Thomas Bouvier
Rencontre avec l'auteur à
l'occasion de son premier roman intitulé Demoiselle
Ogata, aux éditions Zoé. La rencontre
ne pouvait se faire que dans la vieille ville de Genève,
dans un de ces bistrots anciens que Thomas Bouvier affectionne
tout particulièrement.
Il était assis dans un coin,
un thé fumant devant lui, le regard bleu clair et
assuré. D'emblée je note qu'il se dégage
de sa personnalité une force et une philosophie de
vie peu commune s'exprimant par des gestes lents et une
curiosité dans les mots. Demoiselle
Ogata est posé entre nous sur la table. Je
tiens d'abord à partager avec lui ma lecture. Il
acquiesce, intéressé. Il y a comme un secret
niché au fond de ce roman que nous allons tenter
de toucher du doigt.
Demoiselle Ogata est
un vrai parcours initiatique et mathématique. Exigeant
et généreux. Un récit de métamorphose
et de recherche de filiation, comme on pourrait le trouver
dans Le Nom de la rose.
A cela près, que Thomas Bouvier ne livre ses clés
que parcimonieusement, mathématiquement et en résonance
avec la musique et la peinture, le cinéma et la philosophie,
amenant le lecteur, grâce aux nombreuses références
littéraires, é feuilleter son livre en arrière,
comme pour l'obliger à s'imprégner de chaque
transformation.
On entre dans ce livre comme dans
un labyrinthe. L'écriture est belle et rocailleuse,
précise, donnant aux objets et aux paysages le temps
de prendre forme. La langue est serrée de près,
abondante comme de la sève, heurtée et coulante
dans ses humeurs. Les corps vibrent, giclent, se transforment
et débouchent sur des étonnements crachotants,
sonores, sifflants. L'aspect narratif n'apparaît qu'au
détour de la virgule, comme pour s'excuser. C'est
l'écriture d'un écrivain, à n'en pas
douter.
Pour éviter de déflorer
le sujet, on peut parler d'une belle demoiselle Ogata, qui
vient visiter (au sens religieux du terme), sur un banc,
un soir, un jeune homme. Elle lui déverse son trop
plein d'existence d'âme errante dans le cur
et dans l'esprit, afin de pouvoir s'en libérer.
Elle a soif de se libérer de ses vies par l'évocation
de ses métempsycoses, donnant ainsi forme à
une fresque onirique. Des dizaines de jeunes femmes, Nadia,
Fausta, Electre, Winona, sous des apparitions différentes,
hantent la rétine du récepteur. Elle se dit
cryptographe, demoiselle Ogata, s'assurant que le message
codé ne pourra être compris qu'à travers
un effort de compassion et de compréhension. Nous
voilà appelés comme lecteurs à entrer
dans le cycle des transformations. Un arpenteur de lumière
du nom de Karl Thei (Klarheit ?) venu du Japon ancien apporte
quelque éclairage. Des poissons, une renarde, des
paysages glacés, des oiseaux mythologiques, tout
est inscrit dans le corps d'Ogata et transite par les yeux
de Quiou, une servante tibétaine dont le corps est
criblé de formules magiques et de senteurs orientales
enivrantes.
Ces fragments datés et localisés comme des
âmes qui transmigrent nous conduisent au centre du
récit, dans une plaine glaciale de Pologne en 1940.
Thomas Bouvier, comment alliez-vous ainsi
le Japon, l'Orient et la culture occidentale ?
J'ai habité au Japon entre
2 et 4 ans, je me souviens des empreintes de l langue, des
bruits, de l'environnement bouddhiste. Dans le Dai-To Kuji,
l'enceinte des temples, j'ai souvenir d'avoir été
pris dans un mouvement perpétuel. Comme je suis revenu
en Europe, et que j'ai acquis une culture occidentale, le
Japon et l'Orient sont devenus imaginaires pour moi. Je
m'interdis d'ailleurs d'y retourner avant d'en maîtriser
à nouveau la langue
J'ai donc gardé
une image mentale qui s'est développée selon
ses propres principes. Mais j'ai aussi été
nourri de Mishima et de Kawabata. J'aime la discipline,
comme celle de pratiquer l'art des samouraïs. Toutes
les décisions importantes se prennent en sept respirations
Mais j'aime aussi Nabokov, surtout quand il dit que parler
de soi est secondaire, il faut s'effacer devant son travail.
Le jeune homme du roman veut retrouver
son grand-père à travers une sorcière-fée
tibétaine. Tentez-vous dans ce roman de réconcilier
les peuples.
Non, pas exactement. J'ai voulu parler
de la tragédie du Tibet, qui a subi une invasion
massive dès 1949. Mais surtout, je voudrais y voir
une fonction d'oracle, comme la Pythie de Delphes. Plusieurs
scènes évoquent des vapeurs entêtantes
dans les grottes. Je vois mon écriture un peu comme
un travail de cabaliste.
Que voudriez-vous que l'on retienne de
plus important dans ce premier roman ?
Il représente pour moi un
abécédaire enluminé avec les 26 lettres
de l'alphabet. Chaque lettre a une histoire, un parfum,
un jardin. Je suis fasciné par la renaissance de
ses lettres. C'est ma façon à moi d'honorer
notre système de signes. Ogata, ainsi que d'autres
femmes ont deux a.
Les femmes sont les lettres de notre culture. Elles donnent
vie aux mots. Elles les forment. L'écriture est un
moyen de lutter contre le chaos en redonnant de la forme
à l'essentiel. Demoiselle Ogata est hommage à
cela.
Demoiselle
Ogata, Editions Zoé, 2002
Brigitte Kehrer
Scènes Magazine
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