Dans vos nouvelles reviennent à plusieurs reprises
des citations venant d'auteurs anglophones, ou tout simplement
des mots ou expressions en anglais, langue que vous qualifiez
toujours du terme " autre ". Quelle importance a
eu pour vous (vous avez vécu plusieurs années
aux Etats-Unis) l'immersion dans cette " autre "
langue ? Dans quel sens cela vous a-t-il enrichi et que cela
vous a-t-il apporté plus spécifiquement dans
votre expression poétique?
Bien sûr que les années
entre 1971 et 1976, où j'ai vécu à
Manhattan, puis au bord du Sound dans le Connecticut, ont
eu leur importance. Ces années-là je les ai
vécues "en anglais" (sans l'avoir appris
à l'école), et quand je passe un certain temps
dans une langue, j'ai besoin d'écrire dans cette
langue-là, aussi rudimentaire qu'en soit ma connaissance.
Un exemple: à l'âge de 19 ans, après
avoir travaillé quelques mois dans un hôpital
à Heidelberg, j'ai écrit, pour les Schwestern
que je quittais, des petits poèmes en allemand, moi
qui étais à peine capable de lire un journal!
J'écris "avec l'oreille" et je ne peux
donc pas échapper à l'immersion dans la langue
parlée, à sa musique propre, son rythme si
essentiel à l'écriture poétique. D'où,
je suppose, ce recours fréquent aux citations non
traduites. A mon oreille a scrap of red perd quelque
chose en devenant un morceau de rouge. Pire encore,
il m'arrive de renier ma langue maternelle et de préférer,
par exemple, still life à nature morte. (Certains
peintres, comme Alexandre Hollan, vont jusqu'à baptiser
leurs compositions vies silencieuses.)
Lisant quelque part que la traduction est appropriation
de l'idiome de l'autre, que la citation l'est aussi et qu'ainsi
tout jumeau se sent copie, double, texte dérivé
face à l'original, je me sens confortée
dans l'intuition ancienne que mon obsession de traduire
vient de la gémellité. Si cet exercice est
pour les traducteurs "une mise en oeuvre de la différence",
il l'est à plus forte raison pour le jumeau qui écrit.
Le fragment que j'emprunte au roman d'Ann Tyler, Celestial
Navigation, illustre le motif essentiel à mes
yeux des défaillances et même des falsifications
de la mémoire.
Dans Nord Perdu, que je découvre à
l'instant, Nancy Huston évoque, elle aussi, notre
histoire pleine de trous, notre vie qui ressemble à
un livre aux pages arrachées. Elle relie ces
troubles de la mémoire et surtout leur reconnaissance,
leur prise en compte, à la situation particulière
des exilés. Je me demande si ce n'est pas son identité
d'écrivaine qui est en cause ici plutôt que
son statut d'expatriée. Sans être en exil,
je ressens (et ressasse) cette question pour la (bonne?)
raison suivante: celui qui écrit laisse des traces
de ce qu'il avance et il lui arrive de retrouver plus tard
noir sur blanc des erreurs, des errements du sens, des détails
pour lesquels il aurait mis sa main au feu alors que la
réalité était différente: une
fleur qu'on voyait rouge et qui est blanche, un mur que
l'on croyait vert jade et qui est gris. Des détails
peut-être? Mais non, dans la tapisserie, chaque nuance,
même irisée, compte!
Ma deuxième question porte
sur l'importance de la couleur " rouge " dans
nombreux de vos textes. Cette couleur revient en continu
dans presque tous vos écrits comme un fil que l'on
dit être de cette même couleur
alors qu'artistiquement
vous vous êtes adonnée au dessin à l'encre
de chine, qui, le plus souvent utilise la couleur noire
Que représente donc cette couleur si présente
dans vos textes ?
Tout d'abord, c'est vrai, j'ai commencé
par le dessin - frénétique- à l'encre
de chine (des cahiers et des cahiers remplis entre 1977
et 1982) puis en arrivant à New-York j'ai découvert
la gravure, l'eau-forte en particulier. Mais très
vite, par désir de spontanéité, j'ai
passé à l'impression de monotypes en couleur,
puis, vers 1985, j'ai abordé la peinture avec gourmandise.
Dans la foulée je me suis mise à faire des
collages et
je continue.
(Tout ce que je crée, d'ailleurs, procède
du collage. En écriture aussi je pars de fragments
que j'assemble, cherchant à former un tout qui "tienne".
C'est le sujet d' Esquisse pour l'anniversaire et
l'une des obsessions de Jeanne dans l'Ecart.)
Quant au passage du noir et blanc à la couleur, j'y
accorde beaucoup d'importance. Dans Le Chêne,
conte tiré du Divan Bleu, une jeune femme,
découvrant la sensualité va se donner le droit
de peindre. (Tout ce rouge du corps à traduire).
Et le conte se termine ainsi : Elle ne le sait pas encore.
Demain elle voudra peindre l'arbre. Elle prendra les craies
vives, le vert acide, l'orange, l'indigo. Ou le pastel jaune
d'or, la sanguine.
Dans La Scène (l'une des nouvelles de Trouble
que reprend et continue L'Autre Scène), le
personnage va passer du dessin des arbres d'hiver (les
griffures d'encre qui gravent la douleur, qui grattent
les plaies) aux délices tactiles et comestibles
de la peinture. D'ailleurs, c'est le même personnage
qui évoque, dans les premières lignes de Quelque
chose de rouge, l'époque où il lui semblait
qu'un décret lui interdisait l'usage des couleurs
Ainsi, de livre en livre se tisse - presqu'à mon
insu - une tapisserie dont les fils s'entremêlent,
dont les motifs reviennent, se répondent.
Cela dit: est ce qu'on cherche tous quelque chose de
rouge ? Cette question se trouve déjà
dans l'un des innombrables petits carnets qui me tiennent
lieu de journal. C'est assez loin dans le temps, assez loin
dans l'espace. Je suis à Assise en juin 1996, et
stylo à la main, je rêve à des histoires
futures. Dans ces notes, déjà : des fils qui
s'entrecroisent, un lambeau de flanelle rouge dans un tiroir,
des rideaux épinglés pour longtemps. Quelques
certitudes dans beaucoup de flou (mais cette certitude-là
sera un jour comme le morceau de vrai collé
dans un tableau cubiste). Je la retrouve, cette petite question,
leitmotiv de nombreux cahiers et brouillons. L'histoire
écrite, le livre imprimé, elle reste posée.
L'écriture n'apporte aucune réponse. Pour
l'essentiel, elle suit un cours inconscient, souterrain.
Un livre, c'est quelque chose d'organique, de vivant. Une
construction intuitive dont une part de la croissance nous
échappe.
Des thèmes répertoriés dans ces notes,
de ces listes de motifs en attente: petites choses fragmentaires
à coller ensemble (métaphore de la
ménagère économe, ingénieuse,
faire avec les " restes de restes "), beaucoup
ont trouvé leur place dans un texte, D'autre fragments,
comme cette petite phrase mystérieuse dont j'ignore
l'origine, sont restés en rade: Le rouge fut au
coeur des délires d'Augustine, toujours associé
au regard, preuve, s'il est nécessaire d'en fournir
une, que cette couleur de sang et de passion m'obsède
et me hante depuis belle lurette !
Enfin, pour ne pas quitter totalement
l'univers chromatique, tellement cet univers (mais également
celui des senteurs et de la nature en général)
me semble irradier votre écriture, vous allez jusqu'à
attribuer le titre d'une uvre de Marc Chagall à
l'une des nouvelles de ce recueil Esquisse pour l'anniversaire.
Ce choix porté sur l'un des peintres les plus exubérants
et riches en couleurs du vingtième siècle
tient-il au hasard ?
L'histoire venait peu à
peu, au hasard, par petits morceaux, et il fallait les assembler,
comme ces plots qu'ont les enfants qu'on rapproche selon
le modèle.
J'avais noté cette phrase de Ramuz qui me semblait
dire parfaitement ce qui se passe quand j'écris.
Mais un mot me dérangeait : le modèle.
Quand je commence une histoire, je n'en connais ni le déroulement
ni la fin. Pas de " modèle " donc, pas
d'image à reconstituer. Par contre, ce matin, un
exemple s'est présenté qui correspond au processus
d'écriture tel que je le vis, à son aspect
paradoxal. D'un côté, un état brumeux,
parfois fébrile (Duras disait même " un
état second, peu clair ") et de l'autre côté
une extrême attention au mot. Ce mélange de
conscience alerte et de flou (que j'ai presque envie de
dire subliminal) doit s'apparenter à " l'écoute
flottante " des psychanalistes ! C'est souvent dans
l'après-coup que je vois vraiment ce que j'ai
écrit !
C'est ainsi que m'est venu l'exemple approprié à
cette sorte d'écriture: une page de ces cahiers de
coloriage où l'enfant doit tirer un trait d'un point
à un autre, puis à un autre, jusqu'au surgissement
d'une figure. Je crois que j'écris comme ça,
tirant des lignes de mots d'un motif à l'autre pour
former une constellation qui me surprendra peut-être
et qu'alors je pourrai nommer.
Quand on se trouve en écriture, tout ce qui
se présente à nous, au jour le jour, peut
servir. L'histoire s'écrit sous nos pas. On se penche.
On ramasse ou non. Un matin, dans ma boîte aux lettres,
alors que la revue Ecriture prépare une livraison
sur le thème de l'Anniversaire, je découvre
cette carte intitulée Esquisse pour l'anniversaire
de Chagall. C'est le déclic. Je décide d'organiser
mon texte autour de ce croquis sans savoir où il
me conduira. C'est donc par hasard que Chagall sera mon
fil rouge, plus accidentel que significatif. Dans le temps
d'élaboration d'un texte, tout est affaire de coïncidences,
de rencontres, de pur hasard " utilisé ".
(Où donc Corinne Desarzens tourne-t-elle autour de
serendipity, exacte mot anglais pour dire approximativement
dans notre langue : découverte heureuse et inattendue
?). Si le terme précis n'existe pas en français,
il n'empêche que la trouvaille de cette carte dans
mon courrier (et l'irruption colorée des fiancés
volants !) relevait de ce qu'on nomme à Branford
ou New York serendipity ; tout autant (autre exemple)
que ma visite à l'exposition Louis Soutter à
Bâle, sans laquelle L'Autre Scène aurait
connu, sans aucun doute un autre cours, une autre fin et,
qui sait, trouvé un tout autre sens !!!
Brigitte Steudler
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