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Rimbaud le pur, le paysan
Dans ses proses poétiques, dans son Journal ou sa correspondance, Gustave Roud n’a eu de cesse de revenir à Rimbaud, non pour y puiser un dérèglement des sens ou une méthode de défiguration de l’écriture, à l’instar des surréalistes qui l’érigent en modèle, mais plutôt pour y interroger la nécessité du regard poétique, la fonction de l’écriture dans l’existence. De Rimbaud, l’auteur d’Essai pour un paradis retient avant tout la vie et les proses, plus particulièrement la Saison de 1873. Dans une note manuscrite préparatoire à Vues sur Rimbaud, il précise : «En somme, la seule chose qui nous importe, c’est la Saison (ou peut-être quelques correspondances et rapports dans les Illuminations). Faire de la Saison le centre de cette petite étude. Exégèse peut-être… Le monde de R[imbaud] avant la Saison est un monde sans Dieu (sauf les inexplicables sursauts mystiques).» Se fondant sur l’édition de Paterne Berrichon au Mercure de France, Gustave Roud est influencé par la préface de 1912 et la perspective religieuse de Paul Claudel, auquel il est attaché depuis ses débuts littéraires. La dualité de l’incarnation et le combat spirituel sont au centre de l’étude, mais sans relever du dogme religieux. Pour le poète vaudois, Rimbaud représente avant tout le voyant et l’être séparé, celui qui aspire à l’élévation tout en étant dans l’impossible réconciliation. Une identification subtile s’établit face à cet «adolescent absolu» qu’il rattache à une extraction paysanne par sa mère Vitalie. De manière sous-jacente, nous trouvons la volonté d’établir une source poétique commune, issue de l’adolescence et de la ruralité, même s’il souligne également les «degrés» de ce rapprochement et les limites de la quête du jeune Ardennais.
L’étude sur Rimbaud permet de comprendre la fonction du poète pour Gustave Roud à ses débuts littéraires. L’auteur y apparaît en ombre, à l’instar des nombreux autoportraits photographiques qu’il a réalisés. Le «drame spirituel» dont il est sans cesse question est de l’ordre d’un «pouvoir-être», d’une possibilité de participer encore, ou d’appartenir toujours, au monde. Rimbaud est par excellence celui qui, par sa «pureté», ne peut adhérer aux «formes conventionnelles» ou au «compromis perpétuel». Gustave Roud lui attribue une «différence» face au monde commun, dans laquelle il se reconnaît, comme il l’a souvent indiqué dans son journal. A travers Rimbaud, il adhère en partie au mythe du voyant, même si cela n’engage guère pour lui un acte magique ou prophétique. Le poète est simplement celui qui désigne une teneur spirituelle du monde en échappant aux visions communes.
Davantage qu’un modèle à suivre, Rimbaud constitue un seuil d’entrée en poésie. L’«adieu» devient une articulation pour un dépassement. Titre de la dernière section d’Une Saison en enfer, considérée comme le dénouement de l’oeuvre avant les travaux de Bouillane de Lacoste, ce terme se retrouve sur la couverture du premier recueil du poète suisse, en 1927, telle une ouverture à son écriture. Si Gustave Roud maintient l’aporie et les paradoxes du texte de Rimbaud, sans tenir compte des réductions opérées par les lectures catholiques d’Une Saison en enfer, il envisage en même temps une manière d’en surmonter le «drame spirituel». Les limites du poète de Charleville relèvent non de la littérature, car Gustave Roud souligne la puissance du rythme et de l’écriture, mais de l’impossibilité d’un accord minimal qui donnerait une assise au monde. Interrogeant en profondeur le «pouvoir-être», Rimbaud apparaît comme celui qui renonce à sa force pour se maintenir dans une «impuissance» face à la relativité de ses découvertes. Plus que l’échec de la poésie, il souligne les écueils d’une méthode issue de l’exaltation sensible. Si l’écriture discontinue de Rimbaud, à la limite de la logique, donne une «incantation» à cette sensibilité exacerbée, elle ne livre de «l’inconnu»
qu’une exploration fragmentée, contradictoire et limitée. La clé, pour Gustave Roud, est dans la quête spirituelle menée à travers les saisons et dans la nature. C’est pourquoi Arthur Rimbaud ne lui paraît pas sortir de l’antagonisme «horizontal» : il poursuit une écriture «à deux dimensions», «une juxtaposition de tons purs et rares» (Feuillets, Écrits I). En cela, son «adieu» est la promesse d’une oeuvre que Gustave Roud veut pouvoir tenir. L’émergence d’un «paradis humain», avec une éternité entrevue dans le réel, ne constitue jamais une échappatoire au monde ; elle permet plutôt de comprendre comment le réel est une vaste composition de strates de réalité. Dans Vues sur Rimbaud, comme dans d’autres textes de Roud, un oiseau, ici le pinson, se fait le messager de cette «furieuse certitude» que l’homme perçoit avec peine.
Un des intérêts de l’étude consiste certainement à mettre en évidence un «Rimbaud paysan». Une formule tirée de l’«adieu» de la Saison sert de fondement. Gustave Roud la rattache tant à l’ironie habituelle de l’auteur face à l’esprit rural qu’au moment où il revient à Roche en 1878 pour travailler aux champs. Si la figure d’un «Rimbaud paysan» a été valorisée par sa soeur Isabelle et par les mouvances catholiques conservatrices, il est intéressant de voir combien Gustave Roud l’oriente dans sa propre perspective en évoquant la fonction du poète. Bien qu’étant en partie de «source paysanne», tout comme le poète vaudois, Rimbaud est résolument étranger à ses conventions. Sa «différence», sensible, intellectuelle, spirituelle, homosexuelle également, ne peut s’intégrer aux moeurs villageoises et subir le «travail domestiqué». Gustave Roud insiste particulièrement sur un Rimbaud «petit paysan perdu», détaché de son ancrage. Figure de la négation du monde agricole, il n’en est pas moins imprégné par certaines de ses valeurs positives, notamment lorsqu’il s’accorde aux saisons et à la «nature». Sur ce point, Gustave Roud dirige la quête d’un état primitif de la Saison vers un retour à l’originel par les champs, alors qu’il s’agit plus exactement dans le texte de Rimbaud de devenir «nègre» et de quitter l’Europe. Ce bref détournement vers un «sens» et un «goût» paysans, Gustave Roud en connaît la valeur relative ; aussi insiste-t-il sur la «hantise» et le «consentement provisoire» qu’ils impliquent pour le poète ardennais. Son séjour à Roche de 1878 correspond davantage à une manière de reprendre souffle après les épreuves. Revenir trop directement à l’état paysan aurait été un renoncement pour réduire les hauts pouvoirs poétiques et se conformer à une «basse ressemblance universelle». Car Gustave Roud le précise bien : la réalité paysanne n’est pas «celle que le poète invente».
Ses propos sur le «Rimbaud paysan» esquissent un autoportrait qui permet de dépasser certaines apories, car Rimbaud en reste à une dichotomie où «deux êtres complètement distincts [s’]affrontent». Or, Gustave Roud tient justement à dépasser une telle scission par son oeuvre, en réconciliant ce qui est si radicalement séparé, soit la spiritualité et la réalité, la verticalité et l’horizontalité, notamment par l’évocation des paysages. Les figures du poète et du paysan mettent en scène ces deux pôles dans les épreuves du monde et de l’écriture, avec des nuances où l’un interpelle constamment l’autre afin de pouvoir être pleinement.
Il serait possible de voir dans le «Rimbaud paysan» une autre dimension propre à l’imaginaire du poète vaudois, car les portraits du jeune homme «tel qu’il apparut à ses contemporains» lui permettent de traiter de son corps. Ici, le Rimbaud vu par les autres, parfois objet de désir, l’emporte sur le Rimbaud voyant. Roud choisit le portrait de Delahaye, étonnamment proche de ses propres descriptions de paysans (où le bleu clair des yeux contraste avec le teint hâlé et la barbe blond fauve) plutôt que la description plus inquiétante et érotisée de Verlaine («cette forte bouche rouge au pli amer»), même s’il ne s’interdit guère, par prétérition, de le citer. Du portrait de Delahaye, il ressort une maturation physique où l’enfant persiste dans le regard de celui qui a pris un corps de paysan. Le renversement est marquant : les limites du voyant, du poète, conduisent Rimbaud à devenir un paysan touchant, fatalement désirable.
L’étude de 1931 marque ainsi une mise au point esthétique, existentielle et spirituelle, qui vise à dépasser la simple réception sensible (d’emblée désignée par les larmes d’Edmond Humeau). L’éveil recherché invite à l’écriture, même si cette démarche se fera toujours dans le doute et les difficultés à avancer. En 1932, Gustave Roud alla à la rencontre d’un poète qu’il admirait, Pierre-Louis Matthey. Aussitôt, dans un mouvement typiquement sien, il remit son étude de l’année précédente en question : «C’est devant Matthey que j’ai senti combien mon “Rimbaud” était misérable, et combien son ronron apaisé ou facilement pathétique était loin de l’implacable rigueur véritable.» («Mi-novembre 1932», Journal, 2004). Les propos consacrés à «l’homme aux semelles de vent» dans le Journal deviendront dès lors plus rares, même s’ils perdurent dans les correspondances. L’évocation de la figure de Rimbaud manifeste surtout une étape importante dans les débuts littéraires de Gustave Roud et dans la formulation de sa recherche esthétique. Il s’y projette comme une ombre, en se superposant à son sujet, et ce portrait parvient à révéler en profondeur celui qui l’a esquissé.
Antonio Rodriguez
Texte reproduit grâce à l'aimable autorisation des éditions Fata Morgana
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