Thomas Hürlimann : "Le mystère de l'entre-deux"

Par Peter Utz

Changer de côté, faire l'expérience de l'entre-deux, explorer son mystère : tel est l'horizon d'une conversation que Peter Utz a tenue en décembre 2004 avec Thomas Hürlimann, dans l'appartement de celui-ci à l'Est de Berlin.

Depuis ses foudroyants débuts avec le recueil Die Tessinerin/La Tessinoise (1981), Hürlimann est devenu, avec sa prose, ses essais et ses pièces de théâtre, une voix éminente, unique en son genre dans la littérature suisse de langue allemande. Cette Suisse, il ne craint pas de la revendiquer comme sa patrie et d'employer à son sujet le mot de " Heimat ", pour en explorer avec autant de curiosité que de scepticisme le passé et le présent. Pour ce faire, il part toujours d'expériences biographiques qu'il met en scène pour aussitôt les placer à distance, en les transformant en objet de littérature. Certes Hürlimann s'inscrit dans la tradition " réaliste " de la littérature suisse de langue allemande, mais, par des coupes brutales, il brise sans cesse son miroir narratif en fragments aux arrêtes vives. Seul un regard naïf croira y voir la réalité directe et, irrité par ses images hyperexactes, crachera sur ce miroir. En 2001, le roman de Hürlimann Fräulein Stark/Mademoiselle Stark a déclenché une polémique de cette nature ; en revanche, à l'étranger - comme le montre le succès des traductions - on a reconnu sans discussion le caractère artistique de l'écriture. Pour le lecteur de langue étrangère qui regarde du dehors, il paraît évident que les mondes textuels de Hürlimann sont tridimensionnels et s'ouvrent de tous les côtés.
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Conversation avec Thomas Hürlimann, Berlin, 20 décembre 2004

Thomas Hürlimann, votre première histoire intitulée Begegnung/Rencontre dans le recueil La Tessinoise (1981), se passait dans un bistrot de Kreuzberg, ce quartier branché de l'Ouest où vous avez vécu dans les années 1970. Vous vivez maintenant à l'Est de Berlin. L'Est est traditionnellement prolétaire, on y vote aujourd'hui pour le PDS (Parti du Socialisme démocratique) qui a pris la suite de l'ancien SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands) et l'on tente d'y maintenir une tradition propre à soi, même si cette partie de la ville tend à devenir la grande " scène " de Berlin. Ce domicile a-t-il été choisi volontairement ? Est-ce une autodéfinition topographique dans le paysage intellectuel de Berlin et de l'Allemagne, encore partagé aujourd'hui ?

J'ai succombé à l'attrait de Berlin. Après un an et demi à Leipzig, je me suis trouvé à la croisée des chemins " Munich " - " Berlin ", et à la dernière seconde j'ai pris la direction du Nord. Sinon je serais revenu en Suisse. J'habite désormais Friedrichshain qui est un vieux quartier de fonctionnaires. Chose curieuse, il est à peu près à la même distance de l'ancien mur et de la Spree que mon ancien domicile à l'Ouest, à Kreuzberg.

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Cherchez-vous, en vivant à l'Est, à vous rattacher à la tradition de la littérature de l'ex-RDA qui aujourd'hui n'agit plus que de façon souterraine ?

Ce qui m'occupe surtout, c'est comment cette littérature et ces auteurs ont vu leur État se briser, alors qu'ils essayaient encore de s'arranger avec lui. Cela pourrait nous arriver aussi, sous une autre forme. Les perturbations causées par ce bouleversement vont loin, jusque dans les cassures des biographies privées, quand bien même on ne les perçoit pas forcément de l'extérieur. C'est aussi un sujet éminemment littéraire - et je le découvre ici, dans les bistrots ou en parlant avec la marchande de journaux.

La cassure dans la ville reflète-t-elle donc aussi la cassure dans les histoires privées ?

Oui, car les gens, ici, ont vécu de manière exemplaire quelque chose qui sans doute caractérise la plupart des biographies : un jour, un mur s'effondre. Cela vaut peut-être aussi pour moi et le miroir de cette ville m'aide à mieux le comprendre. Car à la différence de la Suisse où les effondrements se font avec moins de bruit, de façon moins voyante, ça a vraiment pété ici, et l'on peut maintenant se promener à travers les débris.

Mais on peut aussi mettre en scène la rupture volontairement : le départ, le changement, l'arrivée dans la métropole de Berlin, éventuellement aussi le retour dans la Suisse qu'on ne reconnaît plus, c'est une longue tradition dans la littérature suisse de langue allemande. Cette illustre galerie va de Gottfried Keller jusqu'à vous en passant par Robert Walser. Mais vous, vous avez changé deux fois de côté, vous revenez maintenant à Berlin, mais il vous arrive aussi de faire un saut en Suisse. La rupture devient-elle par là réfléchie et productive ?

La première fois, quand je suis arrivé à Berlin à vingt-quatre ans, j'ai découvert pour moi la Suisse. Car ici on m'a parlé d'Henri le Vert de Keller. Je ne le connaissais pas et c'est ici que je l'ai lu. Ce fut très excitant. Et les querelles de mes camarades étudiants avec leurs pères qui tenaient encore en partie au national-socialisme, m'ont conduit à me demander à quoi les choses avaient ressemblé chez nous. Ainsi, à Berlin, la Suisse a pris pour moi de plus en plus d'importance. Et ma position d'observateur extérieur m'a donné et me donne la possibilité d'accéder en quelque sorte du dehors à ma matière et à ma propre histoire. Il est plus aisé d'écrire sur quelque chose quand on n'est pas soi-même dedans, et c'est aussi pour cela que je suis revenu à Berlin.

Comment êtes-vous perçu ici avec un nom suisse et un éditeur suisse ? Est-ce que cela aussi a changé depuis la chute du mur ?

A l'Ouest peut-être, à l'Est pas forcément. Je me vois comme un Suisse qui vit à l'étranger, et mon langage me fait aussi reconnaître tout de suite comme tel. Parfois, je profite de la haute estime dont jouit encore la Suisse chez les anciens citoyens de la RDA. Et ceux-ci cherchent à leur façon ce qui m'importe, à l'ère de la mondialisation : maintenir une identité et une histoire à soi. Certes, se dire citoyen du monde, c'est facile et cela ne coûte rien. Pourtant chacun se demande d'où il vient et qui il est. Cela déclenche toujours une histoire, et cette histoire personnelle, je ne veux pas y renoncer, où que ce soit. Ernst Jünger a dit que sur une boule tous les points étaient le centre. Même le village le plus périphérique peut devenir le point d'où part cette histoire.

Les textes ci-dessus sont extraits du dossier consacré par Peter Utz à Raphael Urweider dans la revue Feuxcroisés 7 (2005)