Après plusieurs volumes prometteurs de récits et chroniques, Claude-Inga Barbey publie son « premier vrai roman » selon ses propres termes. Elle confirme la sensibilité de son regard et la précision de son écriture, mais gère de manière inégale sa distance aux différents personnages. Ses portraits n'en sont pas moins remarquables, tandis qu'une situation d'aujourd'hui est lue avec finesse avec l'aide de la mythologie grecque, dans un tissu narratif peu tendu. Un livre avec de vraies qualités et de vrais défauts.
Le livre serait banal. Un homme quitte une femme qui l'aime. Il quitte aussi le fils adolescent de cette femme, né d'un précédent mariage, et leur fils à eux deux, encore en bas âge. La douleur de la femme est au centre de l'image. La femme est la protagoniste. Le bébé, la nouvelle amante, des êtres souffrants rencontrés au parc et une troupe de personnages secondaires parcourent l'arrière-plan et rejoignent occasionnellement les protagonistes sur le devant de la scène. Le livre raconte le désarroi, le déclin, puis la renaissance saccadée d'un espoir, d'un après. L'approche est essentiellement psychologique. Le vécu des personnages, leur passé affectif, est très présent. A la fin, la protagoniste sort de l'épreuve plus mûre, plus sage. Familles recomposées, drame sentimental et psychanalyse parfois facile… Le livre est-il banal ?
L'homme s'appelle Ulysse, et au début du livre, la femme Gilda, écoute l'Odyssée en audio. C'est ainsi que Gilda devient Pénélope. Le petit Simon devient Télémaque. Un supérieur hiérarchique d'Ulysse devient le cyclope Polyphème. Point de confusion ni de calque entre l'histoire de Gilda et l'épopée d'Homère : les liens sont plus subtils. L'histoire ne se laisse comparer que fragmentairement et imparfaitement avec des épisodes mythologiques. Entre avatars et jeux de miroir, Claude-Inga Barbey montre pourtant comment le mythe et le merveilleux peuvent éclairer ou innerver un épisode de souffrance sentimentale ordinaire d'ici et d'aujourd'hui. Elle le fait avec intuition, sans pédanterie, sans préciosité. Pour Etienne Dumont, dont une citation figure au dos du livre, l'auteure est de « celles qui osent quitter le mode sociologique, politique et contemporain pour accéder à quelque chose de plus vaste et de plus durable ». Nous dirions plutôt qu'elle dépasse le mode sociologique, psychologique et contemporain sans le quitter.
De fait, les principaux thèmes sont traités sur cette crête, en équilibre entre le versant contemporain et une vision « plus vaste et plus durable » de l'humanité : l'orgueil, le courage, la confiance revêtent leurs formes les plus courantes aujourd'hui, mais sont rapportés à leurs dimensions universelles. La confiance, en particulier, qui apparaît dès la première page du livre comme un thème majeur, est déclinée avec fluidité et subtilité : confiance que l'on donne ou retire, que l'on recherche, gagne ou perd ; confiance en soi ou dans les autres ; confiance qui s'exprime ou se difracte en loyautés, pactes, liens ; et négativement: en manipulations, trahisons, ruptures.
L'ensemble tient essentiellement par la qualité des portraits et des tableaux. Ulysse en particulier est saisi avec une précision admirable, teintée d'empathie et pourtant cruelle, à plusieurs reprises, sous plusieurs jours. Complètement crédible, il donne l'impression qu'on le connaît : c'est qu'il est avant tout une personne, mais aussi un paradigme. Gilda elle-même est convaincante, mais le lien que la voix du récit entretient avec la protagoniste est parfois problématique : le texte semble refléter le plus souvent sa perception à elle, et dans le même mouvement il manque parfois de distance à son endroit. Son parcours intérieur est considéré avec une adhésion à la limite de la complaisance, qui distend les mailles du livre, surtout au milieu du récit, lorsque les autres personnages se retirent quelque peu pour lui laisser la vedette. La nouvelle amante, Evelyne/Circé, est peu réussie, pour cette même raison : dépeinte avec une distance insuffisante, à gros traits en comparaison des autres, la rivale est manipulatrice et calculatrice, parangon de fausseté, y compris dans des situations que Gilda ne peut connaître ; de sorte que la responsabilité de cette image résolument négative revient entièrement à l'auteure. La chose gêne dans la mesure où le livre invite à ne pas juger les gens. D'autres personnages sont pourtant captés et rendus avec art : un prétendant chrétien, un prétendant médecin ; un jeune homme roumain très discret ; le petit Simon, vrai portrait — chose rare — d'un enfant de quatre ans. Avec un remarquable sens de l'ellipse doublé d'empathie pour les gens et les vies, l'auteure sait presque toujours susciter des figures seules ou groupées en quelques phrases, voire en quelques mots.
Ce même talent permet à l'auteure d'exprimer des atmosphères avec une sensibilité qui dans les meilleures pages se mue en profondeur. Ainsi au dernier chapitre, lorsque Gilda/Pénélope emmène Simon à Athènes : Ulysse n'a pas le monopole du voyage, de l'aventure et de la découverte. La cité d'Egée est bien loin de sa noblesse antique : jetées bétonnées et pots de yaourt vides poussés par les vagues ; halles à voitures neuves, campements de roms aperçus depuis le tram construit à la hâte pour les Jeux Olympiques ; un pope qui s'arrête devant une Smart d'occasion. C'est dans le port de cette ville contemporaine et mythique que le livre se clôt, ouvert avec une touche de sentimentalisme retenu sur un peu de bonheur possible. Francesco Biamonte
Page créée le: 04.01.08
Dernière mise à jour le: 15.01.08
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