Entretien
Jean-Louis Kuffer répond aux questions de Jean-Michel
Olivier
- Votre dernier livre, "
Les Passions partagées - lectures du monde ",
reprennent vos carnets de 1973 à 1992. Il s'arrête
là où commençait " L'Ambassade
du papillon " qui avait un ton plus politique et polémique.
Comment avez-vous conçu ces deux livres ?
- Le projet des Passions partagées
remonte aux années 73-74 et sa forme a cristallisé
à ce moment-là, combinant des éléments
de carnets personnels et des textes plus élaborés
de diverses tonalités, lyrique ou critique, intimiste
ou discursive, se rapportant à mes lectures, rencontres
et autres expériences formatrices. Cette forme du
livre-mulet qui mêle les genres dans une même
coulée à valeur de chronique, correspond à
mon besoin de concilier des aspects divers voire antagonistes,
de ma perception et de mon écriture, oscillant à
tout instant entre l'apollinien et le dionysiaque, le cérébral
et l'affectif, le nord et le sud, l'ondulatoire et le corpusculaire,
ainsi de suite. La forme fragmentaire des "Feuilles
tombées" de Vassily Rozanov, les "Greguerias"
de Ramon Gomez de La Serna ou le "Journal" de
Jules Renard m'ont tenu lieu de références
dès ces années-là. Plus récemment,
j'ai retrouvé cette forme dans " La patience
du brûlé " de Guido Ceronetti. Je pourrais
citer aussi les "Journaliers " de Marcel Jouhandeau
et les carnets de " L'Etat de poésie "
de Georges Haldas, dont les épiphanies familières
touchent aux mêmes instants de présence concentrée
que j'appelle, pour ma part " l'état chantant
" dans un des premiers textes de ces " Passions
". Ce livre existait donc dès 1973 et s'est
développé sous de multiples titres, non sans
de longues interruptions. Du moins n'ai-je cessé
d'y rêver comme à une synthèse poétique
de ces années de formation.
Quant à "L'Ambassade du papillon", il procède
d'un simple découpage des carnets que je tiens irrégulièrement
depuis 1967 et quotidiennement depuis 1982, atteignant désormais
un volume de plus de 200 pages par année. Bernard
Campiche a été le premier à s'intéresser
à une publication de ce "journal", dont
j'ai choisi de retenir initialement sept années (1993-1999)
courant entre la fin d'une relation décisive (avec
Vladimir Dimitrijevic et L'Age d'Homme) et une nouvelle
étape marquée par le développement
plus intense de mon travail personnel lié, notamment,
à l'amitié et au soutien de Bernard Campiche.
- Ce qui frappe dans votre livre,
c'est cette idée magnifique que la lecture (avant
même l'écriture) est ce chemin vers l'autre,
cette attention, cette écoute constante, qui est
le premier véritable partage. En quoi l'expérience
silencieuse et solitaire de la lecture modifie-t-elle (et
a-t-elle modifié) votre vision du monde ?
- A vrai dire tout m'est lecture
et je m'efforce de faire miel de tout. Les livres m'ont
toujours accompagné partout et continuent d'être
de plus en plus présents, mais j'absorbe autant dans
un buffet de gare ou en voyage qu'en lisant ou en conversant
avec des amis. Ma "vision du monde" est probablement
la somme de tout ça. Ceci dit, pour en revenir au
silence et à la solitude que vous évoquez,
mon expérience fondatrice de " lecteur du monde
" date de mes premières balades solitaires dans
la forêt passées à mémoriser
des poèmes de Baudelaire ou de Nerval, de Verlaine
(mon préféré) ou d'Apollinaire, entre
13 et 14 ans, qui m'ont fait ressentir l'insondable saisissement
d'être tel individu et pas un autre. Par la suite,
les mots de René Char et de Gustave Roud, vers 18
ans, puis le mots de Charles-Albert Cingria, vers 25 ans,
m'ont éveillé à ma propre musique
- Votre livre montre que la lecture
n'est pas seulement " une pratique jalouse " et
élitaire (Mallarmé), mais qu'elle nous ouvre
la voie du déchiffrement du monde, et permet de nombreuses
rencontres. Les portraits que vous tracez (Gripari, Czapski,
Haldas, Jaccottet, Tournier, Gustave Roud) sont révélateurs,
à cet égard, par leur empathie vive, leur
curiosité, leur précision. Un livre ouvre-t-il
nécessairement sur une rencontre ?
- Tout dépend de ce qu'on
appelle rencontre. Avant notre première entrevue,
en 1973, Georges Haldas avait insisté sur le fait
qu'il désirait une rencontre et pas une interview.
Et de fait, c'est d'une rencontre que je me souviendrai
toujours, ce premier après-midi au Domingo
de la rue Michel-Servet, que j'évoque d'ailleurs
au début du livre. Cela dit, j'ai rencontré
Haldas dans ses livres plus encore que dans les cafés
de Genève ou lors de nos soirées chez nos
amis communs, et mes rencontre de Philippe Jaccottet ou
de Gustave Roud se réduisent à deux moments
de belle présence humaine. Pierre Gripari et Joseph
Czapski étaient des amis plus que tel "écrivain"
ou tel "artiste", mais leur rencontre a plus compté
pour moi que celle de maints écrivains ou artistes.
Les quelques portraits que je développe en outre
(de Pierre Jean Jouve, Lucien Rebatet, Vladimir Volkoff,
Patricia Highsmith, notamment) correspondent au relief de
chaque personnage en résonance avec la lecture de
leurs livres. Si j'avais voulu faire du "tourisme"
littéraire, j'aurais pu en croquer cent autres, mais
telle n'était pas du tout mon intention. Ici et là.
je me suis laissé aller à parler de la "
ménagerie " littéraire, où l'animal
Tournier voisine avec le Sulitzer, auxquels je pourrais
ajouter aujourd'hui l'Houellebecq ou le Beigbeder
En fait, et c'est sans exception en ce qui me concerne,
je crois avec Proust que le " vrai moi " de l'écrivain
est dans son uvre et que l'individu nous donne rarement
autant que celle-ci. Au demeurant, la plupart des auteurs
sont de terrifiants égocentrique, et c'est en somme
naturel. Pierre Gripari me disait " qu'est foutu celui
qui ne se gobe pas ", et je croyais alors qu'il avait
tort, mais c'est le contraire que je pense maintenant. Cela
n'exclut pas l'attention aux autres ni le partage des passions,
mais le fait est que, le plus souvent, l'écrivain
est soumis à la loi jamais formulée de "mon
verbe contre le tien". Autant dire que, pour l'essentiel,
mes meilleures rencontres furent occultes: ainsi de Charles-Albert
Cingria qui est mort en 1954, d'Anton Pavlovitch Tchékhov
que je n'ai rencontré qu'en rêve en compagnie
de Fellini et de Pessoa (aimable trio dans un café
de Florence), de Stanislaw Ignacy Witkiewicz et de Witold
Gombrowicz, de Paul Léautaud et de Dino Buzzati,
de Flannery O'Connor ou de Thomas Wolfe, de Marcel Proust
et de Vladimir Nabokov (dont je garde un Argus bleu dans
un sachet de papier pergamin) pour ne citer que les plus
proches et les plus constants de mes vrais " amis ".
- Quelles sont, dans cette perspective,
les rencontres les plus importantes de votre vie ?
- Comme je perçois la réalité
de manière symphonique, je ne pourrais dire que telle
rencontre a compté plus que telle autre, pas plus
que telle partie d'un tableau de Bonnard m'a plus marqué
que telle autre d'un tableau de Soutine, ou telle de nos
filles m'est plus chère que l'autre. Chaque être
qui m'a révélé quelque chose a compté,
mais je pense avec Pascal que nous ne formons qu'une personne,
alors voilà : on embarque tout le monde dans l'Arche
e la nave va
- " Les Passions partagées
", c'est aussi, autour des livres et de la lecture,
l'attente de celle qui va partager ET changer votre vie.
Quel lien voyez-vous entre la lecture et l'amour ?
- " Observer c'est aimer ",
écrivait Cingria, et c'est ainsi que je considère
aussi la lecture. Lire est une forme d'amour, de même
que l'amour est une méthode de lecture. L'Intime
est alors le lien, dont procède une aura plus qu'un
discours. S'il y a un peu de musique dans mon livre, cela
doit tenir à cette intimité diffusée.
- Vous montrez encore, en racontant
votre long attachement à l'Âge d'Homme, comment
l'amitié passe à travers les livres, se développe,
mais aussi nous force à questionner les autres. En
d'autres termes, à se montrer exigeant face aux autres.
La lecture implique-t-elle toujours une éthique ?
Et laquelle ?
- Le caniche bien peigné n'aime
rien tant que son biscuit, aussi va-t-il vous filer un beau
couplet sur l'éthique. Cela me rappelle les pages
édifiantes de Pierre Bourdieu sur l'éthique
de l'entretien
rarement on a plus mal parlé
de l'écoute de l'autre en prétendant donner
la recette de ladite Ecoute super-éthique à
base de condescendance magistrale
comme le relevait
mon ami Gripari, on affiche le mot quand la chose n'y est
plus. Trait d'époque. Mais vous avez raison : la
lecture devrait bel et bien impliquer une éthique.
Le chien fou revendique le droit à l'erreur, à
la paresse, à la déprime, à l'aveuglement,
voire à la mauvaise humeur passagère, mais
lire c'est aussi relire, et c'est aller contre la paresse
et l'inattention, la surdité d'un moment ou l'aveuglement
d'un autre. C'est précisément à quoi
je tends dans " Les passions partagées ".
Ce qui m'a intéressé, c'est le moment que
Peter Handke appelait " de la sensation vraie ".
Je reprends l'autre jour la lecture d' " In memoriam
" de Paul Léautaud, et dans l'instant je me
retrouve au parc Monceau il y a trente ans de ça,
lisant pour la première fois ce terrible récit
de la mort d'un père noté au chevet de celui-ci.
Fort de ce présent perpétuel de la lecture,
j'ai essayé de retrouver, à partir de mes
notes du moment, mais parfois vingt ans après, la
première " sensation vraie " et sans tricher,
donc sous l'égide d'une éthique. Sans tricher,
la première lecture de " Mars " de Fritz
Zorn m'a agacé à proportion de l'engouement
convenu d'un peu tout le monde. Puis j'ai redécouvert
ce livre dans une autre disposition d'esprit, sans tricher
non plus. Mais allez, sans tricher : mon il, parce
que toute notation et reprise, toute reconstitution sont
mise en scène et rajout. Ou plutôt disons:
valeur ajoutée. Donc la " tricherie " serait
une composante de l'art, et l'éthique, alors, une
espèce de mesure. Mais la mesure de Léautaud
exclut-elle la démesure de Dostoïevski ? L'éthique
serait finalement question d'attention. Le diable est celui
qui disperse, tandis que la poésie unifie. L'éthique
consisterait à tendre a toujours plus de clarté
et de précision " à la pointe ",
plus d'honnêteté et de sincérité.
Souvenir récent : sur la même page du quotidien
24 heures, j'écris pis que pendre de "
L'économe du ciel " de Jacques Chessex, que
j'estime un grave péché contre l'éthique
littéraire, pour célébrer parallèlement
la magnifique suite de portraits publiée à
la même époque. ce n'était pas ménager
la chèvre et le chou ou souffler le chaud-froid,
mais appliquer la même rigueur à deux livres
illustrant l'égarement et l'accomplissement d'un
talent. L'éthique enfin serait un " work in
progress " de tous les jours, question d'obstination
et de ferveur.
- Votre livre s'achève
sur un très bel hommage - en forme de requiem - à
votre mère. La grande raconteuse d'histoires, la
pourvoyeuse de mots, celle qui vous emmenait " loin
de la maison sans la quitter ". N'est-ce pas là
le premier partage, la première expérience
de cette passion que vous défendez à travers
tout votre livre ?
- Mes parents n'étaient pas
de grands intellectuels mais ils nous disaient : "
Ecoute
" ou bien "regarde !", et ce
fut un premier partage à vie.
Jean-Michel Olivier
Page créée le: 30.06.04
Dernière mise à jour le 05.07.04
|