Dans la nouvelle éponyme
de votre recueil (Le portrait de Madame Mélo)
il est question d'un jeu de miroir entre le portrait d'une
actrice peint par Vallotton au début du siècle
et le personnage de Betty, la comédienne. Comment
est née cette histoire?
Si vous avez vu Bergamote. Le
Temps des Cerises vous verrez que la dame sur la couverture
ressemble beaucoup à Doris Itting, la comédienne
avec qui nous travaillons. Un jour Doris m'apporte une carte
postale, ce portait de Madame Mélo par Felix Vallotton;
j'ai mis la photo au-dessus de mon bureau, avec le petit
mot de Doris derrière. Et je me disais "c'est
incroyable", parce que c'est vraiment une ressemblance
stupéfiante. Cette femme a vécu dans les années
30, elle était actrice. Et voilà que ma chère
Doris, tout à coup, a le même visage. Elle
est actrice aussi, en Suisse romande, elle vient de La-Chaux-de-Fonds.
J'ai alors inventé une histoire à partir de
cela. J'étais contente que ce soit Vallotton qui
ait peint cette femme parce que c'est un peintre que j'aime
beaucoup. Je trouve que c'était quelqu'un qui était
exactement au bon moment à la bonne place et qui,
avec un talent très simple, a peint des situations
quotidiennes. C'est un des seuls peintres qui a peint des
femmes en train de ranger du linge dans l'armoire, en train
de vider un pot, mais avec un réalisme et un sens
esthétique extraordinaire.
Dans vos livres il est souvent
question de psychologie: le roman précédent
(Le palais de sucre), avait pour cadre un hopital
psychiatrique (on y évoquait Bruno Bettelheim). Dans
les nouvelles que vous récoltez autour du Portrait
de Madame Mélo, également, les personnages
sont abordés avec une fine lecture de leurs états
d'âme. Peut-on parler d'une écriture "psychologique"?
Si j'avais pu faire un autre métier
j'aurais aimé être psychiatre, c'est une profession
qui m'aurait passionnée. J'essaie de croire en Dieu,
par exemple, depuis des années je vais dans des églises
quand ça va mal, je vais m'asseoir, je demande, je
mets une bougie, j'emmène même mon petit dernier
pour qu'il voie, parce que c'est joli, parce qu'on peut
mettre une bougie, mettre un sou. Mais je n'arrive pas à
croire. Par contre, je me rends compte que dans mon parcours
de vie, les rédemptions que j'ai pu avoir étaient
dues à la psychiatrie. Et j'en suis très reconnaissante.
Je pense que la psychologie laisse la place au doute, tout
le temps, et que c'est la force de cette science inexacte.
Un bon thérapeute c'est quelqu'un qui n'a pas de
certitude et j'aime ça. Peut-être qu'un bon
croyant n'a pas de certitude non plus
j'aime bien
faire le parallèle entre les deux parce que c'est
quand même une recherche d'explications existentielles.
Un autre thème très
présent dans vos livres est l'enfance. Le roman est
centré sur les blessures que l'enfance "massacrée"
laisse au protagoniste; dans ces nouvelles aussi, il n'est
pas rare que vous alliez chercher dans l'enfance les prémisses
d'une histoire à venir (Le persil des fous,
par exemple, qui commence justement par cette phrase "J'ai
passé les premiers mois de ma vie dans une maison
hantée"). Est-ce que cela est dû à
une démarche autobiographique?
Vous connaissez beaucoup de gens
qui n'écrivent pas de façon passablement autobiographique
? Je ne pense pas qu'on puisse écrire sur ce qu'on
ne connaît pas ou bien alors ça ne sonnera
pas juste. Et puis: quel est l'intérêt? Ce
qui est bien c'est de prendre des choses de soi. Là
vous parlez de l'enfance, effectivement je pense que ça
nous poursuit quand même un sacré moment, jusqu'à
la fin.
Si le roman se concentrait sur
un ou deux personnages, avec ces nouvelles vous pouvez aborder
une plus grande variété de destins humains.
Avez-vous procédé différemment pour
la construction de ces personnages?
Le roman est l'histoire d'une personne.
Comme c'est une personne qui vit dans un grand isolement,
une grande solitude, il y a peu de personnages. Ce qui est
merveilleux dans les nouvelles, c'est que j'ai pu prendre
des visages aimés, des visages non-aimés,
des flashs à la Migros dans les escaliers roulants.
Même des personnes qu'il m'est arrivé de suivre
parce que leur visage était beau ou parce que je
voyais de la détresse. C'est comme ça que
je travaille. Des fois j'aimerais ne faire plus que ça,
écrire, parce que j'ai de plus en plus peur du monde
extérieur. Le monde me fait peur. Plus j'ai des certitudes
dans certains domaines par rapport à la connaissance
de moi, plus j'ai la trouille du reste du monde. Je me dis
quelquefois qu'il faudrait que je m'isole, que je ne sorte
plus de la maison. Et puis à d'autres moments je
me dis, "si tu ne sortais plus de la maison, ma pauvre,
tu n'aurais plus rien à dire". Et heureusement
que je me pousse à continuer de travailler.
Au centre de vos nouvelles, il
y a presque toujours un personnage féminin: l'actrice
de théâtre du Portrait de Madame Mélo,
la Femme de l'architecte, la fille hantée de
L'espoir. Dans un seul cas - Le Persil des Fous
- vous vous concentrez sur un protagoniste masculin. Pourquoi?
Le Persil des Fous est pour
un ami. Un ami qui est amoureux d'un homme et qui a passé
sa vie à garder cet amour. C'est un homme qui vit
seul et qui existe, quelque part, qui a une vie très
réglée, très minutieuse comme souvent
les homosexuels solitaires. Il y a une immense résignation
par rapport à cet homme plus jeune qu'il aime depuis
des années et qui est hétéro. J'ai
observé cette solitude, ce désir caché,
pendant des mois, des années la souffrance que ça
engendre. J'étais très proche de cette histoire
et puis j'ai eu envie d'écrire cela parce que je
trouve qu'il y a des vies comme ça qui sont des impuissances
terribles, solitaires, des gens qui mourront avec ce secret,
cette frustration, cette amertume.
Cette histoire tragique se termine
toutefois avec une sorte de réconciliation, la conjonction
de cet homme avec la terre, avec la nature
Sinon ce serait trop horrible. C'est
mon expérience personnelle: quand on va très
mal, il faudrait avoir le courage, pas forcément
d'aller vers les gens (parce qu'on arrive à un âge
où on se dit "bon ça sert à quoi
que j'aille lui dire ça, ça va rien changer,
il va me répondre ça, ça, et ça,
alors autant ne pas y aller, autant rester à la maison")
mais d'aller vers la nature, qui est souvent rédemptrice.
La terre continuera à exister quand nous serons morts.
Vous perdez quelqu'un de cher, le lendemain, le soleil se
lève. Les feuilles vont quand même pousser
au printemps. Même si vous perdez quelqu'un au mois
de janvier, en février il y aura des bulbes dans
la terre. Il y une espèce d'immuabilité. En
même temps c'est très salvateur. Ca nous rend
humble. Et c'est ça que j'aime dans ce rapport à
la terre, c'est l'espèce de sensualité muette
qui nous ramène à ce que nous sommes, c'est
à dire à la terre.
Dans la seconde partie du recueil
vous abordez par petites touches les peurs et les angoisses
du quotidien. Il y a là une tonalité assez
sombre, bien que lézardée d'une ironie subtile
et constante. Pourquoi cette angoisse constante?
Mais parce que la vie est dégueulasse.
Je trouve qu'on est tout le temps mis à l'épreuve.
Que la société, maintenant, avec tout le système
médiatique, nous balance à la gueule des choses
tellement horribles et à la pelle que ça rajoute
encore une couche de culpabilité. On est déjà
nés coupables mais là, vous voyez le Tsunami,
la Roumanie, le Rwanda. Comment vous voulez qu'on ait pas
tous des pathologies dramatiques?
La vie est comme ça et je trouve que les médias
maintenant, puisqu'on y a accès à la maison,
chez soi, dans le nid où on se cache, c'est pire
que tout parce qu'il y a une espèce de mélange
entre la douleur universelle et le cas particulier.
Ce qui frappe beaucoup dans vos
nouvelles, c'est pourtant une sorte de confiance obstinée
en la vie. Vos femmes commettent souvent des actes manqués;
mais on a l'impression que cela n'est pas vu d'une manière
totalement négative. Mme Mélo déclare
même que désormais tout est possible (parce
que sa mère est morte et qu'elle ne s'est pas rendue
à Paris, elle ne s'est pas présentée
à l'audition qui pouvait changer sa vie). C'est assez
troublant
Vous savez, l'autre jour dans le
journal, je vois une lettre de lecteur à la dernière
page. C'était une vieille dame qui disait qu'elle
avait vécu un Noël merveilleux. Elle avait perdu
son compagnon en hiver et elle voulait passer Noël
seule, elle était trop mal. Elle voulait une intimité,
une solitude. Et puis, le soir de Noël, il y a un chat
qui est passé par la fenêtre et qui est venu
s'asseoir sur le fauteuil de son mari et après ce
chat a dormi dans le lit de son mari. Et elle l'a pris comme
si c'était son mari qui revenait à la maison
pour lui souhaiter un joyeux Noël et lui tenir compagnie.
Vous parlez d'actes manqués, c'est un peu ça
aussi, c'est à dire, quand on a une certaine disponibilité
aux choses on peut, tout à coup, faire venir les
choses à soi. Ça aussi c'est l'imagination.
Alors ce chat peut-être que c'est son mari, finalement
on s'en fout. L'essentiel c'est qu'elle a eu du réconfort
au bout du compte.
Votre premier livre (Petite
dépression centrée sur le jardin) était
un recueil de chroniques; dans le roman suivant (Le palais
de sucre) vous avez corsé votre style, en alternant
des passages débordants d'imagination fantastique
(les délires de la petite fille) à une écriture
psycologique très fine et ciselé. Avec ces
nouvelles nous avons l'impression que vous revenez à
un style plus simple, plus direct. Est-ce un choix?
Ce sont des histoires de vie, donc
elles ont un début et une fin. Pour le roman c'était
beaucoup plus compliqué. J'avais envie d'écrire
ces nouvelles parce que j'avais plusieurs idées d'histoire
et puis à un moment ça s'est brouillé
dans ma tête. Je me suis dis, je mélange les
personnages, je fais un autre roman. Mais c'est aussi bêtement
une question d'édition. Mon éditeur m'a pressé,
j'ai déménagé, je suis passée
de Genève à Lausanne d'une grande maison à
une autre maison. C'était une année avec beaucoup
à faire, j'ai un bébé donc ça
prend beaucoup de temps et c'était plus facile pour
moi de faire de petites histoires que de me relancer dans
une grande histoire. Vous voyez à quoi ça
tient. Et du coup, ces histoires dans ma tête étaient
déjà écrites avant que je me mette
au travail. Ce sont des petites histoires réelles,
toute simples. Je les ai racontées comme des histoires
de vie sans trop me prendre la tête.
Votre livre est partagé
en deux: une grande nouvelle et trois histoires de dimension
plus modestes, suivies des Ephémérides,
de courts textes plus proches de la chronique. Cette division
ne nous paraît pas tout à fait convaincante:
il y a comme une baisse de tension dans votre livre. L'assumez-vous?
Là aussi c'est une question
éditoriale et je le regrette; à la fin on
a été trop vite et je regrette qu'il n'y ait
pas une grande nouvelle en plus qui est encore dans ma tête.
Cette fois ce sera peut-être un roman. L'éditeur
avait envie d'un format comme celui-là, d'un petit
livre parce qu'il sortait en même temps que deux autres
livres de femmes et il voulait que ça soit une espèce
de trilogie. C'est une concession que j'ai faite. Les éphémérides
sont des textes très courts, qui ont été
écrits pour des radios et ça m'ennuie qu'elles
soient dans le livre. Parce que j'ai eu l'impression de
n'être pas tout à fait honnête. Il y
a un texte sur la fatigue, sur la colère. Ce sont
aussi des humeurs de femme mais ce n'est pas tout à
fait pareil et je trouve que ce n'est pas très honnête.
On imagine bien ces petits textes
se développer dans des nouvelles plus structurées
avez-vous l'intention de déployer ces idées
"éphémères", d'en tirer des
nouvelles ou des nouveaux romans?
Pas tout à fait. Une fois
que c'est liquidé, c'est liquidé pour moi.
Et puis ces petits textes sont quand même très
proches de ce que je pense de la vie en général.
Par exemple, il y a un texte sur la peur : la peur du monde
extérieur, des ambulances, le bruit des ambulances,
la télévision, les médias etc. C'est
un texte d'une page et demi. Quand vous me demandez, pour
moi, pourquoi la vie est cruelle je vous réponds
ce que j'ai écrit dans le livre.
Dans une interview avec Lucille
Solari vous avez déclaré que vous aimeriez
maintenant écrire un polar
Oui, j'ai une idée. Mais ça
part de nouveau des personnages. Ça part d'un ami,
d'une tête, d'un visage, d'une souffrance. A la Fondation
de l'Hermitage, un musée au-dessus de chez moi, là
où je vais tous les matins promener le chien, se
préparait une exposition sur les peintres du Nord.
J'avais vu cette peinture à Paris il y a 10 ans et
j'avais adoré. Pourtant je ne suis pas quelqu'un
qui arrive à regarder la peinture. Je ne la comprends
pas bien. Dans cette exposition, il y a un tableau dont
je me souviens et je voulais travailler autour de ce tableau.
Une histoire de vol ou je ne sais quoi. C'est comme ça,
dans ma tête, pour l'instant. Alors, tous les matins,
j'allais au parc, je passais autour du musée et je
regardais les caisses en bois de l'exposition qui se montait.
Je regarde la gueule des gens qui travaillent, les gens
autour, les dames qui promènent leur chien, les enfants
qui jouent au parc et ça se construit petit à
petit.
Allez-vous toucher aussi les thèmes
psychologiques qui vous sont chers?
Je vais essayer d'anticiper
sur mes peurs. Je vis avec un homme que j'aime énormément
et je suis persuadée, depuis que nous sommes ensemble,
qu'il va foutre le camp sous peu. Peut-être que ce
sera dans 20 ans peut-être que ce sera dans 10 ans
mais j'ai une telle angoisse de ce qui va se passer, de
la solitude, de le perdre, quoi qu'il arrive, qu'il parte,
qu'il meure, que j'avais envie d'écrire un livre
ou il est déjà parti. Comme ça on n'en
parle plus, au moins c'est fait. En ce sens là, oui,
il sera très présent. Ca ne sera pas mon mari,
mais ça sera un personnage qui sera parti.
Entretien réalisé
par Pierre Lepori
© Le Cultur@ctif
Suisse, février 2005
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