Dans ce quatrième roman, Nicolas Verdan témoigne d’une réalité trop méconnue ou tue : la persécution des homosexuels sous le troisième Reich. « Une histoire tragique qui, aujourd’hui toujours, demeure dans l’ombre de la Shoah », note le romancier dans une postface éclairante, où il revient sur les parts de fiction et de réalité de son récit.
Les historiens peinent à établir les faits, à énoncer des chiffres, mais on estime (sans doute à la baisse) qu’en Allemagne, entre 1933 et 1945, cent mille hommes ont été arrêtés en Allemagne pour homosexualité ; dix et quinze mille d’entre eux ont été déportés.
En 1919, Magnus Hirschfeld fonde à Berlin un institut de sexologie qui acquit une réputation mondiale, de par ses études consacrées à l’homosexualité et son rôle de soutien psychologique. L’institut a été détruit en 1933 par les nazis, qui tentèrent auparavant de mettre la main sur la liste des patients de l’Institut. Nicolas Verdan a choisi pour fil rouge cette liste de noms, que la Gestapo a réellement traquée, « tant pour mener la chasse aux homosexuels et faire chanter des personnalités gênantes que pour protéger la réputation de membres du parti nazi qui figurèrent au nombre des patients du Docteur ».
Les informations au sujet de cette liste Hirschfeld sont minces ; Nicolas Verdan ne déplore pas ce manque autant que les historiens, car s’il s’est documenté de manière très fouillée, il reste avant tout un romancier, qui remplit les blancs de la mémoire, les lacunes de l’histoire, la petite et la grande : « l’Histoire avec sa grande hache », écrivait l’écrivain Georges Perec, dont la famille juive a été décimée par la guerre.
Ainsi, le héros de ce roman est il un Juif dont l’Histoire a perdu la trace, et dont Nicolas Verdan réinvente le destin. Présenté dès le titre du roman, Karl Fein est un ancien patient du Dr Hirschfeld plus chanceux que certains, puisqu’il a évité les camps en fuyant l’Allemagne en 1939. On le retrouve à Tel-Aviv en 1958, année où le Mossad (agence de renseignements israélienne) l’approche pour retrouver cette fameuse liste du Dr Hirschfeld. Celle-ci permettrait d’identifier un SS encore en vie, un des acteurs principaux de la déportation des Juifs de Grèce et de Yougoslavie. La passion de ce criminel pour les tresses des jeunes filles devrait par ailleurs faciliter son arrestation.
Cohérence et ouverture de l’écriture
Le premier roman de Nicolas Verdan (Le rendez-vous de Thessalonique, Campiche, 2005, 110 pp.) suivait la dérive géographique et intime d’un homme en Grèce ; son deuxième roman (Chromosome 68,Campiche, 2008, 150 pp.)mesurait le fossé entre la génération Flower Power et celle d’après Mai 68 ; son troisième roman revient sur la vie et l’œuvre du Corbusier (Saga. Le Corbusier, Campiche, 2009, 192 pp). Le patient du docteur Hirschfeld, son quatrième roman poursuit cette progression autant au niveau du nombre de pages (ici 295) que de l’ouverture de l’écriture, de l’individuel au collectif, de l’anecdote à l’histoire, sans néanmoins négliger les ressorts intimes et l’unicité de chacun-e. De fait, ses personnages ne sont ni des stéréotypes ni des créatures sans épaisseur. Il s’inquiète à la fois de leur donner une existence physique et psychique, de la vraisemblance, et a en cela le sens du détail parlant. En outre, le romancier a une extraordinaire capacité à restituer le décor extérieur, à y montrer l’empreinte du passé et du présent, de sa population.
En plus de se baser sur des faits historiques tout en installant sa propre intrigue, Nicolas Verdan entretient un rapport personnel avec son récit. En effet, le protagoniste nazi recherché est montré envoyant le dernier wagon de Juifs pour la Pologne, après sept mois à Thessalonique pour y effacer « quatre cent cinquante ans de présence juive ». Nous revoilà donc dans la ville du premier titre de l’auteur, et dans un de ses pays d’origine et d’habitation, puisqu’il exerce ses métiers de journaliste indépendant et d’écrivain entre la Suisse et la Grèce.
Nicolas Verdan explore « cette tendance propre à toute société humaine à légiférer nos préférences sexuelles, jusqu’à nous assigner « une juste place » sur l’échelle des genres ». En rappelant l’existence du « Bureau pour la race et le peuplement » du Troisième Reich, chargé d’examiner les demandes en mariage pour garantir « une ligne pure », en revenant sur un des pans de la folie nazie (l’homophobie), il lutte contre l’oubli ; mais il en appelle également à notre vigilance face à ce besoin de normalisation qui ne peut qu’engendrer des dérives.
Elisabeth Vust
Page créée le: 19.12.11
Dernière mise à jour le: 19.12.11
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