Corinne Desarzens Corinne Desarzens / Mon bon ami Dans ce recueil de contes et de prose poétiques, on retrouve la liberté de ton, le regard étonné et émerveillé de Corinne Desarzens avec, en plus, cette maîtrise de l'écriture poussée jusqu'à la virtuosité. "Maintenant, arrête-toi. Allonge-toi dans un des champs qui tendent leurs flancs au sud, entre Scuol et Sent. Le ciel est dur. Tout en bas coule de la menthe glaciale. Deux mois, rien que deux mois, se concentre la belle saison. Ton poids couche ce que tu attendais, dans le train déjà, où sous tes paupières bougeait cette eau, à travers laquelle brillaient ces pierres. Les rivières sont des bêtes à sang vert. Les vaches se roulent dans les champs, comme des chiens. Des flammes d'air dansent au-dessus de chaque tige." Corinne Desarzens est née à Sète en 1952. Romancière originale dont le talent est reconnu, lauréate de plusieurs prix littéraires, elle poursuit son oeuvre en solitaire altière, ne faisant aucune concession aux modes et au milieu ambiant. Mon Bon Ami est son septième livre.
Fugues et variations de l'état chantant
Le dernier livre
de Corinne Desarzens nous vaut un rare bonheur de lecture. Intitulé
Mon bon ami, c'est un recueil de proses d'une épatante liberté. Valéry parlait de "l'état chantant" pour désigner cette disposition intérieure qui ne relève ni de l'euphorie passagère, ni de l'extase mystique, mais d'une sorte de gaieté reconnaissante, accordée à la merveille que c'est parfois de vivre, et qui se traduit le mieux en littérature par les "fusées" du lyrisme. On se rappelle les "minutes heureuses", de Baudelaire, dont le germe poétique se retrouve au coeur de l'oeuvre de Georges Haldas, mais c'est à une autre constellation que l'on pourrait rattacher le meilleur des improvisations et autres digressions fuguées de Corinne Desarzens, du côté de Charles-Albert Cingria ou de l'Audiberti prosateur (notamment dans Talent) et d'autres enlumineurs de la langue et de l'expression dansante. Le meilleur exemple de la tournure originale (et très variée par ailleurs, de nouvelles en poèmes ou en proses lyriques d'une ou deux pages) qui caractérise ce recueil est peut-être le texte intitulé Merveille, évoquant à la fois le livre "si célèbre que personne ne lit" de Marco Polo et le roman Outre-monde de l'auteur américain Don DeLillo, que rien ne semblait devoir rapprocher avant que la lectrice inventive ne s'en mêle. Cela commence ainsi par l'emprunt d'une scène du Livre des merveilles: "Dans un pays très froid, une femme s'accroupit pour pisser. Si froid que ses poils restent pris dans l'herbe gelée du talus. Son moujik d'époux, ivre mort, s'en aperçoit quand même et souffle pour essayer de la dégager. Un talus si froid que les poils de sa barbe à lui gèlent et le scotchent au sol à son tour." Puis cela continue, sept cent vingt ans plus tard, par une sorte de vision transfigurée du tableau le plus quotidien, à la fin d'Outremonde : "... et vous regardez les choses dans la pièce (...), la texture grenue du bois de la table vivant dans la lumière, l'épaisse substance vécue des choses, les discussions des choses à voir et à manger, le trognon de pomme qui devient sépia sur le plateau du déjeuner..." On aura retenu au passage "l'épaisse substance vécue des choses", donnée par le monde prodigue et réinventée par le marchand vénitien (qui ment tant et plus pour faire ne pas mentir l'expression selon laquelle se non è vero, è ben trovato) et qui détaille, au milieu de "jolis petits massacres horribles", le surgissement des animaux de la création (le faucon sacre, le boeuf poilu ou la gazelle porte-musc), tandis que, sept siècles plus tard DeLillo compare la tache de vin du crâne de Gorbatchev aux contours de la Lettonie avant d'évoquer les cendres de défunts qu'on envoie sur orbite pour 10 000 dollars la livre... Rapprochements éclairants Le grand art de Cingria et d'Audiberti (ou de Vialatte, du Cocteau chroniqueur ou de Charles Lamb) tient à éclairer, par d'insolites mise en rapport ou d'inattendues métaphores, les liens subtils ou secrets qui unissent les choses. Ce sont de tels rapprochements éclairants, aussi, que sait établir Corinne Desarzens, par exemple en évoquant l'Engadine: "Les rivières sont des bêtes à sang vert. Les vaches se roulent dans les champs, comme des chiens. Des flammes d'air dansent au-dessus de chaque tige." Ou cela à propos de l'air "trop fin" de Bricola, sur les hauts gazons du val d'Hérens : "Trop fin. Cette nervosité qui fait frissonner le bout des moustaches du général japonais, le fil du rasoir qui clôt la palourde. Ces brisées si dangereuses, de la faïence sous la semelle, créées tout exprès pour le sabot étroit d'une petite chèvre aux yeux de pierre semi-précieuse, des à-pics des deux côtés, le pont mince qui oscille dans l'air cognac." Corinne Desarzens se nourrit de tout, circule comme l'enfant au tricycle ou son grand frère en aile delta. De l'oiseau witcha (une espèce de merle blanc) elle dit : "Le merle avait un regard de comptable, de notaire, d'inspecteur, de soliste." Avec la même alacrité, elle parle de Lawrence Durrell, de s peur du noir, d'un mazot, des Rolling Stones copulant dans leur jet, privé, d'une humble vieille dame corse ou de meis buon ami, en romanche dans le texte, elle parle de tout et c'est (souvent) merveille. Jean-Louis Kuffer Corinne Desarzens, Mon bon ami, L'Aire, 122 pp.
Moments d'éternité Virtuose du style, Corinne Desarzens célèbre
la montagne qu'elle affirme pourtant ne pas aimer Ce petit volume gris à l'ancienne oblige le lecteur à se munir d'un coupe-papier pour accéder à son contenu, chose devenue rare, "- Est-ce ainsi ? dit Mylady.- C'est ainsi, dit Mylord" : l'épigraphe de Walter De La Mare constitue comme une invite ironique à la découverte des dix-huit textes, de longueur variable, qui le composent. Trois d'entre eux ont pour thème la montagne, même si l'un affirme d'emblée : "Je n'aime pas la montagne. Je le répète pour m'en convaincre. Pas celle des souliers de montagne et des lève-tôt. J'aime les villes assoupies qui bruissent le soir. L'horaire à l'orientale." Du "dodelinement de mantra" de ses pas, l'auteur fait surgir le "relief soudain des choses qui vous sautent contre", et l'eau douce du nom d'Evolène l'incite à évoquer avec tendresse le souvenir de Marie Métrailler, comme à citer les derniers vers du poème qui clôt Le Dehors et le Dedans de Nicolas Bouvier. Corinne Desarzens, c'est un oeil et la justesse acérée du style : "A la fin de l'après-midi, le soleil promène un projecteur de catéchisme, un index de lumière pointé sur un mayen, dé en attente de la chiquenaude qui le fera basculer dans le vide." Même chose dans la page singulière de "Mazot", exercice de description quasi abstraite d'une forme cubique noircie, abrasée par le soleil, et du geste parfait de la jeune Valaisanne qui engrange son foin dans "le silence fricatif des pierres" et "l'odeur astringente du mélèze". "Meis bun ami...", l'un des plus longs textes de ce recueil auquel il donne son titre (des fragments en ont été publiés dans le Samedi Culturel du 20 novembre 1999), reprend le début d'une inscription en lettres capitales sur la façade d'une maison de Scuol, qui célèbre l'absence de convoitise comme un signe de bonne fortune. Pourquoi aimer l'Engadine et le romanche ? Pour les sonorités "chuintantes et friables", les couleurs franches et les secrets, l'ivresse des sensations, le mélange des idiomes et des cultures - toutes choses que l'écrivain prend à bras-le-corps avec une belle vigueur pour composer un tableau poétique aux saveurs contrastées, précis et allusif, qui juxtapose faits réels, paroles rapportées et intuitions. "Le moment est le roi de l'éternité", dit une autre inscription grisonne : il y a quelques-uns dans ces moments-là dans Mon Bon Ami. Isabelle Martin Corinne Desarzens, Mon Bon Ami, L'Aire, 128 p
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