Jacques Chessex Les vers dun homme serein Cela fait cinq ans que Jacques Chessex navait publié de recueil de poèmes. Les vers nont pourtant jamais cessé de naître en lui, rythmés de syncopes et riches dassonances plus que de rimes, tant cette écriture est à ses yeux un geste nécessaire pour se (re)saisir : « Cest le geste de me rassembler / qui importe / Le seul rassemblement qui compte » (p. 17). Auto-rassemblement, lien de soi, religio, qui appellent chacune de ses journées à souvrir par un poème à la façon de la prière pour le moine , rédigé à laube et « plus juste » que ceux qui suivront. Le poète confesse dailleurs lui-même :
Ou encore :
Si chaque nouveau recueil semble marquer une nouvelle étape dans lexistence de lécrivain, Le désir de la neige permet en premier lieu de revenir vers les paysages blancs et de retrouver un regard sur la nature qui évoque, pour ne pas dire parle ; le désir, et même davantage, la volonté dallègement, de désencombrement (pour reprendre une expression tirée de La mort dun juste) sexposent avec de plus en plus dintensité. Cest peut-être pour cela quun conte zen soffre en exergue du recueil et que deux poèmes insistent sur lhumble devoir de « laver les bols ». Si lécriture quotidienne des poèmes inaugurait le jour, la suite sapparente à lactivité du novice, appelé à découvrir la simplicité, lhumilité. Comme si le mouvement du poète était religieux ce qui ne dit rien dune foi ou dune non-foi et attestait dune attente analogue et essentielle dallègement. Aussi ce désir de la neige est-il ici celui dune pureté (disparue, comme lenfance) « La neige na pas de figure / Comme larbre en a une » (p. 61) et lexpression de la volonté « dapprendre à nêtre rien » comme le suggèrent les vers suivants :
Cependant il nest pas simple de saffranchir de soi, le poète peut-être plus encore que le romancier ou lessayiste le sait et le reconnaît. Le « je » ou plutôt le « moi » a semble-t-il toujours tendance à vouloir réoccuper lespace, comme p.ex. lorsque la vision dune femme montrant ses jambes conduit à revenir à compter ses conquêtes amoureuses . Désir dune neige qui fond inexorablement ? désespérément ? Désir dune pureté qui ne tient pas, dun désencombrement qui ne dure pas, quil faut toujours reprendre ? Quil est exigeant le chemin vers soi ! Plus encore quauparavant, le poète aujourdhui semble chasser le penseur, sen méfier, parfois même sen moquer. Vouloir faire taire la pensée et laisser place au vrai mot, voilà le dessein exprimé pour celui qui murmure :
Le (mouvement du) poème invite à un nouveau parcours (de vie), il engage à nouveaux frais, ce qui nempêche bien pas une fois encore de célébrer la femme et son corps. Cest la partie intitulée « Lair à linstant » (p. 71-84) qui réunit les poèmes érotiques, mais cette fois-ci la neige semble avoir fondu comme le temps, serait-ce que la relation dépasse le corps périssable ? Et lorsque la mort et la femme génèrent les vers « Son tombeau parmi lherbe en une autre verdure » (p. 78) , on décèle un hommage à Baudelaire, à « La servante au grand cur dont vous étiez jalouse / Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse ». Si, en février 2001, Jacques Chessex a perdu sa mère (que les dernières années avaient profondément rapproché), sa mort ne paraît pas lavoir éloignée, bien au contraire, tant ici est forte sa présence :
Toutefois, si de lourdes questions imprégnèrent les poèmes et la prose concernant son père pour sen convaincre, il suffira de relire le Portrait dune ombre ou certains chapitres de LImparfait , paix et tendresse filiale habitent les vers relatifs à cette femme dont la marée de la mémoire ramène toujours le sentiment « que je nai pas su aimé assez » (p. 91). Autant dire que cest en lui-même cette fois-ci que sourd un mouvement élégiaque souvent retenu pour dautre figures dans les précédents recueils. Et puis il y a les proches. Pietro Sarto ou Saura p.ex. dont les toiles appellent les mots non pour décrire heureusement , mais pour saisir lil de lartiste et surtout de lami. Quant à « Ladieu à Christian Sulser », il se fait moins lécho dune voix (connue de bien des auditeurs de Suisse romande) que dune chaleur. Lamitié trace la faculté des mots de dépasser lapparent (les paroles de lhomme de radio) pour faire entendre ce qui touche, la chaleur dune voix, la présence dun être ! Autant dire que lécrit devient ici métaphysique et dévoile ainsi la véritable faculté de lécriture poétique déchapper à lusure temporelle pour appartenir au « temps sans temps » , ce qui révèle un statut décriture différent ? Dailleurs, si hier, la mort se montrait parfois lourde et angoissante, lorsquelle rôde aujourdhui, elle dicte quelques vers, mais nentraîne ni poids ni peur comme si elle nappartenait quau temps présent. Cest dire quune sérénité étrange, mais bien réelle, se dégage de ce recueil : un homme a reconnu son désir de neige, aujourdhui il nexige (plus) rien :
Jacques Chessex, Le désir de la neige. Poèmes, Paris, Grasset, 2002, 131 p. Serge Molla
"Ici quelle neige" extrait de Le désir de la neige Ici quelle neige ô dehors Viens lumière Extrait du : le désir de la neige
Extrait de presse [...] Mots si simples [...] liés, en ce livre admirable, à l'acceptation apaisée de la mort corporelle. Bertil Galland
Jacques Chessex / Transcendance et transgression Traductrice et interprète avant de devenir journaliste, Geneviève Bridel est entrée à la Radio suisse romande en 1985. Elle a produit pendant dix ans plusieurs émissions littéraires et culturelles sur La Première où elle assure encore une chronique hebdomadaire. Elle a traduit, aux Editions Zoé, Les mots étranglés de Liselotte Marshall (juin 2000). Elle est aujourd'hui chargée des relations publiques de l'Ecole des arts décoratifs de Genève. Jacques Chessex, Transcendance et transgression, Entretiens
avec Geneviève Bridel,
Serge Molla / Jacques Chessex et la Bible - Parcours à l'orée des Ecritures Jacques Chessex, Prix Goncourt en 1973 avec LOgre, suscite souvent la controverse à cause de ses renvois dérangeants à la Bible et au christianisme. Le romancier récrit le destin de Jonas et Judas, le poète prête sa voix à Abraham, Jérémie ou Marie de Magdala, voire même au Réformateur de Genève en devenant calviniste. Le théologien Serge Molla propose ici une interprétation tout en nuances qui ouvre à la fois à une compréhension intime du travail de Chessex et à des prolongements spirituels duvres bibliques. Serge Molla est docteur en théologie et pasteur. Il a publié chez Labor et Fides Les idées noires de Martin Luther King, 1992, Images de Jésus (avec Pierre Gisel), 1998 et Violence, 2001. Il est également le traducteur de plusieurs ouvrages du théologien James H. Cone. Serge Molla, Jacques Chessex et la Bible - Parcours
à l'orée des Ecritures,
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