C'est un long itinéraire qu'a
suivi Pierrette Micheloud, marqué non seulement par
le nombre important de livres publiés, mais encore
par l'évolution profonde de sa pensée depuis
l'époque lointaine de ses premiers vers inspirés
par son Valais natal qui lui est - entre l'immobilité
de la pierre et la course de l'eau, l'impassibilité
des glaciers et la mouvance inlassable des cascades - une
source perpétuelle d'inspiration. Cette mémoire
du coeur, elle la transcrivit longtemps alors qu'elle avait
probablement la prescience que tout ce qu'elle avait à
dire ne se limiterait pas à un lieu géographique.
Ce devait donc être comme une quête qui commençait
et dont elle ne savait pas déjà où
elle la mènerait.
Longue recherche d'une âme,
qui, discernant vaguement encore ce qui l'habite, avait
aperçu pourtant que ce qui l'entraînait était
différent d'un élan panthéiste vers
la nature. Son interrogation aurait pu l'entraîner,
dans le sillage d'Anna de Noailles, vers des chants inspirés
du rythme des saisons et du lyrisme de l'amour. Or, plus
tard, c'est un refus que tracent certains recueils du poète
qui s'exaspère devant la douleur et le sommeil repu
de tant d'êtres sans idéal. Révolte
contre l'ombre, la pesanteur de l'homme, la fatalité
du sexe, la damnation d'Eve. Dans sa passion qui enlace
à la fois la femme et la nature, l'une et l'autre
en osmose, Pierrette Micheloud s'inspire de Sappho, ce qui
résume son existence: "J'ai servi la beauté!".
Nombreux sont ceux qui ne participent
pas à la venue d'une ère plus haute, qu'imagine
le poète et à laquelle il peut collaborer.
Cette tâche qu'il ne faisait que pressentir, il se
voit pour mission désormais de l'accomplir et, dans
ce dessein, ses poèmes deviennent plus chargés
d'un lyrisme visionnaire qui concerne avant tout un univers
féminin où l'homme est craint, car son moi
est possessif et son égoïsme, engendrant la
souffrance, symbolise un poids négatif. D'où
l'épigraphe choisie par Pierrette Micheloud pour
l'un de ses recueils : quatre vers de Sappho qui sonnent
comme une adjuration à se défier des hommes.
Adjuration qu'elle reprend elle-même dans un poème
intitulé Périlleux
amour 1 :
Ne dis pas aux hommes d'où
tu viens
Rasalhague !
Ils cerneraient de terres brûlées
Ton regard
Où survit la fleur du paradis
Cet ardent pollen multiplié.
Ne dis pas aux hommes ton chemin
Rasalhague !
Ils y feraient souffler leur haleine
Vénéneuse
Et l'herbe qui chante sous tes pas
Noircirait comme un temps de poussière.
Voici la halte fraîche,
cachée
Où l'enfant
D'un autre âge t'a fixé le jour
Et l'instant...
Tu peux dans la ferveur du feuillage
Sans crainte dénouer tes cheveux.
Ne dis pas aux hommes ton secret.
Rasalhague !
Ils troubleraient jusqu'à la terreur
L'eau rieuse
Qui va de tes lèvres au soleil
Emportant ta barque de rosier.
Or, dans cette perspective, le destin
féminin sera lourd à porter tant que la femme
acceptera la fatalité naturelle qui pèse sur
elle. Mais Pierrette Micheloud voit, dans cette libération
que ses poèmes appellent, l'occasion d'une humanité
régénérée. Emportée par
le mythe qui s'est découvert à elle, soulevée
par ce qu'elle nomme l'"audace du cosmos", elle
annonce par le moyen de la poésie la destinée
future d'une humanité revenue à l'"un",
délivrée des servitudes charnelles. Si, pour
elle et toujours davantage, la poésie signifie transmutation,
elle est dans le même temps incarnation. Nourrie de
références au quotidien, aux grappes fraîches,
à la chambre rustique, aux couleurs des saisons et,
dans un songe, au cortège des villages et des mélèzes
valaisans.
Pour Pierrette Micheloud, cependant,
l'art le plus vrai prend racine dans le sentiment, sommeil
le fit chez Sappho, et c'est ce qui les rapproche si intimement.
Gardant dans son coeur l'amour du pays natal qu'elle continue
de chanter dans ses poèmes, quoique dans une mesure
moins importante, c'est sous la lumière hellénique
qu'elle trouve un autre point d'attirance, une patrie aux
dimensions de la planète. Et, dans sa quête
inlassable, ce sont les mêmes paysages que ceux de
Sappho qu'elle rencontre et dans ces lieux où voici
tant de siècles le sentiment d'être totalement
femme a tiré de lui-même des raisons d'exaltation
et d'accomplissement personnel. Pierrette Micheloud, elle,
accueille presque joyeusement la souffrance qui ébranle
son âme "comme un vent de montagne s'abat sur
les chênes". C'est ce vers de Sappho qu'elle
place en tête d'un chapitre de l'un de ses plus fervents
recueils, pour bien marquer ici quelle est la source de
son inspiration. Celle qui se jeta jadis du haut du rocher
de Leucade dans les reflets du soleil jouant avec la mer,
elle l'appelle "ma soeur de douleur".
Ecrivant dans l'écho d'une
grande voix, tendre et forte elle aussi de sa féminité.
Pierrette Micheloud se veut témoin de l'universelle
et éphémère beauté. L'amour
en est une des manifestations : une passion tendue vers
l'aimée avec des gestes émerveillés
et les même jalousie qu'évoquait Sappho dans
l'une de ses odes. Une vision qui s'élargit au fur
et à mesure qu'elle inspire à la femme d'aimer
l'amour au-delà de l'amour et pour qu'elle prenne
une place infiniment plus significative dans la réalisation
d'une époque aux lois plus harmonieuses, plus justes.
Poète mystique, Sappho dépasse
les ferventes de Lesbos en parant son image de la destinée
d'un reflet spirituel. Grande initiée, ainsi que
la considéra Pithagore, elle voit l'amour comme une
impossible permanence de la jeunesse et de la grâce,
et sa mort devint alors, devant cet aveu désespéré,
la célébration de noces éternelles
entre l'espace solaire et l'empire des eaux. Quant à
Pierrette Micheloud, elle s'impose en poésie un chemin
qui va plus loin que les rivages de Mytilène, vers
des contrées où l'entraîne dorénavant
sa philosophie personnelle, dans un climat plus propice
à l'esprit. Elle esquisse les grandes lignes d'une
conception audacieuse en représentant un monde où
cessera le règne millénaire de l'homme. Elle
rejoint ici le féminisme de Louise Labé, pour
laquelle la parole de la femme, longtemps oubliée,
devait devenir l'appui efficace dans l'avancement vers une
humanité plus "spiritualisée". Le
problème de l'asservissement des femmes ne pourrait
être résolu que par la libération en
eux-mêmes de ceux qui les oppriment.
Pierrette Micheloud nous convie donc
à un voyage saisissant vers l'avenir. Il faut, selon
elle, en connaître le sens et ce qui l'a précédé
pour comprendre cette fièvre prophétique qui
l'a gagnée peu à peu. Il s'en dégage
une foi totale dans la poésie et ses pouvoirs. Confiance
en même temps que la mission providentielle du poète,
confiance que nous voyons proclamée d'ailleurs par
une lignée de femmes inspirées - jusqu'au
platonisme poétique de Catherine Pozzi - qui sont
celles justement qu'admire Pierrette Micheloud et auxquelles
elle se réfère, Sappho en particulier. Quant
à Louise Labé, il y a dans sa poésie
une fusion constante de la connaissance et de la sensualité,
l'érudition d'une élève de Maurice
Scève.
"J'ai deux âmes en moi",
s'écriait Sappho. Or la poésie inscrite dans
cette voie d'inspiration appelle et célèbre
également l'union retrouvée des deux principes
qui gouvernent l'Univers, de même que Dyonisos, tué
par les Titans, renaît androgyne et refait en lui
l'unité perdue, celle qui n'a cessé de hanter
Pierrette Micheloud.
1 L'enfant de Salmacis, NED, Paris
Jean-Georges Lossier
Page créée le : 19.12.02
Dernière mise à jour le
06.01.03
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