Beat Christen
Beat Christen, Leer réel, Editions d'en bas, 2003.

Beat Christen / Leer réel

"Traduttore, traditore" : habituellement, le traducteur passe pour celui qui trahit l'original, l'expression authentique. Beat Christen écrit en allemand et en français, il est traducteur de l'auteur et auteur de la traduction. Invitées à un dialogue, les deux langues cherchent un terrain d'entente. Le cheminement d'une langue peut amener l'autre dans une impasse. Cela suscite détours et égarements. Pourtant, l'impossible impose un autre possible : ainsi le traducteur a parfois forcé l'auteur à revoir son original, parce que le traducteur avait trop bien revu sa copie.

Beat Christen, Leer réel, Editions d'en bas, 2003.

 

Poèmes extrait de "Leer réel"


Ramure muette

Sans le chant dans les branches.
Le ramage.
Sans le mot ramage.
Le silence.
Sans le mot.
Le réel.
Sans l'homme en rêve.
Le vent.
Sans l'homme en rêve.
Le vent.
Sans l'arbre au vent.
L'arbre.

Windstille

Ohne den Gesang im Geäst.
Quinquillieren.
Ohne das Wort Quinquillieren.
Die Stille.
Ohne das Wort.
Die Wirklichkeit.
Ohne den Menschen im Traum.
Der Wind.
Ohne den Baum im Wind.
Der Baum.

 

Zinzin

Sur le cerisier
nulle feuille. La mésange zinzinule
la pulpe de son rêve
à travers l'espace désert.

 

Fruchtfleich

Vom Kirschbaum
wirft die Meise ihre Weise
den weissen Traum
durch den öden Raum.

 

Fentes de retrait

Paysan sans pays, je traverse le champ
sémantique de la page blanche,
je creuse dans l'incommensurable
des sillons, je sème la revanche
des morts sur les vivants
dans la blancheur intenable,
je m'enfonce dans le monde
absent.
Paysan sans pays, je vagabonde
dans les fentes de retrait
qui me remettent au monde,
présent.

Beat Christen
Extrait de : Leer réel, Editions d'en bas

 

 

Versehen

Schreiben. Mich reiben am Papier
Mich reiben, aus der Ferne der weissen Seite,
am Stein (seinem sinnlich sinnverstellten Sein),
am Einst und Jetzt (der Schmetterling wirft seinen Leib in einen Sommer),
am Beil (Blut und Bodensatz, unter VERMISCHTE MELDUNGEN)
am Leib (vom Blust in der Brust zum Blei in den Beinen)
an der Blust (gärt im stinkenden Blumenwasser die Schönheit von morgen?)
an der Lust (Liebesspeichel, schreien und benedeien : Eichel in Möse),
an der Leiche (vom Grabstein BEAT CHRISTEN abschreiben, während die Flocken des ersten Schnees ihn immer unleserlicher schneien).
Aus der Ferne der weissen Seite
mich ans Leben verschreiben.

 

Extrait de la Postface de Martin Zingg

Un auteur qui fait équipe avec lui-même

[...]
Mais les poèmes que Beat Christen nous propose, ce ne sont pas d'abord des traductions. Il ne cherche pas à prouver que ses poèmes peuvent être transposés dans une autre langue et qu'il peut s'en charger lui-même
[...]

La question est tout autre. Elle est unique en son genre et embrouillée à plaisir, de telle manière que l'on ne sait pas toujours très bien quel est "l'original". Les deux poèmes, tantôt en français, tantôt en allemand, sont le texte original, tous deux ensemble. Et c'est ensemble qu'ils créent un tiers poème, ce que ne peut faire aucune traduction : un poème bilingue, un poème qui entretient la même proximité avec les deux langues et qui résiste, en fin de compte. Tout en ne cessant de faire référence à son bilinguisme, tout en gardant à l'oeil (et donc au mot) les différences entre les deux langues, cela va sans dire.

Comment cela peut-il fonctionner ? Comment une acrobatie reliant deux langues entre elles peut-elle nous en dire plus que la distance naturelle qui sépare ces deux langues ? Nous savons depuis toujours que la même chose se dit en mots différents dans chaque langue. Mais lorsque deux poèmes sont imprimés côte à côte et s'efforcent tout ensemble de dire quelque chose qu'ils ne peuvent dire qu'en commun, cela surprend. Lire un seul des deux poèmes - quel qu'il soit, dans quelque langue qu'il soit - c'est ne lire qu'à moitié. Peu importe laquelle on lit, il y manquera toujours une moitié. Car l'autre moitié relativise. Elle élargit et rétrécit, elle coupe la parole et corrige, elle déniche dans son lexique ce qui ne se trouve pas ailleurs ou autrement mais qui est constitutif du poème. Il faut l'autre pour dire vraiment la même chose.
[...]

Martin Zingg
(traduit de l'allemand)

 

Extrait de la Postface de Daniel Maggetti

Entre les langues

[...]
Le choix de l'expression simultanée en deux langues, à partir d'un même sujet ou d'une même thématique, fait précisément ressortir le "quelque chose" d'inconciliable entre les langues. Il n'y a pas, il n'y a jamais d'adéquation parfaite (ce qui, soit dit en passant, jette un doute sur les pouvoirs de la traduction); par sa manière de procéder, Christen place au contraire l'accent sur "le jeu" (au sens mécanique du terme) irréductible entre les langues.
[...]

Ce qui domine chez lui, c'est la certitude de la relativité des langues; en pratiquant la double expression, il s'installe entre les langues, dans un espace précaire et fécond, extensible mais aussi contraignant, immense tantôt, tantôt exigu. De par sa trajectoire particulière, c'est là, dans cette fêlure qui est à la fois rupture exhibée et intime mis en contact, que ce poète se livre à la quête primordiale, celle à laquelle tout écrivain doit se confronter : la quête de sa langue.
[...]

Daniel Maggetti