Pourriez-vous, Pierre Yves Lador,
tenter de nous expliquer de quoi est faite cette écriture
qui vous est propre: comment en êtes-vous arrivé
à ce développement tout à fait singulier?
Je pousse toujours plus loin quelques
principes, mais en fonction même de l'un de ces principes,
l'équilibre, je me retiens. Et c'est ce double mouvement
de l'écriture, laisser aller et ralentir que l'on
retrouve ici. Ainsi de la digression qui se greffe sur un
mot et croyez bien que j'en supprime de nombreuses, puis
sur un mot de cette dernière, une nouvelle encore,
pour enfin finir d'enchâsser le tout en terminant
la phrase initiale par le verbe parfois, ce n'est ni tout
à fait latin, ni allemand, même si ça
peut y faire penser. Les ajustements, les corrections, les
nuances viennent de ce qu'il n'y a plus de vérité
aujourd'hui acceptable. Ma vérité est faite
de ces nuancements infinis, tonnerres silencieux et essentiels
oxymores.
Si j'aime ma terre, je suis un exilé, ce qui n'est
pas grave, un solitaire, ce qui est essentiel à la
création, tenu à l'écart des medias
pour écrire une langue singulière qui renverse
ou incorpore les clichés, en regardant le monde sous
un angle différent. Nos contemporains ne se préoccupent
plus que d'économie. L'économie de mes livres,
c'est l'acceptation du réel, l'histoire, la géographie,
les médecines, les religions, l'art, la qualité,
les gens, le trivial, les détails, le rêve,
la symbolique, l'inutile et la pataphysique, ce qui passe
facilement pour un refus du réel. L'entassement aléatoire,
la revisitation vivifiante des strates, d'où les
mots gaulois, latins, grecs, vaudois, argotiques, parfois
patois, alémaniques avec un refus actuel et non dogmatique
des invasions anglo-saxonnes parce qu'elles ont liées
au toutaléconomie, (comme il y a le toutalégout),
au snobisme et à l'arrogance du bottin mondain ou
publicitaire.
Surtout la juxtaposition de ces citations, de ces réverbérations
de toutes les littératures, des strates de langage,
imparfaits du subjonctif et onomatopets, cela a déjà
existé partout, de la littérature chinoise
à la littérature espagnole, et cela revient,
mais il y a de fortes résistances, en moi déjà
et ailleurs. Je cherche à convoquer dans mon texte
toute la richesse symbolique des images pour qu'elle étiole,
en moi au moins, ce monopole économique, sans illusion,
comme un guerrier qui se veut impeccable, sachant que son
temps passera, qui s'exerce tous les jours parce que c'est
son destin.
De la bande dessinée, à part le dessin, j'ai
retenu la possibilité de travailler sur différents
niveaux de lecture et de favoriser autant le lecteur pressé
que celui qui ne craint pas de relire. Je trouve cela plus
difficile dans le roman, et aujourd'hui, mais je m'y efforce.
Il y a une lecture poétique, onirique qui répond
à une écriture poétique, onirique,
qui ne devrait pas empêcher une lecture ordinaire,
mais je ne suis pas sûr d'y être arrivé.
A une époque qui est en
train de privilégier les écritures simples,
où l'édition se "met à l'écoute
de la poubelle" (terme cueilli sur le blog de Jean-Louis
Kuffer), vous prenez le risque dans le premier récit
de quarante pages, qui pourrait être un petit roman,
et là on pense à Charles-Albert Cingria et
à ses délirantes "Autobiographies de
Brunon Pomposo", vous prenez le risque dis-je, de le
faire pivoter sur deux axes, représentés par
deux mots, anadyomène et catadyomène. Ne craignez-vous
pas de laisser d'emblée votre lecteur au bord du
chemin ou est-ce une volonté de votre part?
D'abord je dirai que l'Occident a
inventé l'ordure, donc la poubelle, donc le culte
d'icelle. Avant et ailleurs il y avait un cycle continu
entre le désir, la conquête, l'usage, le rejet
et le recyclage. Cette dernière partie initiait un
nouveau cycle pour un autre organisme... Je ne la rejette
point, cette poubelle, car tout le réel m'interpelle,
même la bêtise... Mais je considère mon
oeuvre comme un lieu spiralé où les pôles
opposés, les couples antagoniques, les tensions s'exercent,
s'expriment afin d'engendrer une harmonie, un équilibre
au moins et de rappeler à l'Occident que l'équilibre
est la figure fondamentale de l'humanisme. A travers des
formes telles que, ici, le surgissement ou l'engloutissement
et le tourbillon généré par ces deux
figures. Mes livres sont généralement construits
sur des couples, passage/barrage dans Lune de nielle, solide/fragile
dans Solide obsidienne et anadyomène/catadyomène
ou jardin/urbanisation dans certains récits de Nénuphars.
Je sens comme Breton ou les Chinois que les contraires s'équilibrent
et je les mets en scène, cherche le point, le lieu,
le rythme, la musique de l'équilibre, c'est une écriture
d'énergie, de mouvement, ce qui peut dérouter.
Il y a dans mon écriture du binaire charnu et orienté,
enrichi d'harmoniques, parfois des groupes ternaires pour
alterner, comme dans une éclipse où l'ombre
chasse la lumière et puis la lumière l'ombre
avant que la nuit reprenne son empire avec l'obscure clarté
qui tombe des étoiles...
Ma prose est poétique, mais prosaïque en ce
qu'elle déploie, voire explicite la métaphore
basique parfois jusqu'à l'aplatissement ou l'émiettement,
desquels surgit par sporulation, à n'importe quel
stade, une nouvelle image, comme l'évolution des
espèces par exemple qui reprend sans cesse des formes,
les déforme ou les habille différemment.
Je ne veux pas bercer la lectrice par une encre " amabile
", et si je ne crains pas les caresses, j'use plutôt
du choc sous toutes ses formes, provocation, ironie, scepticisme
et croyance par exemple. Prendre les choses à l'envers,
dire ce qu'on ne dit pas ou quand on ne le dit pas ou dans
le contexte dans lequel on croit qu'il faudrait éviter
de l'écrire.
Je souhaite des lecteurs, mais je tiens à cette transmission
du vocabulaire par exemple, des mots d'avant, à les
ancrer par l'écriture, les écrits ne restent
pas tous, mais les mots s'envolent, il faut les rattraper,
les expliciter, leur faire rendre leur jus, leur énergie,
cela ne les tue pas mais les fait vivre. Des mots de toutes
les sciences et les techniques. L'origine, l'évolution
des mots nous enseignent, un mot est un passage et je suis
un passeur. Je ne fais pas de manuel scolaire car je crois
à la méthode par immersion, à l'intégration
de la fiction et de l'essai. J'essaie de simplifier pour
communiquer, mais sans renoncer à déployer
les images et leurs nuances. Ecrire sur une ligne pour rendre
un univers infini, c'est encore plus difficile que dans
la bande dessinée.
L'eau, l'humidité de la
femme, les odeurs, les pilosités tels sont les thèmes
que vous abordez dans ce livre dans une écriture
qui s'inscrit dans les prolongements du corps. Si l'humour
est décapant, on sent une mélancolie aussi.
La lectrice ou le lecteur referme le livre sur cette constatation:
"Le rêve est trop précieux pour le garder
sous son oreiller. Il faut le dessiner sur le ventre de
la terre, souvent hors de portée, ou d'une femme,
tant qu'il y aura des femmes
" Par ailleurs, on
trouve sous votre plume le mot "oniroculteur".
Vous aimez aussi parcourir les chemins de montagne. Alors,
Pierre Yves Lador, rêveur mélancolique sur
les sentiers alpins ou écrivain libéré
de toutes contraintes?
Les contraintes, c'est ce dont je
tente de me libérer. Je ressens celles de la génétique,
celles du corps et de ses limites, celles de l'éducation
et celles de la société. La création,
l'écriture est une voie de la libération.
Et je ne crois qu'à cette liberté, celle qui
est forgée et qui en se forgeant se renforce. Si
j'ai toujours écrit, dès l'âge de quinze
ans, il me semble que c'est depuis deux ans et demi que
j'écris vingt heures par semaine, que je sens ce
flot curieux et furieux qui râpe, racle et érode
les barrières citées plus haut, arrachant
au passage des blocs, des débris, des nappes de charriage
entières parfois qui seront refondues dans le feu
et recristallisées sur le papier pour devenir musique.
Le rêve est une méthode efficace, l'observation,
l'intuition, l'image et son exploration, que ce soit à
la montagne ou au supermarché, tout cela est repris
dans une difficile description verbale et des interprétations
contradictoires.
Il y a une jubilation à chevaucher et à se
laisser emporter par cette force innommable que chacun a
en lui sans doute et qui ronge son frein si on ne la laisse
pas galoper, tout en la ramenant sur la feuille de papier.
Suis-je mélancolique ? Il est certain que je ne peux
écrire de textes sans ce mélange d'humours
divers et de bile noire, d'instants de désespoir
et souvent de rage.
Aussi le mouvement de l'écriture épouse toujours
plus le mouvement du corps (ou de l'âme). Je ne crois
pas que l'on puisse séparer les deux en écrivant,
pas d'érotisme sans esprit ni sans corps. Le corps
exhibé dans le monde est instrumentalisé,
je cherche à le restaurer, le restituer dans le mouvement
de l'écriture avec ses hésitations, ses fureurs
aussi, avec la distance qui impose le rire.
La phrase comme tous les événements peu durer
indifféremment longtemps, elle finit toujours par
s'arrêter. Parfois elle compte trois mots. Elle porte
presque toujours le rire noir, la blessure rouge et sa réparation
lumineuse.
L'humidité aujourd'hui, demain le feu peut-être.
L'élémentaire comme brique de l'univers.
Et peu m'importe au fond que l'on se greffe des poils, qu'on
s'épile ou qu'on reste comme on est, en revanche
flairer et suivre les traces des matrices qui orientent
ces choix, les mettre en lumière, dépouiller
le texte ou le remplumer, décrire les mécanismes,
les vivre, les écrire, rapprocher les extrêmes,
tels le koala en peluche et la Vénus de Milo, ou
fendre les points communs, refuser la xyloglossie autant
que possible, oui.
Subjectivisme, forcément, mais ancré dans
le réel et critique, car comment déboucher
sur l'universel si ce n'est en écrivant à
partir des mouvements de son corps-esprit ?
Propos recueillis par Janine Massard
Page créée le: 16.06.06
Dernière mise à jour le: 16.06.06
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