LA GESTATION D'UNE IDENTITE
Nous présentons ci-dessous
deux extraits du chapitre introductif de l'ouvrage.
Dans le premier poème du recueil
Au cur du monde, daté de 1918, Blaise
Cendrars se présente sans hésiter comme "l'homme
qui n'a plus de passé". Cette affirmation péremptoire
oblige à regarder devant soi, sans se retourner:
derrière, il n'y a plus rien, un terrain vague. Le
poète a maintenu ce principe tout au long de sa vie,
et toujours, dans son uvre, sa naissance d'homme a
correspondu à l'époque de son retour du front,
période de violence qui l'a renvoyé mutilé,
transformé, à la vie civile:
C'est pourquoi je ne regrette rien
Et j'appelle les démolisseurs
Foutez mon enfance par terre
Ma famille et mes habitudes
Mettez une gare à la place
Ou laissez un terrain vague
Qui dégage mon origine
Je ne suis pas le fils de mon père
Et je n'aime que mon bisaïeul
Je me suis fait un nom nouveau
Visible comme une affiche bleue
Et rouge montée sur un échafaudage
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Refusant la consigne du poète,
j'ai pris le parti de regarder en arrière, au risque
de rester pétrifiée! Ce vol arrière
était motivé par le désir de saisir
la véritable entrée en littérature
d'un jeune homme qui va devenir Blaise Cendrars. En effet,
Frédéric-Louis Sauser (1887-1961), par ses
origines, baigne dans deux cultures, et il est parfaitement
bilingue; en tant que Suisse, il est en relation tant avec
l'Allemagne qu'avec la France du début du XXe siècle.
Cependant, afin de s'afficher premier de son nom, Blaise
Cendrars tire un trait sur toute sa formation germanique
pour se dire adopté par la France. Il se choisit
un pseudonyme francophone et, en août 1914, signe
un manifeste des étrangers prêts à s'engager.
Sous couvert de nationalisme, il a réussi à
dissimuler son bagage culturel et intellectuel allemand,
tout un pan de son identité. De même, les sursauts
de sa mémoire ont permis l'oubli d'une origine au
profit d'une autre, libérée de toute contrainte
civile, de tout lien avec la famille.
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]
Aléa, premier roman,
rend compte de l'ambiguïté de l'entrée
en littérature du jeune homme, puisque ce récit
est aussi une mise au secret de l'uvre et de sa vie.
A la fois "roman à la cantonade", essai
ou notes, ce texte est un révélateur à
valeur de bilan. Pourtant, il disparaît au retour
d'Amérique et c'est le poème Les Pâques
qui marque l'entrée en littérature de Cendrars
dans le milieu artistique parisien à la fin de l'année
1912. Cendrars n'a jamais évoqué cette disparition
ni mentionné ce texte dans ses fameuses listes bibliographiques,
alors que La Légende de Novgorode, dont le
manuscrit est inconnu, y a toujours été inscrite!
Aléa a germé en parallèle à
la naissance de l'identité poétique de l'auteur.
En effet, ce roman participe aux phases de construction
du pseudonyme par le biais de la chronologie, puisqu'il
a été écrit en 1911, époque
où l'auteur signait "Freddy Sausey" alors
que, recopié en 1912, il porte le nom "Blaise
Cendrart". De plus, lorsqu'il est publié transformé
en 1922, il est signé "Blaise Cendrars"
bien qu'un rajout en dernière page du manuscrit l'antidate
de "St-Pétersbourg, 1907", époque
où n'existait que "Frédéric Sauser".
Lorsque l'écrivain en devenir choisit en 1912 le
pseudonyme "Blaise Cendrars", il y a neutralisation
d'une mosaïque en un nom francophone qui constitue
l'amorce d'une nouvelle identité. Cendrars devient
sa propre création, il choisit de faire disparaître
sa vie passée, ce qu'il réaffirmera dans Au
cur du monde en 1918, après la terrible expérience
de la mutilation.
Textes et parcours personnel se répondent et c'est
dans cette optique que mon analyse touche à la fois
des objets littéraires négligés ou
répudiés par l'auteur et des archives qui
ont valeur de témoignage. Les recherches menées
en Suisse, France et Allemagne m'ont permis d'enrichir,
et même de modifier, le portrait que l'artiste a laissé
de lui-même. En étudiant les archives bernoises,
j'ai pu analyser les Cahiers de jeunesse qui sont de fabuleuses
sources indiquant les lectures et les préoccupations
du jeune homme, ou encore les traductions faites en 1910-1911
de textes allemands, essais et poèmes dont il admirait
les auteurs. Malgré les paroles ambiguës de
Cendrars, des manuscrits de ce type témoignent de
sa maîtrise de la langue allemande. D'ailleurs, ses
collaborations à des revues d'avant-garde berlinoises
ou munichoises, articles et conférences confirment
ses capacités linguistiques et renforcent l'impact
de cet univers culturel allemand dans la formation du poète,
tout en obligeant à s'interroger sur le pourquoi
de cette négation. De plus, la mise à disposition
par Miriam Cendrars du cahier "Le Retour", qui
contient les notes prises lors du retour d'Amérique,
permet de saisir sous un angle neuf la situation du poète
lorsqu'il arrive en Europe fin juin 1912 et de découvrir
aussi comment il utilisait ou réutilisait son propre
matériau d'écriture. L'étude historique
a révélé la fabrique du texte.
La dernière partie de ce travail veut saisir les
résultats textuels de ces ambivalences axées
sur la production et le retrait, l'activité et l'isolement.
Les sutures sont à lire comme les liens que l'auteur
tisse entre ses textes, permettant à certains d'exister
sur le cadavre des autres. Lorsque paraît Moganni
Nameh, en 1922, Moravagine est un roman en chantier depuis
plusieurs années bien qu'il n'ait pas encore trouvé
sa forme définitive. Il est intéressant de
découvrir à partir des archives conservées
que la date "1912" est inscrite sur une chemise
manuscrite, élément qui associe la disparition
d'Aléa à ce qui n'est encore qu'un personnage,
Moravagine. Ce fameux roman du double a germé avant
guerre et une étude précise m'a permis d'observer
à quel point il s'est nourri d'Aléa
pour exister. Aléa me conduit à Moravagine
mais les deux romans sortent du même moule affectif:
si, comme je le montrerai, Aléa est une tentative
de libération de la culpabilité de la mort
d'Hélène, la jeune femme rencontrée
et aimée à Saint-Pétersbourg, l'écriture
de Moravagine est, quant à elle, la nécessaire
réaction à l'échec de cette première
poétique: dans les deux cas, écrire est un
acte de survie.
Christine Le Quellec Cottier
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