Vous avez présenté
ainsi le projet des Oasis de transit à la FEMS, qui
vous a attribué la bourse nécessaire à
sa réalisation:
"Les Oasis de Transit est
un projet littéraire d'«écritures en
voyage», en oscillation constante entre le journal
de voyage intime et une forme exacerbée de reportage
littéraire. S'y donneront à lire autant un
récit désirant traduire la nature poétique
de la magie du voyage, qu'un essai réflexif sur les
conditions de celui-ci à l'aube du XXIe siècle.
- Se voulant écho incessant d'une expérience
éperdue d'écritures en chemins, les Oasis
de Transit devront, par leur rythme et leur genèse,
rester ouvertes à ce qui les pénétrera
et s'y infiltrera, au fil du temps et de la géographie
parcourue - Les Oasis de Transit seront à réaliser
en trois étapes de travail, auxquelles correspondront
trois formats d'écriture - Des carnets tenus tout
au long de l'année de la bourse et qui constitueront
le manuscrit original remis à la FEMS - Des lettres
électroniques adressées à un interlocuteur
fictif et envoyées au fil des diverses étapes
parcourues. Conçues comme un work in progress, ces
lettres alimenteront une chronique à créer
sur le site Internet de la FEMS - Un récit final
intitulé «Oasis de Transit» et destiné
à une publication rassemblant un montage du matériel
d'écriture retravaillé. Un avant-propos y
décrira la nature du projet ainsi que le cadre de
sa réalisation. Les trois derniers mois de la bourse
seront consacrés à sa rédaction. -
Pour réaliser les «Oasis de Transit»,
je veux effectuer trois genres de voyages: - Des voyages
de proximité, relativement courts, autour de Berlin
où je séjourne depuis douze ans: Pologne,
Tatras, Mer Baltique. - Des voyages plus longs où
m'invitent l'amitié. : Israël, Etats-Unis, Italie.
- Des voyages durant les vacances scolaires faisant sens
pour ma famille et pour moi: Japon, Suisse, Paris, Turquie."
Avez-vous pu vous en tenir à
ce projet très précis?
Oui. Je me suis effectivement rendu
dans les pays que j'avais indiqué et tenu mes carnets,
qui sont ensuite devenus des cahiers. Je les ai remis à
la FEMS, qui les tient à la disposition du public.
Il y a cinq "petits" carnets à cinquante
double-pages environ, pleins à ras bord d'écriture
en pattes de mouche et d'images et quatre cahiers réunissant
un total de 520 pages A4 de collages et d'écriture
un peu plus grande. Cela fait un joli paquet et dès
fois je me dis que la FEMS aurait du "mettre le paquet"
et reproduire cela ainsi, car cela aurait été
le meilleur moyen de présenter le travail effectué,
qui visait, entre autres, à rendre compte d'une certaine
masse de choses et de leur puissance épuisante et
désordonnée dès que l'on essaie tant
soit peu d'y songer. Les "Lettres à Elil",
prénom de mon interlocuteur fictif, ont mis du temps
à partir, mais, au nombre de sept, elles ont raconté
à leur manière aussi le "work in progress"
ayant eu lieu durant l'année. Le récit final
a légérement changé de titre et ne
raconte que la moitié des voyages effectués.
Avec ses 530 pages, votre livre
serait ce qu'il est convenu d'appeler un pavé, si
sa masse n'était pas aussi fourmillante, allégée
et fragilisée par les mille galeries qui la traversent.
Or des nombreuses destinations prévues dans le projet
, le livre n'a retenu presque qu'Israël et les Etats-Unis.
Pourquoi ce choix?
Je ne suis pas vraiment d'accord
avec la manière dont vous résumez les destinations
racontées par l'ouvrage qui, entre Israël et
les Etats-Unis, passe tout de même par l'Egypte, l'Allemagne,
la France, l'Espagne et traverse l'Atlantique. Mais sinon,
c'est vrai qu'il y a un choix, et que, comme dit, je n'ai
pas parlé de ma découverte de Cracovie et
du Tatras derrière Zakopane, de mon passage à
pied du Gotthard, de la fantastique journée passée
à m'approcher de San Gimignano avant de me plonger
dans la foule de ses touristes, du plaisir que j'ai eu à
errer dans Rome, du séjour dans le sud-ouest de la
Turquie et de notre voyage en bus jusqu'à Istanboul
en passant par Boursa avec ma femme et mes enfants, de ma
rencontre avec Wojketk à Varsovie et de notre voyage
hallucinant avec Arthur près de la frontière
biélorusse à l'est de la Pologne dans un temps
de juin fou, avant que j'aille découvrir la dune
mouvante de Leba, ni presque rien enfin des six semaines
passées au Japon...
Le choix est technique. Il y a tentative
de faire tenir le texte. Comment dire. Quand j'ai eu fini
d'écrire le passage dans la Mer morte à Ein
Geidi, celui où je dis que, d'une certaine manière,
la douleur vient de l'intérieur, du déchiffrement
de nous-même et que c'est ce qui porte l'écriture,
je me suis dit que ce serait un bon début. Le but
du prix FEMS est de permettre à une personne de faire
un pas décisif dans son travail. Pour moi, "Les
Oasis de Transit", c'est un livre contre la douleur,
pour le déchiffrement, même s'il y a peu d'introspection
véritable. Comment dire... Mon écriture vient
de la dépression. Maintenant que je le sais, cela
ne veut pas dire que je ne vais pas retomber, mais au moins
je sais qu'il faut que je passe à une nouvelle étape
d'écriture, donc c'est un pas décisif. Ce
qui ne veut pas dire que je ne vais pas, en partie, continuer
à écrire à partir de ce déchiffrement,
qui est aussi très fort et m'intéresse et
reste de toute manière d'une certaine manière
la source du courant. Et puis, le passage sur Ein Geidi
commence avec les mots "Rien ne bouge". Je trouvais
cela bien pour commencer un récit de voyage, que
rien ne bouge. Finalement, Bernard Campiche, que je remercie
beaucoup, m'a suggéré d'encadrer le récit
pour que les lectrices et les lecteurs sachent un peu de
quoi il s'agit, ce gars qui écrit et qui va comme
cela en voyage. C'est l'"avant-propos" qui décrit
"la nature du projet ainsi que le cadre de sa réalisation"
que j'avais annoncé dans mon projet que vous avez
cité auparavant.
Il y aussi d'autres aspects qui
expliquent que je me suis de plus en plus tenu à
ce choix au fur et à mesure de la composition du
livre. Le texte "réel", après la
manière d'avant-propos, commence au point le plus
bas du voyage et finit dans l'avion, au point le plus haut.
Il commence près d'une oasis, celle de Ein Geidi,
et finit à Big Sur, ce qui est aussi une manière
d'oasis. Et il traverse l'hiver, va vers le printemps, vers
la lumière. Et puis, le mouvement général
va vers l'ouest.
Votre livre consigne une multitude
d'images, de sons, de pensées, de bribes, d'associations
d'idées, le tout de manière très rapide.
Vous parlez vous même dès les premières
pages du tournis que donne le monde, et du "chiffonage
de sa bribité". Quelle est la part du carnet
de bord et quelle est la part de l'élaboration littéraire
dans l'écriture de vos Oasis? Très
concrètement, combien avez-vous retravaillé
les textes, et en quoi, pour la publication finale et l'assemblage
entre les différentes parties?
Le texte se nourrit des carnets mais
il est entièrement réécrit. Toute sa
"dramaturgie" est le fruit d'une nouvelle composition.
Il n'y a pas, je crois, deux phrases qui se suivent de manière
exactement similaire à ce que j'ai pu écrire
dans mes carnets. Donc il faut aller les déchiffrer
eux-aussi, car ils racontent autrement le même voyage,
et en plus, il y a les images.
Dès la couverture, on se
trouve confronté à différents mondes:
le graphisme est résolument pop, on dira "neo-sixties",
le choix du sous-titre "Relations de voyage" renvoie
plutôt à Cook et Bougainville qu'à Kerouac.
Mais les références musicales que l'on y croise
vont plutôt du côté du jazz et du rock.
Le style et le rythme que j'ai évoqués, la
manière de penser et d'écrire rappellent plutôt
des visions du monde à la Fluxus, des avant-gardes
américaines et allemandes des années 1960-1970.
Le livre regorge de citations explicites ou cachées.
C'est un ouvrage au fond très cultivé, en
même temps qu'il est très proche de la "vraie
vie", des sensations vécues et de votre subjectivité.
Vous situez-vous vous-même dans une ou plusieurs traditions
particulières du récit de voyage?
D'après Laurent Goei, qui
a réalisé la très belle couverture
pour laquelle je le remercie encore ici, il s'agit d'un
travail "néo géo", une approche
qui date des années nonantes. Bon. Sinon, non, je
ne me situe pas dans une tradition particulière du
récit de voyage. Il faut aussi rappeler que ´"récit
de voyage" était le thème imposé
par la FEMS.
A propos des citations, justement:
quel rôle a joué la lecture dans le voyage?
J'ai beaucoup lu, ou plutôt,
essayé de beaucoup lire. Je me suis acheté
pas mal de bouquins, puisque j'avais les sous pour, et j'en
ai trimbalés pas mal avec moi un peu partout, ce
qui alourdissait mes bagages. Mais en même temps,
je lisais parce que cela faisait partie du projet, de lire
sur les pays ou des auteurs du pays. Mais j'emporte toujours
des livres avec moi, par exemple quand je vais à
la poste et que je sais qu'il y aura du monde. L'autre jour
c'était encore assez tôt le matin et je lisais
"Ulysse" dans la traduction d'Auguste Morel, assisté
de Stuart Gilbert, et, sauf un plaisir certain des mots,
je n'y comprenais rien, mais je me disais alors que c'était
normal parce qu'en fait, j'étais à la poste.
Mais lire, bien sûr, c'est mon travail d'écrivant.
Et si j'ai cité autant, c'est comme un hommage, un
remerciement évident à cette présence
vitale et si centrale qu'ont les livres, et qu'ils ont eu
durant cette année privilégiée. En
citant, c'était aussi une manière de rendre
compte ce qui m'arrivait, cette rencontre avec des textes
qui vous touchent exactement là où vous en
êtes dans votre fuite, votre quête, votre périple
ou votre écriture.
Sitôt qu'un Suisse écrit
en voyageant, l'ombre de Nicolas Bouvier, amicale, intimidante
ou menaçante, est rarement absente. Qu'en est-il
pour vous?
C'était horrible, parce que
je l'admire énormément et que son "Usage
du monde" a eu un rôle de déclencheur
pour moi en ce qui concerne l'écriture, mais en même
temps, je n'ai rien de commun avec lui et le projet des
Oasis n'avait rien à voir avec celui des voyages
qu'il a entrepris. Pour résumer, lui, il était
un pur, qui vendait des articles savants à des journaux
de Théhéran, faisait des fouilles archéologiques
en Afghanistan ou vendait des photos à des magazines
japonais pour ne pas mourir de faim. Moi, j'ai dormi dans
un palace à Boursa où je prenais des notes
en peignoir douillet en sortant de bains chauds, mangé
du crocodile à New York que je payais avec ma carte
Visa, bu un apéritif dans le bar très chic
et smooth au septième étages de l'immeuble
Sisheido dans le quartier de Ginza, à Tokyo, et quand
j'avais plus de sous, j'appelais la secrétaire de
la FEMS qui faisait le nécessaire via la BCV. Sinon,
la libération définitive est venue quand j'ai
écris la phrase dans l'avant-propos où je
cite, sans les marquer entre guillemets ou en italique,
les deux titres des ouvrages phares de Bouvier et Maillard:
"Oasis interdites et usage du monde", car j'ai
alors compris en quoi ces titres ont aussi quelque chose
d'exclusif. Les oasis sont interdites et réservées
aux voyageurs d'une certaine espèce qui se reconnaît
entre elle et l'usage du monde peut aussi être lu
comme un impératif normatif, genre, voilà
le bon usage, le bel usage, tout le reste est mésusage.
Mais c'est un titre fantastique aussi, parce qu'il y a comme
"usé" dedans, le monde qui nous use, à
bon escient, etc. Oui, Bouvier, de fait, l'horreur du Maître
que l'on n'ose pas tuer, mais les textes, vraiment, extra,
même si, au fond, si on y pense, le "vrai"
voyageur, encore plus dingue et digne d'amiration, c'est
Cendrars.
Le livre est en français,
mais il contient de nombreuses expressions en anglais (et
ce bien avant que votre trajectoire ne vous conduise aux
Etats-Unis); des mots et des formules en allemand (vous
vivez à Berlin) y sont fréquents. Comment
vous situez-vous entre ces langues et leurs univers respectifs?
J'aime bien les langues étrangères
qui disent le monde autrement. C'est aussi simple que cela.
Je regrette juste de ne pas en savoir plus. Et puis c'est
aussi un moyen simple de placer l'étranger dans le
texte. C'est certes exclusif vis-à-vis de ceux qui
ne les connaissent pas, car je ne traduis pas les passages,
sauf quelques uns, mais j'aime leur rythme dans la langue
originale, et si jamais, les gens peuvent s'arranger pour
découvrir ce que cela veut dire, donc c'est une exclusivité
incitante, si l'on peut dire cela ainsi. C'est comme quand
je dis aux gens que je connais ici d'apprendre le francais
pour lire ce que j'écris, car le 98% de mes amies
et amis de Berlin ne savent pas, hélas, ce que je
foutimasse, et que cela fait au quotidien comme une drôle
de solitude. Mais bon. So ist es eben.
Le Prix Sandoz que vous avez reçu
se monte à 100'000 CHF. Une somme qui permet d'entreprendre
un voyage comme le vôtre, mais qui peut aussi exercer
une forme de pression sur son récipiendaire. Ce prix,
en-deça de ce qu'il vous a objectivement permis d'accomplir,
vous a-t-il par moments intimidé ou bloqué?
Je ne sais pas si les mots "intimidés"
ou "bloqués" sont les bons, mais je sais
que je suis content d'avoir clos ce projet avec le livre.
C'est vraiment quand je l'ai eu dans les mains que la pression
a cessé. Elle était pour moi énorme,
digne de la somme que j'ai recue. Je suis, je crois, infecté
de ce que je me dis être l'environnement protestant
dans lequel j'ai grandi. La récompense à la
fin seulement. D'abord la tâche. Quand j'étais
enfant, la Migros vendait une glace avec du parfum chocolat
sur le côté, que je ne n'aimais pas beaucoup,
et au milieu quelque chose comme "straciatella",
du blanc avec des bouts de chocolat, et cela je l'adorais,
et le mangeais toujours en dernier. Un jour, j'ai pleuré
parce que, quand j'avais fini les parties au chocolat, je
n'avais plus faim pour le reste. J'aurais dû me méfier
de ce que ce genre de malheur voulait dire. Sinon, pendant
l'année de bourse, oui, il y a des jours où
je me réveillais et n'arrivais pas à me rendormir
parce que j'avais le sentiment de ne pas avoir encore assez
écrit et cela me rendait malade. Mais au fond, je
crois qu'il y a deux niveaux différents de pression.
Le premier est probalement naturel, lié au soucis
que donne le travail, la réalisation de projet et
les doutes qui y sont liés. L'autre est excessivement
artificiel, lié à la perte totale des repères
en ce qui concerne l'argent et ce qu'il vaut par rapport
au travail. J'ai tout dépensé durant l'année
de la bourse et depuis je vis de traduction technique. Je
gagne assez pour vivre à Berlin, où la vie
est bien bien meilleure marché qu'en Suisse, avec
ma famille, mais à coup de mandats où parfois
je gagne 9 euros ou 22 euros, et puis cela s'aditionne petit
à petit et par bonheur cela nous permet d'aller de
l'avant dans le luxe immense de la classe moyenne occidentale,
mais c'est loin des sommes mensuelles que signifiaient la
bourse et loin de ce que gagnent d'autres gens qui travaillent,
que cela soit les sommes faramineusement élevées
comme plusieurs centaines de francs à l'heure ou
d'autres incroyablement basses comme deux euros par jour
ou moins encore.
Votre écriture a-t-elle
beaucoup changé, évolué à travers
cette expérience?
Je ne sais pas. Je fais de mon mieux
pour m'y mettre tous les jours. "Everything is changing",
comme me disait Wojtek quand il me montrait Varsovie.
De quoi est faite l'année
2006 d'Yves Rosset, écrivain?
D'attente, d'initiative et de patience.
D'attente parce que je ne sais pas encore comment je vais
m'en sortir, si j'aurai assez de travail. Touchons du bois.
D'initiative, car j'ai des projets et des envies, et de
patience, car cela va assez lentement d'écrire, et
plus encore quand l'écriture ne paie pas directement
parce qu'elle ne touche pas assez de monde, donc que c'est
comme un hobby qu'on s'offre plutôt qu'un autre et
qu'en même temps cela ronge et pousse et travaille
et suce et qu'il me faut renverser la vapeur!! Je cherche
un agent!! Peut-être que "Les Oasis de Transit"
trouveront un public, ce qui me permettrait éventuellement
de me financer un mois de travail exclusivement consacré
à l'écriture. Cela sonne un peu matérialiste,
mais cela serait l'idéal. C'est en effet ainsi que,
en septembre 2003, j'avais "lancé" la rédaction
des Oasis, durant un mois seul dans une maison à
Rueglio, dans le Piémont, avant de poursuivre sur
ma lancée parallèlement à l'alimentaire
jusqu'en août 2004, date à laquelle j'ai envoyé
la première version du texte à Bernard Campiche
Propos recueillis par Francesco Biamonte
|