Ils sont nés dans les années septante, ils
sont peintres et s'envoient de ces lettres qui n'existent
presque plus, qui arrivent par la poste. Alexandre Loye
habite à Lausanne, Yves Berger à Mieussy (Haute-Savoie).
Il y a quelques années, agacés devant des
questions telles que " la place de la peinture dans
l'art contemporain " ou " qu'est-ce que la peinture
?", tous deux ont commencé à écrire
une sorte de manifeste. Ainsi naquit Notre désir
de sens, texte charnière, malgré sa brièveté,
de L'araignée jaune.
Discrètement placé
sous les auspices de Deleuze et Guattari (qui ont écrit
L'Anti-dipe à deux), L'araignée
jaune parle (aussi) de peinture, mais n'est pas un livre
sur la peinture ; et s'il est écrit par deux personnes,
il en accueille bien plus sous sa couverture, puisque chacun
des auteurs est " plusieurs " et a des pensées
pour plusieurs autres. L'artiste est comme une éponge,
il absorbe le monde extérieur et le restitue, le
représente par des détails. Bien peindre,
bien écrire, c'est bien regarder. " Les montagnes,
les arbres, les champs s'offrent à être dessinés.
" Me vois-tu ? " demandent-ils. "
" Faire pousser de la peinture,
c'est comme faire pousser des salades. Sauf que la peinture
a la prétention de durer, de nourrir l'esprit à
travers le temps
J'admire l'humilité de celui
qui fait pousser des salades, j'essaie de lui ressembler
", notent les auteurs qui dialoguent en brouillant
les pistes du " je " : leurs voix se mêlent,
se confondent en une seule - celle du livre -, portée
par la rumeur des jours qui passent en laissant des empreintes
sur le papier. Il y a de la fatigue - " celle qui vient
quand j'ai pataugé trop longtemps dans la boue qui
s'est formée dans l'attente d'une image ", Il
y a de la douleur (qui empêche de voir la beauté),
du plaisir et beaucoup de désir, en tout cas assez
pour continuer " cette exploration [qui] nous met hors
de nous ", assez pour atteindre cet horizon où
la peinture et le réel se rejoignent.
Des regards se posent, des rencontres
se font, des formes se créent. Les saisons imposent
leur rythme et le peintre fait naître la végétation
sur sa toile. On consulte Bonnard et Cézanne pour
les couleurs ; on accueille des amis pour l'apéritif.
Dans L'araignée jaune, le temps file, les
paysages défilent, la nature change, la ville se
transforme. Ici, les fleurs s'en vont " par croissants
" ; là, une maison promise à la démolition
se vide. Une ampoule formée sur le doigt de l'un
lui rappelle où il en est ; un singe en peluche commence
une seconde vie dans un parc public ; un orchestre transporte
les danseurs au bout de la nuit. Et " une petite araignée
jaune clair marche sur l'aire bitumée du quai n°5
" ; on s'arrête pour l'observer.
Alexandre Loye et Yves Berger s'interrogent
sur l'art d'habiter le monde dans ce recueil, qui s'il était
un traité serait un traité de résistance,
aux besoins de certitudes, aux idées flatteuses,
sucrées, et à la dictature de l'économie,
qui fait des ravages partout, dans nos esprits, nos plates-bandes,
nos bibliothèques, nos musées.
Du côté des auteurs
Un philosophe jugerait peu ambitieux
le seul projet de vouloir gagner beaucoup d'argent. Alexandre
Loye est un homme ambitieux (" prétentieux "
dit-il), non pas parce qu'il a de modestes revenus, mais
parce qu'il veut parler de la vie en peignant des toiles
aussi " impressionnantes qu'elle " (la vie). Composée
autour de formes élémentaires (personnage,
arbre, maison), sa peinture lui ressemble, pudique, profonde,
rieuse, sereine. " Je suis content de ce que je fais,
pas repu, satisfait ", dit ce trentenaire qui se réjouit
de voir ses intuitions d'alors se cristalliser et de sentir
que le sol devient de plus en plus solide sous ses pieds.
Cela ne signifie évidemment pas qu'il compte s'arrêter
en si bon chemin, sur cette route qu'il suit depuis des
années, sans s'en écarter malgré les
embûches, qu'on imagine nombreuses. Ce Lausannois
d'adoption qui n'a jamais cherché de travail consacre
aujourd'hui tout son temps à la peinture, à
regarder la vie dans toute sa grandeur et son horreur. Ni
lui ni son comparse ne laissent la lassitude les terrasser
dans L'araignée jaune qui contient leur déclaration
d'intention : " Nous sommes là pour donner du
courage à ceux qui doutent en chemin et à
ceux qui hésitent encore nous montrons que c'est
possible. Et d'autres nous montrent que c'est possible,
nous donnent du courage en chemin ". Ambitieux, généreux,
utopistes bien sûr, les deux peintres créent
en dialoguant et encouragent à mettre un pas devant
l'autre, même quand il pleut très, très
fort et qu'on y voit rien devant.
Elisabeth Vust
Page créée le: 14.06.06
Dernière mise à jour le: 20.06.06
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