L’avenir, ça ressemble à quoi ? «A la fusion nucléaire», répond Wolfie Steinamhirsch à la question de la Japonaise Shizuko. Un malaise s’installe. Conflit générationnel ? Lui, en fin de carrière, à été formé durant la Seconde Guerre mondiale au sein du Projet Manhattan - c’était les années de la confiance en l’atome. Elle, c’est autre chose. Née le 9 août 1945 à Nagasaki, elle est une enfant de la bombe. La preuve : depuis quelque temps, elle ne se déplace qu’à l’aide de béquilles. Bientôt, celles-ci céderont leur place à un fauteuil roulant.
La plume de Daniel de Roulet, dans ce nouveau roman Fusions, sait résumer les désaccords qui se cristallisent autour de la fusion nucléaire. Ce phénomène, découvert par la scientifique autrichienne Lise Meitner en 1939, accaparera la carrière du Chaux-de-Fonnier Wolfie. Le personnage, on s’en souvient, était déjà apparu dans Kamikaze Mozart (Buchet Chastel), premier volet de la fresque du vingtième siècle entamée en 2007 par Daniel de Roulet. Le jeune scientifique y rêvait d’imposer la paix grâce à la bombe atomique, tout en admirant l’esthétique des champignons nucléaires. Un deuxième roman, autant une suite qu’un livre autonome, reprend son histoire, quelque 43 ans après le drame de Nagasaki. En 1988, Wolfie est à la tête de Big E, une entreprise spécialisée dans le traitement de déchets nucléaires. Le 2 juin de cette même année, celle-ci rencontre sa concurrente, 3N, dont la dirigeante du département de la recherche n’est autre que Shizuko. Il s’agit d’organiser la fusion de ces deux monstres du nucléaire. Fusion. Le terme revient sans cesse, ses multiples sens s’imposent en leitmotiv de cette saga historique.
Politiques de l’atome
Car Fusions, c’est aussi le nom de la tour - fictionnelle - dessinée par l’architecte Max von Pokk à Londres, dans laquelle les cadres de Big E et 3N vont restructurer leurs entreprises. Et donc décider du futur des travailleurs de l’atome. Un narrateur extérieur interpelle le gratte-ciel comme un personnage, à la deuxième personne : le bâtiment, par les bureaux qu’il abrite, est un écrin du capitalisme mondial. Un modèle auquel certains personnages adhèrent uniquement dans l’optique de le modifier de l’intérieur. C’est le cas de Shizuko. Militante farouche de la «green war», elle travaille à bouleverser la politique nucléaire, qui ne fait qu’exacerber les injustices : «on est né au hasard quelque part, les uns sur une île irradiée, les autres chez les bureaucrates de l’Est ou les cyniques de l’Ouest, résonne-t-elle. On ne choisit pas, sauf la dissidence». Shizuko va donc essayer de se faire une alliée de Marthe von Pokk, son alter ego dans l’entreprise Big E. Il faut s’unir pour terrasser l’optimisme de Wolfie, ce «fou de l’atome». Tchernobyl a changé la donne, la glasnost a désamorcé le nucléaire. De la confiance au scepticisme, la vision de l’atome a été revue durant les longues années de la guerre froide.
Au fil des fusions, termes et événements historiques se recoupent, articulés par la fiction. La narration est rythmée. Elle alterne le grand jour de la fusion de Big E et 3N et quelques épisodes choisis des quarante années qui l’ont précédée - des évènements qu’illustrent les destins des personnages. La politique, comme il se doit, reste à l’avant-plan de toute décision. Car, ce même 2 juin 1988, alors que les différentes idéologies de l’atome sont débattues dans la tour Fusions, le président Reagan arrive à Londres de Moscou. Lui et Gorbatchev sont arrivés à un accord : le désarmement nucléaire soviétique est en route. Reagan narre, en monologue, la réintégration du bloque soviétique dans un monde qui se globalise. Puis le Texan va prendre le thé avec la reine qui, ce jour-là, fête les trente-cinq ans de son couronnement. Il rit de l’aristocratie européenne, à mille lieues de son ranch. Si les fusions s’enchaînent, les ententes entre cultures, elles, ne font pas forcément partie du programme.
Réseau complexe
Chapitre après chapitre, personnages fictionnels et historiques se multiplient, formant un nœud serré, intriqué, dans lequel tous prennent une même importance. Dans ce roman, les familles n’oublient jamais les leurs, les amants d’alors restent liés malgré les ruptures et l’éloignement. Ainsi L’architecte Max von Pokk fut l’amant de Shizuko, qui a mis au monde un enfant dont il est le père, mais qu’il n’a jamais vu. Par amour pour elle, il restera cependant fidèle à la fougue des années 1968 - jusqu’à ce que ses efforts vacillent face a un capitalisme tout-puissant. Sa tour Fusions est le sceau de son abdication.
Les liens se multiplient : Max est aussi le neveu de Jean-Pierre, ou JP. Celui-ci fut, après avoir fui sa famille bourgeoise à Princeton au début des années 1950, le mari de Marthe. Collaborateur à la bombe américaine, il se fait bientôt débaucher par un agent russe, abandonne sa famille pour refaire sa vie au service de la science côté soviétique. Des laboratoires d’Oppenheimer et de von Neumann, il passe à ceux de Sakharov, dans un camp retranché au nord de Moscou. Là-bas, ses convictions s’usent au fil des ans, jusqu’à se teinter de mélancolie : il ne fait que «servir une guerre froide, comme de la soupe».
Si les rencontres et les coïncidences paraissent quelque peu surfaites, elles permettent cependant de mettre en scène près de cinquante ans d’un pan de l’histoire mondiale, sous l’égide de l’atome. Équitablement répartis sur plusieurs continents, les personnages incarnent les différents enjeux du nucléaire, à la fois politiques et économiques. Vaste programme, dans lequel les personnages perdent souvent de leur épaisseur au service d’une narration sans faute. Certains s’en sortent mieux que d’autres : c’est le cas de Shizuko et de Max. L’auteur leur permet régulièrement de s’écarter de l’Histoire, pour les faire entrer plus franchement dans la fiction, fluidifiant la lecture. Le roman parvient alors - et c’est sa plus grande force - à démêler les fils du passé en faisant preuve d’un grand humanisme.
Elisabeth Jobin
Page créée le: 23.02.12
Dernière mise à jour le: 23.02.12
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