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Il y a sur le théâtre un nouveau lieu à
voir sur la terre" : aux aventuriers potentiels mais
paralysés par le sentiment que tout a déjà
été découvert, que tout a déjà
été dit, Valère Novarina annonce la
bonne nouvelle. De fait, l'exploration est chez lui exclusivement
verbale et c'est à bord du radeau langage qu'il faut
accepter de s'embarquer pour accéder à une
terre que l'on sait pourtant en perpétuelle dérobade.
"Tout ne se comprend qu'en mouvement", écrit-il
ainsi au début de Lumières du corps,
qui, comme ses précédents ouvrages théoriques
consacrés à l'art du théâtre,
constitue tout à la fois un traité dramatique,
un miroir tendu à sa propre création, un manuel
de jeu destiné aux acteurs nourri d'observations
formulées à partir de leur pratique et de
la sienne propre.
Car s'il est un signe qui trahit
l'appartenance de Novarina à l'ordre des "modernes"
- dont il ne manque pas de relativiser l'existence par des
guillemets mais dont pourtant le théâtre illustre
plus que tous les autres genres la vitalité et la
détermination à construire l'après
Beckett -, c'est indéniablement sa polyvalence artistique.
Dramaturge, essayiste, peintre et dessinateur, il est aussi
metteur en scène et a pris l'habitude de suivre de
près le travail des acteurs sur ses textes.
Récemment, lors d'une lecture
scénique organisée dans le cadre des Journées
littéraires de Soleure, le comédien Gilles
Tschudi, qui a joué à Vidy en 2003 dans Le
Jardin de reconnaissance, a dit toute la difficulté
de la confrontation avec l'écriture novarinienne.
Parlant de l'effort de jeu très particulier qu'elle
requiert, du mouvement de possession-dépossession
qu'elle implique, il a expliqué ce qu'elle a d'insurmontable
pour l'acteur, contraint de payer de son physique l'inscription
du texte dans l'espace scénique en vue de matérialiser
" la fragile pyramide des paroles".
Présent lors de cette lecture,
Valère Novarina a lui aussi interprété
certains extraits de ses pièces, offrant au public
une occasion précieuse de voir comment l'auteur lui-même
procède au "lancer du langage", comment
il le "répand dans l'air en volutes inhumaines".
Ce faisant, il a non seulement donné corps par l'exemple
à ses ouvrages théoriques, mais il a également
réalisé le vu de totalité qui
hante le théâtre depuis Artaud et renoué,
par cet accomplissement en actes de la parole, avec le mystère
du Verbe incarné auquel se vouent habituellement
les prédicateurs et les poètes.
"Tout au fond la matière
est rythmique - tout au fond du fond de la matière,
il y a période, syntaxe, retournement respiratoire
et aventure du vide; jusque dans la matière même,
le verbe est agissant". Dans le prolongement des recherches
de la poésie concrète ou de la poésie
sonore, Novarina s'exerce à l'écoute aussi
bien des mouvements erratiques des mots que de l'inconscient
de la Nature qui se manifeste dans la langue.
Au-delà des frontières
génériques, son uvre dans sa vocation
performative s'efforce ainsi de réveiller l'expression
pure sommeillant en chaque spectateur, quitte à exiger
dans ce dessein de l'acteur qu'il assume la dimension sacrificielle
de sa fonction. Evoquant notamment Louis de Funès,
auquel il a consacré un essai en 1986, Novarina revient
avec insistance dans son dernier texte sur la nécessité
pour le comédien de se faire "pratiquant du
vide" afin de montrer l'homme "négatif
de la matière et théâtre de la catastrophe
du langage dans l'espace".
Les figures de l'Enfant d'Outrebref,
du Vieillard carnatif ou de l'Illogicien apparaissent immanquablement
en filigrane de ces lignes, comme autant de personnes,
autrement dit de masques d'homme exposant la vacuité
humaine afin de permettre en dernier lieu au spectateur
de se réapproprier la plénitude originelle
des mots. Rébus, énigmes, l'acteur doit proférer
sans montrer la moindre émotion afin que le public
puisse refaire "l'expérience enfantine de l'incompréhensibilité
du langage".
Quant à l'écrivain
lui-même, il assume également sa part de difficulté.
En perpétuelle lutte contre la "stupeur"
dont il se dit frappé, il doit, pour extraire la
matière linguistique, "descendre, faire le vide,
chercher à en savoir tous les jours un peu moins
que les machines" (Pendant la matière).
Avec l'ignorance pour compagne, Novarina pratique donc la
littérature comme une "cure d'idiotie",
faisant écho par là aussi à la thématique
du manque omniprésente dans la poésie contemporaine,
et, plus en amont, à la quête des mystiques
marquée par la subordination de leur personne à
l'exigence d'une révélation trouble mais supérieure.
Enoncée sur scène,
mais pourtant insaisissable, imperceptiblement différente
à chaque représentation, la parole dans son
étrangeté, à la fois niée et
révélée et par la corporéité
de l'acteur et par celle du spectateur, est au centre des
ouvrages de réflexion. Dans le prolongement de Le
Théâtre des paroles et Pendant la matière,
Lumières du corps traite de l'art du jeu, de
la séminalité - terme éminemment novarinien
- du théâtre, de l'animalité du langage
et de celle de l'acteur avec pour point de convergence l'interrogation
sur ce "noyau dur de l'humain" qu'est la matière
verbale.
Ainsi, réfléchissant
à l'effet poétique, Novarina parle de la quête
qui lui est inhérente et va jusqu'au bout de l'exigence
politique qui en découle lorsqu'il dénonce
la tyrannie des choses - la "réocratie"
selon ses propres termes - désormais ancrée
dans le langage même. A la "manie communicante",
à la "pantinitude" ambiante, à la
"Logogogie" du quotidien, aux slogans et aux petites
phrases, Valère Novarina oppose une résistance
résolue, laquelle sert le rayonnement de son uvre
sans du tout en trahir la cohérence.
"Par l'expansion universelle
d'une pensée binaire, d'un rythme à deux temps,
le manichéisme se répand et gagne tout. Comme
si notre pensée aujourd'hui - et le langage humain
- avait le souffle coupé; comme si respirer, aller
au bout de la phrase, traverser la noyade, renverser les
mots, retourner les sens, brûler le langage par notre
corps et s'y perdre, nous était interdit. Tout doit
être de surface, suréclairé, sans ombre
aucune, sans volume, présenté sous son meilleur
jour et toujours à vendre: avec étiquette,
mode d'emploi, prix et résumé du contenu
"
Ce plaidoyer contre le goût
de l'époque pour le binaire, Novarina le formule
à partir d'une observation attentive de la parole
sociale, emblème de cette "quadrature du langage"
à laquelle il est devenu vital d'échapper.
Loin de la caverne d'échos sonores que sont désormais
les médias, loin du propos pétrifié
qu'est le discours politique, le théâtre doit
se remplir à nouveau. Plus que jamais, sa vocation
est d'être ce "lieu commun où nous nous
rassemblons pour qu'éclatent tous les lieux communs".
Carole Wälti
Page créée le: 16.06.06
Dernière mise à jour le: 16.06.06
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