On a, depuis quelques années
en particulier, multiplié les études sur la
littérature romande. Ce renouveau d'intérêt
a contribué à combler nombre de lacunes flagrantes.
Volumes historiques et dictionnaires des auteurs sont venus
confirmer l'existence d'un fait culturel et social désormais
indéniable, mais dont la pertinence, selon une grande
partie de la doxa critique, demeure inévitablement
restreinte. Un effet secondaire quelque peu pernicieux de
cette nouvelle attention au phénomène a pu
aussi, d'une manière détournée, être
ressenti. L'officialisation institutionnelle de la littérature
romande, l'incarnation du concept, fournissent paradoxalement
des arguments à ceux qui ne désirent rien
de mieux que de la caser dans l'équivalent littéraire
d'une réserve : celle des littératures provinciales
et par là automatiquement mineures en plus
que minoritaires. Cela même, de fait, qu'ont voulu
éviter tous ceux qui ont oeuvré pour sa reconnaissance.
Historiquement, la naturalisation d'office est régulièrement
venue primer ces écrivains d'origine romande - Cendrars,
Cingria, Ramuz, Constant et pourquoi pas Rousseau - qui
ont percé dans l'hexagone, et ont payé l'ascension
à l'universalité que cela est censé
représenter par l'effacement entier des marques de
leur origine. Le résultat de ces assomptions étant
le jugement complémentaire et sans appel de "régionalisme",
frappant tout le restant de la production non récupérée.
Le cercle vicieux semble donc inévitable. Le choix
final pour la littérature romande - celle qui n'a
pas été englobée ou fagocitée
dans la production française - paraît ainsi
demeurer entre l'inexistence et l'insignifiance. Ou dans
le meilleur des cas, un degré modeste de signifiance
auquel on concède la faveur d'une survie éternellement
marginale, dans l'ombre de cette entité massive et
déterminante qu'est la littérature française.
C'est la permanence de ce cercle
vicieux qui rapproche dans une certaine mesure l'expérience
de la littérature romande de celle de la littérature
québécoise, et qui fait un des intérêts
du regard excentrique que nous désirons poser sur
elle à travers ce recueil, depuis un poste d'observation
extérieur sans être cependant - en esprit du
moins - authentiquement étranger. Les textes réunis
ici proviennent à la fois d'auteurs romands et de
critiques nord-américains qui se sont penchés
sur divers aspects de la création littéraire
en Romandie, et qui ont contribué et contribuent
encore par leur travail et leur enseignement à faire
connaître cette littérature au public canadien.
Un bon nombre des contacts qui ont fait naître en
nous l'idée de l'intérêt et de l'utilité
de ce projet se sont noués autour des activités
du Centre de documentation et de recherches sur les littératures
romandes de l'Université de Toronto, que j'ai
dirigé en collaboration avec Corine Renevey de 1995
à 1999 avec le but de stimuler et d'approfondir les
rapports culturels entre le Canada et la Suisse. Plusieurs
parmi les écrivains dont les textes se retrouvent
ici ont un rapport avec le Canada, y ont voyagé,
travaillé, vécu, s'y sont faits les ambassadeurs
ou les commis voyageurs de la littérature romande,
ou ont choisi ce pays comme décor de certains de
leurs romans. Sollicités par nous, offerts en amitié
ou en sympathie, certains de ces textes ont une histoire
qui elle aussi mériterait d'être contée...
Chacun d'eux répond à une exigence précise
et fonctionne dans son individualité et dans le rapport
qu'il établit avec les autres. Dans deux cas, nous
avons choisi de donner bout à bout deux textes du
même écrivain, dont l'un conçu à
un bout à bout deux textes du même écrivain,
dont l'un conçu à un moment différent
et pour une occasion particulière, qu'il nous a paru
essentiel de sauver de l'éphémérité
qui les menaçait. Ces textes se complètent
l'un l'autre et montrent la poursuite et l'approfondissement
d'une réflexion profondément actuelle.
Les visions proposées présentent
une série de convergences parfois surprenantes. Des
liens inattendus se tissent d'un texte à l'autre.
L'analyse historique, la critique littéraire et l'immédiateté
de la réflexion à la première personne
suggèrent chacune à sa façon des horizons
de perception permées d'une sensibilité quelque
part commune. Partagée jusque dans les contradictions,
dans les oppositions aussi franches et nettes que le sympathies,
mais comme elles obéissant à une logique sous-entendue
formée d'éléments incontournables -
historiques, idéologiques et culturels - qui exigent
d'eux que l'on prenne position. Si ce recueil prétend
fournir un portrait, aussi modeste et inévitablement
incomplet soit-il, de son objet, c'est dans ces renvois,
ces rejets et ces reflets qu'il faut le chercher. C'est
là qu'il se concrétise, entre les mots.
Des éléments incontournables.
Le premier ne peut être que la langue. C'est de la
langue, des patois, des spécificités régionales
et du rapport émotif aux mots que nous parle Jérôme
Meizoz, évoquant les sonorités valaisannes
de son enfance, la force d'attraction des langues (la bonne,
celle de l'école, des institutions, et après
celle du coeur), leur conflit, et proposant l'activité
d'écriture justement comme une réconciliation
possible des langues. C'est encore la langue, sous son aspect
technique et de communication interculturelle cette fois,
qui fait l'objet de l'article de Monique Laederach. L'auteure
nous offre un panorama des avatars de la traduction littéraire
en Suisse, examine les raisons de l'accueil méfiant
réservé aux traducteurs romands sur le marché
du livre français et souligne la nécessité
d'une intensification des échanges interculturels
et le rôle potentiel de la Romandie dans ce contexte.
La problématique de l'héritage
joue un rôle dans la littérature romande qui,
pour avoir changé de formes au fil des générations,
n'en est pas moins déterminant. David Bond se penche
sur l'un des auteurs suisses les plus connus internationalement,
Jacques Chessex, et examine le conflit qu'il identifie dans
son oeuvre entre la Nature, principe de liberté,
et l'héritage calviniste dans lequel s'inscrit son
écriture. Habiba Sekhi, quand à elle, examine
le cas des écrivains fils d'immigrés, de la
réconciliation nécessaire de mondes et de
cultures différents et de la renonciation progressive
à une identité univoque sous le signe de la
conjonction. Bernard Wilhelm retrouve par son analyse de
l'oeuvre de l'écrivaine jurassienne Yvette Wagner-Berlincourt
les couches d'une identité à la fois minime
et complexe, surdéterminée et étonnamment
multiple.
Elargissant ces problématiques,
Claire-Lise Tondeur s'interroge sur l'angoisse identitaire
des écrivains romands comme catégorie existentielle,
suggérant la possibilité d'un rapprochement
futur entre la population helvétique - elle-même
ébranlée par des événements
politiques récents dans sa perception de soi - et
ses auteurs, critiques jusqu'ici largement ignorés
d'une auto-satisfaction jugée myope. Un optimisme
semblable sur le rôle futur des écrivains perce
dans l'analyse du romancier Jean-Michel Olivier, qui reconstruit
l'histoire des représentations littéraires
de cette "conscience malheureuse" que depuis Amiel
l'on associe généralement avec la littérature
romande, et trouve dans les phénomènes récents
d'éclatement et d'expérimentation des jeunes
auteurs des motifs d'espoir pour l'avenir, en dehors de
la simple répétition de clichés de
plus en plus manifestement éculés.
Les rapports entre littérature
et société font l'objet de la réflexion
de Claude Darbellay, qui dans ses deux textes jumeaux analyse
la pratique de l'écriture en Suisse dans une perspective
mondiale, soulignant l'utilité sociale toute particulière
de l'écrivain, porteur d'un savoir partagé
qui va à l'encontre des contraintes factuelles de
la réalité économique dominante. Un
discours nourri de semblables inquiétudes est proposé
par les interventions complémentaires d'Hélène
Bezençon qui voit la réalité comme
une affaire de mots, examine la façon dont elle est
constituée par des légendes partagées
et le rôle de l'écriture comme moyen de donner
la parole à des réalités en marge de
la légende officielle.
De la société à
l'intimité, Bernardette Richard, sur le ton complice
de la fable, esquisse un portrait des modalités de
son écriture, éternellement partagée
entre la nécessité et l'urgence d'escapades
créatives en dehors des frontières, et des
retours forcés à une réalité
quotidienne où seules les considérations monétaires
ont droit de cité et les valeurs idéales sont
impitoyablement retournées. Jean Romain souligne,
lui, l'importance de se reconnaître d'un lieu et dans
un lieu et propose une réévaluation des frontières
axée sur la réunion d'une identité
nécessaire à l'équilibre et du respect
pour l'autre, fondé sur la conscience confiante de
son altérité. Henri-Dominique Paratte, à
cheval entre création et critique et entre la Suisse
et l'Acadie, disserte avec humour et non sans humeur sur
les difficultés de localisation de ce point multiple
et fugace que l'on nomme le centre du monde. Michel Goeldlin,
enfin, choisit le mode de la confession autobiographique
pour nous parler de l'attirance du voyage et du plaisir
du retour, de la communauté humaine partout pareille
dans ses besoins et ses aspirations et de la nécessité
de s'adapter à l'environnement sans courir le risque,
toujours présent, de se transformer en girouette.
En dernier lieu, Corine Renevey propose
une bibliographie concise sur la littérature romande
pour orienter des recherches et des approfondissements possibles.
La question de l'équivalence
ou de la différence entre un espace économique
/ politique et un espace culturel / littéraire -
question sous-jacente à toute discussion de la nature
de la production littéraire dans une région
linguistique minoritaire - est de nos jours on ne peut plus
actuelle. La redécouverte des particularités
locales sous la poussée du phénomène
de la globalisation peut aussi être comprise (et a
été comprise, parfois avec des résultats
tragiques) comme prétexte à repli ou à
faire des opérations de rhétorique douteuses
sur la terre de ses aïeux. Ainsi l'ouverture des marchés
et la mondialisation économique - unanimement considérés
comme des inévitabilités fatales - ont pu
trop souvent entraîner en réaction un désir
apeuré de parcellisation et d'atomisation culturelles,
perçues comme îlots de sécurité
dans la mer orageuse de la concurrence globale.
En proposant dans ce recueil des
textes par et sur des écrivains romands il n'est
nullement notre intention de souscrire à une quelconque
démangeaison de renfermement - aussi choisie que
puisse être la compagnie en laquelle on s'y adonnerait.
L'importance accordée dans ces textes au mouvement,
au choc des idées, à la variété
et à la contradictoriété des signifiés,
à la tension - positive ou négative - entre
l'écrivain et son milieu, est bien plutôt l'indice
de notre intention de ne pas nous limiter à ébaucher
un portrait-robot d'une quelconque prétendue nation,
mais bien de rechercher ce qui se trouve derrière
elle. Ce qui a dicté notre démarche n'est
pas la volonté de rédiger un programme ou
de fixer une image qui aurait vite fait de se cristalliser
en stéréotype ou en fétiche, mais justement
l'ouverture vers un dialogue avec autrui et avec l'ailleurs.
Une remise en question, dans un contexte où l'unité
n'est pas le fruit de l'indifférenciation mais le
résultat possible de la cohabitation d'individualités
conscientes. Mille reflets habitent ce palais des glaces.
Dans la conviction qu'il n'existe pas d'identité
véritable sans compréhension et assimilation
de l'autre.
Vittorio Frigerio
Page créée le : 19.12.02
Dernière mise à jour le
06.01.03
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