Nuit d'encre
Le 14 août 2003, aux environs
de seize heures, New York et tout le nord-est des Etats-Unis
subirent la plus longue panne d'électricité
de ces dernières décennies. Pendant 29 heures
aucune climatisation, aucune lampe, aucun réfrigérateur
ne fonctionnèrent. Aucun ascenseur, aucune télévision,
aucun feu de circulation.
Les gens quittèrent peu à peu les immeubles,
des rumeurs circulaient : attentat, virus informatique -
comment ne pas avoir peur ? Le maire Bloombey décréta
l'état d'urgence, précisant cependant qu'il
n'y avait " pas d'indication " que la panne soit
d'origine terroriste.
On vit des marées humaines dans les rues de Manhattan,
des automobilistes stoppés par centaines sur Brooklyn
Bridge : des passants traversaient à pied l'East
River, empêchant les voitures de circuler correctement
- comme au 11 septembre.
Il y eut des milliers de personnes bloquées dans
le métro, il y eut des glaces distribuées
gratuitement et des salades vendues pour 1 dollar.
Il y eut des fonctionnaires coincés dans les ascenseurs,
des alarmes qui se déclenchaient pour signaler des
incendies, mais nul incendie, juste cette chaleur d'une
fin d'après-midi de la mi-août. Dans les bus
seuls les climatisations fonctionnaient, et les femmes qui
ce jour-là accouchèrent dans la fraîcheur
d'une banquette bleue aux taches équivoques ne se
doutèrent pas de la chance qu'elles avaient : dans
les sous-sols des hôpitaux de la ville, on se serait
cru aux portes du premier cercle de l'enfer.
Les gens quittèrent leur travail, leurs amants, leurs
maîtresses ; les gens descendirent dans la rue. Ils
avaient vainement attendu des nouvelles, de la télévision,
de la radio, ils avaient essayé d'utiliser leur téléphone
portable, mais les lignes furent très vite saturées
ou réservées à d'autres fins, et on
vit des adolescents debout dans l'attente de dire "
ne comptez pas sur moi, je ne sais pas quand j'arrive ",
faisant la queue devant des cabines téléphoniques
dont ils ne connaissaient pas le fonctionnement.
Les gens quittèrent leur bureau, leur appartement,
avec peut-être un dernier regard pour le ventilateur
immobile ou la climatisation muette, et comme le métro
ni les trains ne fonctionnaient, ils se retrouvèrent
dans la rue, tout simplement.
*****
Voyant que l'électricité
ne revenait décidément pas, l'agence de voyage
qui employait Sarah avait décidé de fermer
ses bureaux plus tôt, et la jeune femme imagina rejoindre
Brooklyn à pied ; elle avait mis les baskets qu'elle
porte toujours pour le trajet de son appartement à
son travail, sortant dans l'ascenseur seulement les souliers
à talons qui l'accompagneraient jusqu'au soir ; Dave
ne s'inquiéterait pas si elle ne rentrait pas à
l'heure habituelle, il ne s'inquiète pas souvent.
Paolo, lui, venait d'apprendre que le match de Ligue nationale
qui devait opposer les Mets aux Giants de San Francisco
avait été renvoyé à une date
ultérieure. Même scénario - il l'entendrait
le surlendemain - pour la rencontre qui aurait dû
confronter les Argonauts de Toronto aux Eskimos d'Edmonto
: elle aurait lieu le dimanche soir. C'était une
question de sécurité, et de toute façon
les panneaux électriques ne fonctionnaient pas.
Au bout de Pike Street, Sarah ne parvint plus à avancer
: les gens formaient devant elle un bouchon compact, peut-être
une personne se trouvait-elle mal, avec cette chaleur. Paolo
décida que cette soirée perdue pouvait aussi
bien être l'occasion d'aller manger chez sa sur,
à l'angle d'East Broadway et de Montgomery Street.
Il prit donc la Second Avenue, longea un moment Sarah Roosevelt
Park, avant de changer d'idée - peut-être charmé,
soudain, par cette ville en marche - et de bifurquer en
direction du pont. C'est ainsi qu'il se retrouva arrêté
peu après avoir rejoint Pike Street, derrière
Sarah qui reculait à présent pas à
pas, au fur et à mesure que de nouvelles personnes
venaient s'ajouter aux gens déjà agglutinés,
anxieuse à l'idée qu'elle risquait de se faire
écraser par un mouvement de cette foule qu'elle sentait
se former dans son dos. Elle rencontra le torse de Paolo
qui ne vit pas le visage de la femme qui venait d'entrer
ainsi dans ses bras - en ce début de nuit new-yorkaise.
*****
Selon qu'il les avait aimées
à proximité d'une pharmacie ou d'une épicerie
asiatique, Julian avait touché des femmes aux reflets
bleutés, au dos cyclamen ou lila. Il avait caressé
des seins qui disparaissaient sous ses mains au rythme des
enseignes lumineuses de l'immeuble d'en face, des ventres
dorés par les reflets des lettres immenses qui épelaient
le nom de l'hôtel où il les avait emmenées,
ces noyées souriantes et irisées, ces souvent
muettes passantes opalines. Il avait suivi des yeux les
ombres et les faisceaux qui s'égaraient au plafond
de chambres beiges, il avait tiré de lourds rideaux
qui pourtant ne cachaient pas cette évidence : New
York ne dort jamais, New York ne s'éteint jamais,
New York est un jour perpétuel, une bouche de lumière
et de bruit qui ne cesse de commenter les heures, les minutes,
le grand match de la vie en direct, et puis voilà
qu'en ce 14 août quelqu'un a touché l'interrupteur,
pressé le commutateur, on n'y voit rien, on n'entend
rien, une vague rumeur, comme un fleuve au loin, les voitures
sont prises dans les embouteillages, les gens marchent dans
les rues, parlent à voix basse, presque intimidés
par tant de calme.
Une femme dans la nuit, Julian ne connaissait pas. A deviner
sous les doigts, sans un regard, sans consentement, que
d'interrogations. Les doigts qui se posent sur ce vide nouveau
pour lui, devant lui inventé, une femme dans la nuit
d'une ville brûlante - n'avait jamais connu, et ça
le laissait indécis, comme désorienté
et ne sachant, au juste, par où commencer.
- Et si on parlait ?
- Mais de quoi ?
- Je ne sais pas moi, parler...
*****
Peter regardait par la fenêtre
: cette ville sans lumière. Il regardait et ne voyait
rien, c'était ça le miracle, la fascination.
Rien d'autre que l'obscurité et alors, comme de la
rue bruissante, montaient des souvenirs et de douces peurs
; des envies de se terrer dans des caves, contre le tissu
rigide de la jupe de sa mère, écoutant de
toutes ses oreilles des paroles d'adultes qu'il ne comprenait
pas entièrement. Il pensa que ces moments-là
de sa vie - c'était il y a combien de temps déjà,
soixante ans, mon dieu, est-ce possible, soixante ans ?
- ces moments-là avaient été les seuls
où il se soit jamais senti en sécurité,
quelle ironie, bien sûr, mais c'est ainsi pourtant
: parmi ces gens aimants et terrorisés, blotti contre
sa mère qui lui caressait la tête, le berçait,
et tandis que l'on mourait au-dehors, Peter avait connu
des moments de bonheur indicibles.
- Tu joues, Peter ?
Il se levait, ouvrait doucement la boîte noire qu'on
lui tendait, et du haut de ses huit ans, sans voir où
il posait ses doigts, son archet, il faisait résonner
dans la cave sombre des chants et des danses qui masquaient
les bruits de la ville, qui recouvraient peut-être
les visages d'un voile de sourire.
- Tu joues encore, Peter ?
Oui, Peter jouait encore, et il ne jouait que pour eux,
ceux qui étaient morts et ne l'entendaient pas, il
sortit le violon de sa boîte " et ce soir aussi
pour New York sans lumières, New York qui se cache
à son tour ", pensa-t-il. Il pensa aussi que
ce serait bien, de mourir à présent, de mourir
ainsi, mais bien sûr ce n'était pas aussi simple.
*****
Il tenait à la main une lampe
; c'est ainsi qu'il se promenait, Andrew, appuyant une lampe
contre son épaule - presque tendrement. C'était
une lampe plutôt classique, rien de bien remarquable
à présent qu'il y songeait, une lampe au pied
en bois décoré de moulures, à l'abat-jour
de tissu épais, d'un beau rouge-orangé et
qui, chose admirable, pouvait se visser sur le pied, ce
qui lui donnait une stabilité rare pour un abat-jour
traditionnel. Et puis c'était un cadeau, ce qui n'était
pas la moindre de ses qualités.
Ainsi chargé, il arpentait cette ville qui n'avait
pas voulu de sa mort, cette ville qui, au moment même
où il allait précipiter la lampe dans l'eau
du bain déjà fraîche (et il n'était
pas certain que ce fût là la raison des frissons
qui le parcouraient), avait lancé un " non !
" silencieux, disjonctant tout entière, comme
un héros de l'enfance aurait arrêté
le bras armé d'un couteau, dévié la
trajectoire d'une balle mortelle.
Rien donc.
Pas de choc. Pas d'électrocution. Juste le noir infini
d'une salle de bains aveugle.
Alors il était sorti de l'eau, tenant toujours la
lampe à la main, il avait cherché une serviette,
des habits, il tremblait de tout son corps à présent,
une fois sorti de la salle de bains, il s'était rendu
compte que ce n'était pas la nuit, pas encore, il
tremblait toujours, la cage d'escalier, en revanche, était
dans l'obscurité totale, il avait cherché
une bougie, des allumettes, mais ça n'avait pas été
possible, pas si facile, en somme, d'y voir clair, de comprendre
pourquoi tout continuait, alors qu'il avait imaginé
que cela finissait, et comment ne pas le prendre comme un
signe du destin ? Il était sorti, il avait descendu
à tâtons les 327 marches qui le menaient au-dehors,
et c'est en arrivant sur le trottoir qu'il avait remarqué
la lampe entre ses doigts crispés, il aurait pu la
déposer là, avec les poubelles, mais il n'en
avait rien fait. Plus tard, il avait croisé un homme
fluorescent, un couple avec des casques de mineurs sur le
front, une famille accrochée à des lampions
allumés comme pour une fête, mais lui c'était
sa lampe éteinte qui le guidait dans la ville.
*****
L'enfant s'appelait Max et il avait
quatre ans. L'âge où l'on se sait capable de
vider l'océan avec son seau et son arrosoir, de tamiser
la plage, de punir la mer si elle inonde le château
de sable. Il avait dormi et à son réveil les
invités étaient là, il y avait du monde
parlant, buvant sur le balcon de ce dix-septième
étage, il y avait des piles d'assiettes et des verres
dépareillés, quelques serpentins, des moustaches
de feutre fatigué sur la table, et puis des photophores
aussi, mais il n'avait vu que le gâteau, le très
grand gâteau au chocolat surmonté de quatre
bougies devant lequel sa mère l'installait à
présent, réclamant le silence, passant ses
doigts dans les cheveux mouillés de transpiration
de son enfant, alors chacun s'était tourné
vers lui qui, debout sur une chaise, avait gonflé
ses poumons comme s'il aspirait tout l'air de la nuit, et
il avait soufflé
Levant alors les yeux, il avait vu. La ville. Les lumières
de la ville. Disparues. Il avait, d'un seul souffle, éteint
toutes les lumières de la ville. Fantastique.
- Dis Maman, tu as vu ?
- Oui, bravo mon chéri. Je suis fière de toi.
*****
Lucie aimait faire développer
ses photos en une heure ; la publicité disait "
juste le temps qu'il nous faut, juste le temps qu'il vous
faut ". Et ce temps-là, Lucie le tuait à
coups de reins sur le ventre d'hommes d'affaires pressés
et peu enclins à la discussion, puis elle sortait
s'acheter, en guise d'absolution, un petit pain en forme
de croix dont elle fouillait de sa langue le creux où
les deux bras de pâte se rejoignent, dans une débauche
de crème à la vanille. Généralement
de très bonne humeur, elle se retrouvait derrière
la vitrine une heure exactement après avoir déposé
sa pellicule, impatiente de découvrir ce que ses
photos nocturnes avaient donné, cette semaine-là.
Mais il n'y avait pas de photos. Panne d'électricité,
Mademoiselle, vous l'aurez remarqué. Mais ne soyez
pas si catastrophée, ce n'est que partie remise.
Non, pour ce soir c'est de toute façon trop tard.
Revenez demain. Ce que vous allez faire de votre temps ?
Mais je n'en sais rien, moi. Promenez-vous. Profitez un
peu de cette soirée d'été qui commence
Vous dites ? Ah non, désolé. J'ai une petite
amie, vous comprenez.
Lucie ressortit, dépitée, son appareil autour
du cou.
*****
Parler s'était avéré
plus difficile que prévu. Julian se leva, regarda
par la fenêtre ouverte et dit :
- Je descends, j'ai besoin d'air.
La femme sur le lit ne bougea pas. Elle dormait peut-être.
*****
Elle entendit le violon de Peter,
Lucie, comme les autres, et comme les autres elle s'arrêta
au bas de l'immeuble, leva la tête. De ne rien voir,
c'était comme entendre mieux, pensa-t-elle, et elle
sortit son appareil photo. Elle arma le flash, prit plusieurs
clichés de ceux qui étaient là, visa
aussi le haut de l'immeuble, ça ne donnerait rien
mais tant pis, elle au moins saurait qu'à l'instant
de la photo un air de violon transperçait la ville,
et le surlendemain, au moment où Lucie serait occupée
à plonger sa langue dans le puits de crème
à la vanille, l'employé du Quick Photo Services
pourrait voir apparaître, s'il en avait le temps,
une succession de scènes étranges : au pied
de ce qui devait être un immeuble, un petit groupe
de personnes levait la tête mais aucune ne regardait
exactement dans la même direction que son voisin ;
il y avait là un couple, l'homme se tenait derrière
la femme, il l'avait entourée de ses bras et sa bouche
disparaissait dans la chevelure brune de sa compagne (elle
porte des baskets, notera Lucie à son tour, qui détonnent
un peu avec son petit ensemble strict), il y avait un enfant
(trois, quatre ans ?, se demandera-t-elle, pas très
avertie en la matière
), sa mère sûrement
et quelques personnes habillées de couleurs vives,
qui semblaient en grande discussion, et comme échappées
d'une fête, un verre à la main et un chapeau
de papier sur la tête ; il y avait un homme seul qui
regardait l'objectif (qui me regardait moi, alors, pensera
Lucie, et elle le trouvera élégant, se dira
qu'il travaillait peut-être sur Wall Street), il y
avait un autre homme, plus jeune, qui tenait une lampe dans
ses bras (oui, une lampe, c'est bien ça, étrange,
quand même, avec cette panne d'électricité
en plus
) et souriait tout seul, un sourire en forme
de question, mais laquelle ? Et la dernière photo,
Lucie se souvient, le violon s'était tu, et tous
ils étaient repartis, on voit encore l'enfant, de
dos, et le fil de la lampe qui traîne un peu par terre,
le silence, on l'entend presque.
(Peut-être que si Lucie s'était
attardée un peu, si elle avait supporté mieux
le calme qui suit la musique, elle aurait pris encore un
instantané, une toute dernière image nocturne
où l'on aurait aperçu - mais sans certitude
aucune, juste une éventualité, presque une
interrogation - on aurait aperçu comme une ombre
obscurcissant le bord droit, en haut de l'image, une longue
forme arrondie, de couleur foncée, pénétrant
à peine dans le cadre, un dixième de seconde
plus tard on aurait su avec certitude ce qu'il en était,
de ce qui doit bien représenter les derniers mètres
d'une chute dans le vide - mais de quoi, un climatiseur
? Un téléviseur ? La forme ne correspond pas
? plus allongée, plus arrondie, vous pensez ? Un
violon ? Oui, ça aurait pu être un violon,
ou l'étui d'un violon, mais aussi, c'est si proche
d'une forme humaine, et avec l'obscurité qui régnait
cette nuit-là dans la ville
Ainsi un homme,
vous croyez ? Mais non, c'est fini tout ça, les hommes
ne tombent plus. C'est une histoire déjà vieille.
Vous dites ? Ah oui, bien sûr. Il est vrai qu'il y
aura toujours cette incertitude sur la lumière.)
Sylvie Neeman Romascano
Page créée le: 02.06.04
Dernière mise à jour le 02.06.04
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