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Catherine Lovey
Un roman russe et drôle, Editions Zoé, Genève, 2010.

4ème - Critique, par Anne Pitteloud -
Kurz und deutsch

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Retrouvez également Catherine Lovey dans nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

  Catherine Lovey / Un roman russe et drôle

 

Daniel Goetsch : Ben Kader « - Il s’agit de vous éviter des ennuis et la meilleure façon d’y parvenir, c’est encore de ne pas les chercher.
- Je vous entends bien. Je ne veux pas d’ennuis. Je souhaite juste écrire un roman russe.
- Excellente idée ! Écrivez un bon roman russe plein de rebondissements et laissez l’affaire Khodorkovski en dehors de tout ça. Ce ne sont pas les sujets qui manquent de nos jours ! Une belle histoire d’amour post-soviétique, non, ça devrait être dans vos cordes…»
Valentine Y. s’entête. Elle quitte son pays, s’enfonce dans la Russie.

Catherine Lovey est l'auteur de deux romans. L'Homme interdit, qui a reçu le Prix Schiller découverte, et Cinq vivants pour un seul mort.

Catherine Lovey, Un roman russe et drôle, Editions Zoé, Genève, 2010.



  Critique, par Anne Pitteloud

Kurz und deutsch

Ancienne journaliste économique, diplômée en criminologie, Catherine Lovey s'est spécialisée en criminalité financière et aime la Russie: pas étonnant que Mikhaïl Khodorkovski l'intéresse. Comment l'homme le plus riche de Russie a-t-il pu être envoyé dans une colonie pénitentiaire au fin fond de la Sibérie, alors qu'il avait les moyens financiers de s'en tirer? Qu'il ait raison ou tort, qu'il soit bon au mauvais, là n'est pas la question: l'ex-PDG de la compagnie pétrolière Ioukos est pour l'auteure une figure sacrificielle dans la tradition russe – et un anachronisme total. C'est autour de la figure du milliardaire déchu que tourne ainsi son troisième roman, paru cet hiver: l'oligarque fascine son héroïne Valentine, une écrivaine qui décide de partir sur ses traces malgré l'incompréhension et les mises en garde de ses amis.

Un Roman russe et drôle inscrit dans son titre la dimension du rire, nécessaire pour contrebalancer l'angoisse liée au sujet: de fait, Catherine Lovey instaure avec ses personnage une distance qui permet l'ironie, dans ce style particulier qui allie humour et mélancolie et que l'on avait déjà eu l'occasion de savourer dans ses deux précédents romans. L'Homme interdit et Cinq vivants pour un seul morts mettaient en scène, eux aussi, des personnages en route vers un ailleurs, exilés intérieurs lancés dans des enquêtes aux allures de quêtes intimes au fil desquelles ils finissaient par s'égarer. Dans Un Roman russe et drôle, c'est littéralement qu'on perd Valentine: après un début à la première personne, sa voix disparaît tandis que le récit est pris en charge par les lettres que Jean, son meilleur ami venu la trouver à Moscou, échange avec une certaine Ioulia chargée de coordonner les recherches. De Khodorkovski, il n'est dès lors plus question, et la fascination de Valentine pour l'oligarque devient périphérique, reléguée elle aussi dans la lointaine Sibérie. Sa disparition évoque par ailleurs celle des millions de gens engloutis par les camps, inscrivant au cœur du texte la perte et l'absence – ici littérale, davantage existentielle dans L'Homme interdit par exemple.

Catherine Lovey a fait le voyage de Sibérie pour s'imprégner des lieux, mais la contrée est peu présente dans son roman, si ce n'est dans les quelques lettres envoyées par Valentine. Celle-ci se confronte surtout à un pays dont elle ne parle pas la langue, comme Jean dans Cinq vivants pour un seul mort , qui se retrouvait seul en Finlande. On se demande ce que ces personnages en perdition peuvent avoir en commun avec l'auteure d'origine valaisanne, dont la formation donne une image si rationnelle. Dans tous ses romans pourtant, ses personnages perdent pied, s'échappent et lui échappent, finissent par glisser hors champ, le tout s'accompagnant d'un questionnement sur le langage et sa capacité à dire la réalité. Lovey soulève en effet dans ses textes d'obsédantes questions sur la force des mots et l'illusion de maîtrise qu'ils donnent, distillant ses interrogations en filigrane de l'intrigue comme autant d'indices. Jusqu'où les mots disent-ils la vérité, peuvent-ils refléter une émotion? Est-on différent dans d'autres mots? La langue maternelle serait-elle aussi une langue étrangère? Qu'est-ce qu'écrire un roman? Ici, Valentine se demande où est passé le vocabulaire pour dire l'angoisse et constate que notre époque utilise les mots pour vendre; là, les langues étrangères permettent d'éclairer d'autres facettes de soi, d'exister dans d'autres sons, d'autres nuances. Le langage apparaît ainsi comme le lieu même de l'expérimentation, un laboratoire où l'auteure plonge ses personnages pour voir comment ils se débrouillent, une sorte de bain duquel ils surgissent en même temps que l'histoire, portés par des mots fragiles et incertains, liés au travail sur le rythme et les sonorités.

Ce langage questionné s'oppose au credo que l'on peut tout maîtriser. Catherine Lovey défend justement une multiplicité de visions, de perspectives et de vérités possibles. A cet égard, la scène qui ouvre Un Roman russe et drôle est extraordinaire: s'y mêlent et s'y juxtaposent les paroles à bâtons rompus d'amis un peu ivres qui discutent autour d'une table, un soir d'été; dans ce patchwork de voix décousues, ce qui est important est noyé au milieu de propos insignifiants, de répétitions, de phrases surgies d'autres conversations, d'impasses – les gens ne s'écoutent pas –, le tout sur un rythme à la fois fluide et magistralement tenu. Une parole kaléidoscopique qui tente de cerner une vérité fuyante et suggère que dans l'écriture aussi, tout contrôler est illusoire, et grande la prise de risque.

Anne Pitteloud

  En bref

Kurz und deutsch

Catherine Lovey, eine ehemalige Wirtschaftsjournalistin und diplomierte Kriminologin, publiziert unter dem Motto "russisch und komisch" ihren dritten Roman, der sich mit der Figur des Oligarchen Mikhaïl Khodorkovski befasst. Der gestürzte und nach Sibirien verbannte Ölbaron fasziniert die Hauptfigur Valentine, eine Schriftstellerin, die trotz des Unverständnisses und der Warnungen ihrer Freunde beschliesst, seine Spur aufzunehmen. Die Autorin stellt zu ihren Figuren eine Ironie begünstigende Distanz her, in diesem besonderen Schreibstil, den man schon in ihren zwei vorherigen Romanen goutieren konnte. In L'Homme interdit und Cinq vivants pour un seul mort standen auch in ihr Inneres verbannte Personen im Zentrum, die sich in Ermittlungen stürzen, die einer Suche nach sich selbst gleichen, in deren Verlauf sie sich allmählich verirren. In Un Roman russe et drôle geht Valentine buchstäblich verloren: Nach einem Beginn in der ersten Person verschwindet ihre Stimme und die Erzählung wird durch die Briefe ihres besten Freundes Jean, der ihr nach Moskau gefolgt ist, an eine gewisse Ioulia, die für die Koordinierung der Nachforschungen zuständig ist, getragen. Mit ihren Figuren, die fliehen und ihr entfliehen, weist Catherine Lovey auf, wie illusorisch der Wunsch ist, alles zu kontrollieren, auch in der Schrift, wo das einzugehende Risiko besonders gross ist. Denn die Sprache ist der Ort des Experimentierens und die Fragilität und Ungewissheit der Wörter erlaubt vielfältige Visionen und Wahrheiten.

 

Page créée le: 13.07.10
Dernière mise à jour le: 13.07.10

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