. Le premier est tout d'écoute sensible d'un dehors végétal et humain, dans le second se rejoignent la fêlure et l'acquiescement ébloui, dans le troisième enfin se tisse une intériorité frêle et énergique. Mais tout est plus entremêlé aussi.
Il faut savoir gré à la traductrice d'avoir avec tant de tact et de finesse laissé traverser d'une langue à une autre tant de simplicité, tant de force, d'avoir fait entrevoir au lecteur francophone la richesse poétique et philosophique de cette œuvre, jusqu'alors quasi inconnue du public francophone. Il serait vraiment justifié que d'autres recueils d'Erika Burkart soient traduits pour parvenir jusqu'à nous. Car, comme le dit Beatrice Eichmann-Leutenegger dans une petite préface claire et concise, Erika Burkart s'inscrit dans une lignée « en invoquant les noms de Paul Celan, Brodsky, Adalbert Stifert, Annette von Droste-Hülshoff ». J'ai aussi beaucoup pensé à Emily Dickinson qui déclarait : si je lis un livre et qu'il me procure une impression de froid telle qu'aucun feu pourra jamais me réchauffer, je sais que c'est de la poésie. Il me semble qu'il s'agit d'une voix singulière et puissante, vraie. Une telle froideur m'a d'abord saisie en lisant ce livre, tant j'y ai décerné la chaleur d'un feu intense, celle d'une voix résolument singulière, puissante, solitaire, et juste :
Des fous se risquent
à courir l'aventure de la vérité,
parlent vrai d'une voix fausse,
deviennent eux-mêmes derrière le masque,
on reconnaît leur posture et leurs mains.
Françoise Delorme
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