Françoise Matthey
Françoise Matthey, Moins avec mes mains qu'avec le ciel, Editions Empreintes, 2003
Françoise Matthey / Moins avec mes mains qu'avec le ciel
Dans son recueil précédent (Comme Ophélie prenait dans l'eau sa force), Françoise Matthey nous conduisait avec subtilité dans la douleur d'une mort insensée, celle d'une amie, en écho à l'héroïne shakespearienne. Ici, c'est à travers Eurydice qu'elle nous convie à traverser avec elle les désespoirs, les replis et les ressacs du rapport amoureux.
Pierre Lepori
Cinq poèmes tirés de Moins avec les mains qu'avec le ciel
Vois
la promesse de l'aube se voûte sous les amélanchiers
le silence s'aggrave
Si tu pouvais me rejoindre
rendre présent les sortilèges d'antan
(dût mon cur retourner vers sa nuit)
j'aurais pour nous toute la lumière
que se donnent les amants
la fleur à venir soulignerait le plus haut du désir
ton chant
comme un élan de ta chair à ma chair
délierait les oracles
de mon royaume éteint
* * *
Tu venais par les sentiers de la forêt
loin du bruit coupant
des ombres inéluctables
mes peines sur ton banc n'attendaient
que le passage du vent
dans le prélude des lys
nos pas soudain se sont perdus
j'ai abordé la plainte multiple de boire à ton absence
ignoré
jusqu'à l'absurde
l'oubli provisoire qu'il faut noué au jour
pour briser mes sanglots
* * *
Le désir à l'orée de mon corps
voisine avec le vent qui voudrait déglutir
l'hébétude soudaine
des gestes sacrifiés
Comment passer le quotidien ?
risquer un espace où se lieraient le dire et le regard
si ce n'est en gardant le plus précieux
de tout ce que tu m'as donné
le manque
* * *
Tu ne m'as pas traversée sans péril
ne t'avise donc pas de distraire
mes moissons de tendresse
ou de brouiller mes yeux
en amont des souvenirs
As-tu jamais su
la juste mesure
de mes extases à l'ivresse si lente
et si parfaite ?
C'est bien avant qu'il eût fallu prévoir
le piège du clair-obscur
Dès lors chante
chante sur la pierre encore chaude de mon sang
chante
ma chair imprimée dans la tienne
et défaille
de l'imaginer si justement
* * *
J'avais quitté les ténèbres
pour des terres parturientes
ouvert mes bras à l'impossible miel
Il n'y avait pas d'autre signe
que ton chant
appeau d'amour et de félicité
j'étais chair
j'étais femme
Dans la lie égouttée de nos laves indociles
moi seule suis libérée de toutes les agonies
D'Ophélie à Eurydice
Dans son recueil précédent (Comme Ophélie prenait sa force dans l'eau) Françoise Matthey nous conduisait avec subtilité dans la douleur d'une mort insensée, celle d'une amie, en écho à l'héroïne shakespearienne: "Ophélie si près de la fée, la prochaine, la plus proche d'Orphée. Ophélie qu'Orphée lia", écrivit alors Henry Bauchau. Dans Moins avec mes mains qu'avec le ciel, c'est à travers Eurydice qu'elle nous convie à traverser avec elle les désespoirs, les replis et les ressacs du rapport amoureux:
Si tu pouvais me rejoindre
rendre présent l'aujourd'hui d'autrefois
- dût mon cur retourner vers sa nuit -
j'aurais pour nous toute la lumière
que se donnent les amants
la fleur à venir soulignerait le plus haut du désir
ton chant
comme un élan de ta chair à ma chair
délierait les oracles
de mon royaume éteint.
Le choix n'est pas anodin. Selon la tradition, Orphée saisit la lyre pour amadouer les fauves et braver la nature: il chante et sa femme - deux fois perdue - reste silencieuse. Qu'elle parle de sa propre voix, maintenant, implique un double renversement, à la fois stylistique et éthique. Son voyage à travers la perte (se perdre) et l'abandon (s'abandonner) va dessiner un paysage de champs, de montagnes, d'écorces et d'étoiles, dans lequel s'élabore la plainte, la douloureuse litanie: "Mais qui dans les lointains voyages de l'âme / se souviendra / de la jubilation des sens?".
Eurydice est déjà seule dans son ailleurs, lorsque son chant se dégage; elle s'achemine vers le questionnement. Le thème du recueil est moins la mort que le flux du temps, ses pièges impitoyables qui sabotent le rapport à l'autre. La langue est forcément imagée, elle est corps, bois, tempête. Les vers se soulèvent en amples voûtes, pour que l'autre côté du jour - la femme - puisse chanter et par ce chant poursuivre sa quête. Jusqu'à redevenir silence, jusqu'à guider Orphée par une confiance retrouvée:
Avec une tendresse qui étouffe le cur
j'apprends d'aveugles chemins
nul besoin de les nommer
j'entends ta voix
qui me fera goûter
des clairières d'or et d'argile
qui ne remplacera aucune de mes défaillances
mais qui me guidera
pour autant
que j'avance
Françoise Matthey ne se cache pas derrière le mythe. Cette fêlure est la sienne, qu'elle remplit de mots: "Pour quel royaume / la morsure des mots ? // Au-delà de quelle déchirure / le murmure d'une eau vive?". Ce voyage, tout à la fois intime et mythologique, nous laisse l'impression très forte d'une écriture du vécu, jusqu'à la déchirure.
Pierre Lepori
© Le Culturactif Suisse
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