Souvent le poète rêve, disait Jean Follain, de redonner un nom propre aux choses et dans rue rost, ce livre sans majuscules, chaque mot semble bien reconquérir une sorte de vie, de mouvement intérieur, à travers de permanentes transformations, exposé qu'il est au vent de la vie qui se jette avec violence dans la rue Rotschild (rien que ça!), quartier des Pâquis à Genève, petite rue où couve le monde entier. Pour retrouver des significations, le poète tord chaque mot, le fragmente, le renoue avec d'autres mots qui le désirent ou le menacent, et tous ressuscitent dans ce grand chambardement. Jack Perrot, dit Jack le schnorrer, fait penser, un peu, à ce Picassiette qui construisit maison et jardins avec des tessons de toutes sortes. Mais ici, le propos est différent, je crois, la maison gagnée reste menacée par la rouille, la blessure, elle-même paradoxale source de vie et il s'agit moins de poursuivre une obsession que de chercher à comprendre, à habiter ici, maintenant:
dans la brisure
le souffle pénètre
la ville aux déchets
la main reconstruit
pour que nous habitions
la rue rost
Il semble que tant de mouvements et de métamorphoses, de verve amoureuse et révoltée, visent à fendre tout langage pour qu'il rende compte du surgissement paradoxal du monde comme des mots:
mes saxifrages nues
mon taconnet
ma tête qui se fendille et refleurit
musique du nom
dans sa fêlure
minéral du nom
dans son clivage
Dans ce petit livre qui rassemble soixante-neuf poèmes, premier livre très convaincant, Jack Perrot manifeste un amour de la langue traversée par toutes les autres langues, remuée par des jeux qui la ravivent sans relâche. Il exprime ainsi une révolte contre toute momification (ah! Les bilans de compétence, les fichiers, les classifications mortifères, etc..., c'est un plaisir de les voir ici déjoués par des ruades, des ruptures sarcastiques, une ironie salvatrice):
l'odeur de mort curricule dans la vie
l'odeur du lanbi de pétence con
Il oppose une résistance -pas toujours facile, parfois vaine à tout embrigadement des hommes qui vivent dans la langue et parmi elle :
la langue marchande aboie
est-elle malangue
ployable
déshydratée
dégraissée
dessalée
non elle
reste oui
vive ailleurs
pesante inutile
Le rythme de ces poèmes à la fois est à la fois vif (presque haletant) et profond (il semble venir du fond du corps); leur pulsation ménage l'espace d'un ailleurs fertile, laisse surgir des questions vitales: « de quels horizons / nous nourrissons-nous »; elle jette des apostrophes revigorantes et partageuses, puisque dans le mur qui ferme la rue:
l'alchémille me fait don
d'une goutte d'arc-en-ciel
abreuvons-nous
Ce qui surprend le plus, dans ces poèmes, c'est le mélange intime de l'architecture urbaine et de la vie naturelle, plantes et animaux, flux divers, vents, rêves de crues du Rhône. Le poème final semble faire confiance au surgissement naturel de la vie, contre tous sortes de clôtures, contre un tarissement de la langue même:
ma rue des murailles
j'aime ta fronde
ma rue fétide
[...]
et mon blé noir
je te cultiverai à nouveau
et mon trèfle d'alexandrie
je renaîtrai avec toi
grain et suc
eau et pain
je cueille votre grâce
Lorsque la rue se mue fleur, le poète hybride des catégories mortifères, ici nature et culture, pour les régénérer, les interroger aussi. Dans le mélange permanent, dans le surgissement d'un chaos vivace, la frontière qui distingue mots et choses n'est plus si facile à distinguer. La langue, mâtinée de toutes les autres langues qu'elle rencontre, retrouve une puissance génératrice et originelle:
rot rote rose rosso
je vais la crier avec toi cette rue
dégorgeoir
d'une langue
érubescente
[…]
tu rouspètes
tu répètes
tu recrées
tu t'écries tu tètes
tu persistes
tu existes
Le poème, éructé contre le pouvoir de la langue qui détruit aussi tout ce qu'elle touche (on comprend alors l'omniprésence de la rouille dans ce livre), surgit toujours violemment, puissance créatrice contre pouvoir conformant:
quoi dire qui ne soit rouillé
jactance érodée
les doigts frottent la pierre
mon frottoir le minéral
[…]
quoi dire qui ne soit rouillé
un peu de sel
rude grain
de la main sur la gorge
Bien sûr, un livre de poèmes aux mots concassés, recollés, ne change pas la face de la terre, mais pourtant, on sort tout ragaillardi de ce livre avec une envie renaissante de poser ses « non » et ses « oui » là où il semble plus vivant, plus humain de le faire; plus constructif en somme. Le mur muet qui boucle la rue pourrait s'inventer à nouveau maison peut-être, fragile abri de parole sûrement:
serais-tu maçon mon enfant
pour aimer rebâtir
serais-tu guetteur mon enfant
pour discerner l'aurore
arpenté le mur parlera
Edouard Glissant, dans Introduction à une poétique du divers, écrit: « Il y a des gens qui sont sensibles à la problématique des langues parce qu'ils sont sensibles à la problématique du chaos-monde ». J'ai beaucoup pensé aux théories du poète martiniquais en lisant ce livre. Comment rendre compte en effet du « continuum du discontinu » qui semble caractériser les mouvements des cultures entre elles sur la terre, devenue à la fois si petite et infiniment bouillonnante? Et comment aussi ne pas oublier les problèmes politiques et sociaux que produit la ville, et son brassage humain et imprédictible? Le tourment de langage qui se joue dans rue rost, entre une sorte d'oralité enfantine et une écriture qui ne veut pas oublier son double parlé, crée une poésie effervescente, proférée, à « la patience sauvage ». Edouard Glissant affirme aussi que « chacun sera de plus en plus pénétré, non pas par la seule poétique, structure et économie de sa langue, mais par toute cette fragrance, cet éclatement des poétiques du monde. Ce sera une nouvelle sensibilité. Je crois que l'écrivain à l'heure actuelle essaie de présager cela, de la préparer et de s'y accoutumer ». En inventant une nouvelle poétique, à travers « toutes les langues d'exil », le projet de Jack Perrot cependant se révèle simple, celui de tout poète depuis toujours, trouver « le lieu et la formule »:
si peu de territoires
et tant de terres à visiter
à écouter simplement
à nous réciter dans l'attente
reste-t-il quelque friche
où quelque tente demeure
Et, comme ils sont inaccessibles, le poète, en les cherchant, a « lancé un caillou dans l'eau et reçu un nom ». Il lui revient de célébrer « dans la bauge de la vie / l'excès de grâce. » Ici et maintenant respire, crie, pleure et chante, dans le souffle tendu de poèmes dont la justesse âpre et la musique rauque restent dans la mémoire longtemps.
Françoise Delorme
Page créée le: 23.02.12
Dernière mise à jour le: 23.02.12
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