Entretien avec Jacques-Etienne
Bovard
J.-L.K - Quel et le sentiment, ou la
situation, le déclencheur en un mot du Pays de Carole
?
Jacques-Etienne Bovard : - Rien de
plus banal : l'amour contre l'effritement, contre le temps,
contre la mort. La résistance des êtres et
des choses à l'usure, sous quelque forme qu'elle
soit. En ces temps de bradage planétaire, où
les valeurs humaines sont de toute évidence plus
massivement méprisées que jamais, j'ai eu
envie, besoin plutôt, d'élever un petit autel
à mes Lares chéris: ce qui dure, s'enracine,
se ramifie, reverdit, s'élargit, surgeonne, s'éternise
- A partir de l'élément
initial, comment le roman a-t-il "poussé"
? Et plus généralement, comment travaillez-vous
? Avez-vous une idée claire de ce qui doit advenir
? Travaillez-vous sur plan ? Le thème du thème
est-il important. Et quel est d'ailleurs, à vos yeux,
le thème dominant du Pays de Carole ?
- Le roman en cours agit chez moi
comme une sorte de longue fièvre, légère
quoique agitée de sursauts. Avec son lot de délires,
de triomphes qui n'en sont pas, de longs marécages
douteux, d'hébétudes mystérieusement
salutaires. Le fait est que je finis toujours par en sortir.
Vient le moment où tout s'éclaire, où
j'ai pris le dessus, où j'y crois tout à fait.
Là le livre prend le galop.
Je fais des plans plus ou moins précis, et qui deviennent
d'autant moins utiles que leur multiplication les rend tous
caducs. Finalement, c'est l'histoire elle-même, les
personnages et leur nécessité interne qui
amènent la fin. Comme chez moi ils ne meurent pas
souvent, la fin prend volontiers la forme d'une ouverture
sur autre chose, que le lecteur peut concevoir à
sa guise.
Le thème fondamental de "Carole", c'est
la résistance, je le répète, face à
la mort de ce qu'on aime. Mais il n'y a aucun projet délibéré
de faire un roman sur ce thème-là. C'est mon
effroi face à la mort et à toute perdition
qui s'exprime, c'est ma colère, mes doutes, et aussi
mes certitudes, mon amour, ma foi en quelques figures ou
quelques valeurs qui constituent à la fin ce que
les critiques appellent thème de ceci ou cela.
- Pourquoi le choix du genre journal
intime ? Et quelle difficulté particulière
cela a-t-il présenté au cas où ?
- Je n'y ai pas beaucoup réfléchi
au préalable. Cette forme a dû s'imposer parce
que je sentais qu'il me fallait ce point de vue complètement
resserré sur le narrateur. Qu'il fallait cette instantanéité,
si je puis dire, pour verser les émotions ou pensées
de mon personnage directement dans le texte. Rien ne s'y
prêtait mieux que le journal. D'autre part, il fallait
que mon personnage fût par métier attentif
aux images qui l'entouraient, pour sillonner le pays que
j'avais envie de représenter. Photographe, donc,
et là de nouveau vous voyez que la forme du journal
correspondait idéalement au principe même de
la photographie, qui arrête le temps sur une émotion
détachée, apparemment du moins, de ce qui
la suit ou la précède. Paul écrit d'abord
comme il photographie, puis photographie de plus en plus
comme il écrit, tant il est vrai que les parallèles
entre ces deux modes d'expression sont nombreux, subtils,
très féconds. Sans aller chercher très
loin regardez Roud, par exemple, ou Bouvier. Tout en écrivant
Le Pays de Carole, j'ai
adoré relire L'Usage
du Monde, avec les photos de L'Oeil
du Voyageur, ou Requiem,
avec les photos du Haut-Jorat
La difficulté, comme avec tout discours direct, résidait
dans l'éternelle question de la véracité.
Pas facile de donner l'illusion que Paul écrit sous
le coup de multiples émotions, avec ses maladresses,
ses dérapages, ses excès, ses incohérences,
etc., et en même temps de faire tenir le livre sur
une ligne intelligible, sans trop de digressions inutiles,
ce d'autant plus que je tenais à ne pas faire tourner
Paul autour de son seul nombril, mais de susciter à
travers lui tout un arrière-pays de souvenirs et
de personnages
N'empêche, rien de plus fascinant
que cette forme d'écriture. J'y reviendrai.
- Comment les personnages vous apparaissent-ils
?
- Ils filtrent en moi par cent fissures
minuscules, souvenirs très lointains parfois, superpositions
multiples avec retouches de l'imagination, rencontres subites,
lentes transformations
Ils me hantent et je les habite,
longtemps encore après en avoir fini avec eux, si
j'ose dire, d'ailleurs en ai-je jamais fini avec un personnage?
Ce qui me frappe le plus, de livre en livre, c'est comment
des figures littéralement oubliées depuis
la petite enfance, où elles étaient déjà
lointaines, quasi sans importance, peuvent ressurgir exactement
au moment opportun, et se livrer avec une netteté
fascinante au modelage de l'écriture. Aussi bien
des êtres de chair que des personnages de romans,
dont je ne me rappelais même plus que je les avais
lus, et qui reviennent exactement comme je me les étais
représentés. C'est là-dedans, dans
cet insondable galerie de portraits que je pêche,
ou plutôt que je suis pêché.
- Le problème de l'identité
de l'écrivain romand vous interpelle-t-il ? Et comment
l'abordez vous si ou même sinon ?
- Cette espèce de serpent
de mer m'intéresse de moins en moins. Je vis très
bien ici, j'ai un excellent éditeur, beaucoup d'amis,
mes livres sont reçus au moins aussi bien qu'ils
le méritent, et Dieu merci je n'ai pas, mais alors
pas du tout le ver rongeur de Paris. J'écris dans
un français que je respecte infiniment, sans craindre
de le parsemer d'helvétismes voire de vaudoisismes
pure souche, parce que c'est aussi cela, le français,
et surtout que tel est notre plaisir. Je prends mes sujets
ici, parce qu'ici est aussi romanesque qu'ailleurs, et que
je ne voyage pas. Je vois bien que la tendance est plutôt,
parmi les écrivains d'ici, à faire oublier
le plus possible qu'ils sont d'ici, et que je suis en fait
assez isolé de ce qu'on pourrait appeler "le
milieu". Mais quelle importance? L'essentiel est de
faire les livres qu'on doit faire, et comment on doit les
faire.
- Il semble y avoir, dans la réception
de ce nouveau livre, un écart net entre la faveur
du public et la moue de certains critiques. Comment vous
l'expliquez-vous ?
- En effet, une distance s'établit,
de plus en plus grande, entre une partie de la critique,
qui trouve mes livres mauvais, et un public assez large
qui me témoigne une amitié, une fidélité
même dont je suis comblé. Commençons
donc par dire que je suis un écrivain heureux. Près
de cinq mille exemplaires du Pays
de Carole vendus en à peine deux mois, franchement,
qui ne le serait pas? Mais il faut croire que ce succès
de librairie agace, évidemment, et incite peut-être
certains à manifester la supériorité
de leur goût sur le vulgum pecus qui se repaît
de ce qu'ils tiennent pour une sous-littérature dérisoirement
locale. Bon, mais ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi
ces gens s'infligent encore l'ennui de me lire, de pondre
un article, au lieu d'utiliser cette précieuse place
pour signaler un talent qui en vaut la peine. Ce que je
comprends encore moins, de la part de gens si experts, c'est
qu'ils puissent me reprocher des choses aussi vasouillardes
que celles que j'ai lues ou entendues dernièrement,
alors qu'on pouvait certainement adresser à ce livre
des critiques plus précises, plus intelligentes,
plus intéressantes en un mot, entre autres sur la
question de la véracité dont nous parlions
tout à l'heure, et sur laquelle je n'ai pas que des
certitudes
- Un critique a parlé, à
propos de ce livre, de "retour à la terre".
Qu'en pensez-vous ?
- C'est là peut-être
qu'on perçoit le mieux l'origine de cette distance
dédaigneuse, voire malveillante à mon égard,
et à l'égard de mon public. On me reproche,
au fond, de ne pas renier mes origines, pire, de m'épanouir
dans un territoire - horreur, un terroir ! - où je
crois qu'eux-mêmes se sentent à l'étroit.
- Un critique vous reproche de fonder
vos livres sur des stéréotypes. Un autre que
vous êtes "le romancier de la haine du corps,
de la souffrance, de l'autoflagellation des êtres
"
- Qu'il est fascinant de voir à
quel point on peut être, au même instant, avec
les mêmes mots, parfaitement compris ou incompris,
reçu ou rejeté, inconsistant pour les uns,
étrangement important pour d'autres, que ces mots
ont rencontrés
Chose qui ne m'était
jamais arrivée, je reçois au moins une lettre
par jour depuis la parution du Pays
de Carole. Pas une ne se ressemble. Pas une pourtant
qui ne dise, d'une façon ou d'une autre, que cette
histoire a rejoint une autre histoire bien vivace, une autre
existence bien réelle, souvent douloureuse, toujours
riche, et pas une qui ne me remercie, en des termes divers,
d'avoir précisément dépassé
le stéréotype de la faute, du corps coupable,
de la macération calviniste, etc., d'avoir dit par
exemple que Carole n'a jamais été si belle
qu'atteinte, qu'éprouvée déjà,
par les choses et par l'âge, que Carole désormais
sera aimée au-dessus des choses et du temps. Alors
quoi, l'autoflagellation? Alors qui, les stéréotypes?
Je ne suis de loin pas sourd aux remarques même sévères
qu'on peut me faire, aux judicieux conseils qu'on veut bien
me donner, mais ce sera tout de même et toujours dans
la réponse de ce lecteur la plupart du temps sans
visage, sans nom, sans parti pris, sans prétention,
parfois sans orthographe, bref, dans le vrai terreau qui
fait vivre le livre, que je trouverai d'abord le sens de
ce que j'ai à faire.
- L'élément satirique,
présent dans la plupart de vos livres antérieurs,
est absent dans Le Pays
de Carole ? Est-ce du fait de son atmosphère
particulière ou de votre évolution personnelle
?
- Des deux probablement, mais il est
vraisemblable que le vice satirique me reprendra
- Qu'est-ce pour vous qu'un roman ?
- J'aime beaucoup la définition
de Pío Baroja : " la novela es un saco donde
todo cade ", le roman est un sac dans lequel tout tient.
Toutefois, je dis bien en ce qui me concerne, je ne le conçois
pas sans histoire à peu près cohérente,
sans personnages, sans contexte, sans durée, sans
vision du monde, ni surtout sans cette distance de la fiction
sans laquelle je ne voudrais, ni ne pourrais écrire.
Raconter ma vie "réelle", pour autant que
ce fût possible, me paraîtrait complètement
absurde puisque je la vis. Pas par hasard, j'y pense, que
je suis incapable de tenir un journal intime, alors que
j'en ai bizarrement toujours eu envie. En fait je me tombe
des mains moi-même en essayant de m'écrire
sous cette forme. Alors que le roman, et avant que j'écrive
des romans les histoires que je me racontais enfant, m'accueillent
à bras ouverts. Je me suis souvent demandé
s'il n'y avait pas là une forme de fuite, de facilité
en tout cas. Plus j'avance, plus je suis convaincu du contraire.
Il me semble que je ne me connais jamais mieux moi-même
que quand je me recrée et me récrée
dans l'imaginaire, ce merveilleux sac extensible à
l'infini, où tous mes "moi" respirent au
large.
Propos recueillis par Jean-Louis Kuffer
pour Le Culturactif Suisse
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