Kurz und deutsch
Graphisme urbain et percutant, couverture sérigraphiée, papier épais et lisse: les deux premiers tomes de la série «Hors-bord» se présentent comme des objets à la fois alternatifs et luxueux. Sept minces volumes sont annoncés, à paraître au fil de l'année, qui portent un sous-titre en forme de rodomontade : «L'heptalogie terminale». La référence au feuilleton, au roman de gare, ou plus largement aux littératures de genre, tout cela dénote d'un esprit ludique décisif dans la séduction qu'exerce le projet. Arnaud Robert, connu comme journaliste musical, signe ces récits. Car c'est bien d'une série de récits qu'il s'agit, à en croire les deux premiers tomes – avec la nuance importante du dialogue qui s'établit entre les textes et les images de Frédéric Clot. Par séries, elles scandent ces récits sans les illustrer : texte et image travaillent ensemble à la construction d'un ton, d'une atmosphère.
Le premier volume, L'Application , nous confronte à Yiang, artiste chinois devenu pape de l'art de son temps. Né en 2002, il est marqué dès l'enfance par les événements de la place Tienanmen en mai 1989, dont il découvre les images à quatre ans sur un DVD clandestin. « Le type, là, devant le char. Il me donnait l'impression de donner un spectacle très dangereux […]. Je voulais faire cela. Maman m'avait encouragé. – Oui, tu seras un militant, mon amour. Le mot, je m'en souviens aujourd'hui, était passé dans mon esprit comme une pièce rapportée. Ce n'était pas le mot. Mais la fonction. Celle d'un mec, très audacieux, capable de se dresser dans la rue sous le regard de tous. Et de ne quitter le pavé que lorsque le souvenir de lui serait gravé en chacun. » La carrière de l'artiste Yiang se déroule donc dans un futur proche, où Arnaud Robert nous offre une projection à la fois drôle et bien sentie de la scène artistique dans un monde globalisé. Elle permet de développer le rapport entre l'art et la société aujourd'hui, dans une truculence où le grotesque et la caricature revêtent un rôle de premier plan. Mais cette caricature n'épuise pas tout, tant il est vrai que les enjeux de l'art contemporains n'y perdent pas toute leur pertinence. Même si « L'accueil de l'art, chez les férus d'art, consistait en un refus péremptoire de son impact possible. » Et certaines des œuvres et installations imaginées ne sont pas dépourvues d'intérêt. Ainsi l'œuvre vidéo de Timothée, l'assistant africain de Yiang, qui filme, puis monte le suicide de son maître, conçu comme l'œuvre ultime, celle qui porte à son aboutissement la destruction de l'art par l'art – processus mis en scène de différentes manières dans le récit. Mais le parcours de Yiang possède encore un épilogue, placé au centre du récit : l'intervention lors du « vernissage » de son suicide, de sa vieille mère qui, par sa présence, vient rappeler au gratin sceptique de l'art contemporain que la dignité peut exister même dans l'échec le plus insupportable.
Le deuxième volume, Les Dimanches, est rédigé à la première personne. Il raconte l'histoire touchante d'une famille à une époque proche de la nôtre, en un lieu indéfinissable, nation plutôt pauvre où l'on porte volontiers la moustache, avec une mégalopole au nord accueillant un flot de familles en quête de leur subsistance, et un sud éveillant la nostalgie chez ceux qui l'ont quitté. Le narrateur y évoque sa grand-mère aux pieds merveilleux, destinée à une grande carrière de danseuse contre le souhait de sa propre mère, et dont la grande aspiration est subitement anéantie quand elle tombe enceinte, et devient mère à son tour. Son fils, dit «Babu», père du narrateur, étudie la musique avant d'y renoncer pour procurer à sa mère désormais malade les soins et les ressources nécessaires à sa survie. Loyauté où vengeance contre la mère au rêve brisé par sa propre venue au monde ? Là encore, des clichés sont convoqués, qu'Arnaud Robert manipule à la fois sciemment et avec un mélange bien à lui d'inventivité joueuse, de sentiment et de délicatesse. La scène finale nous montre le narrateur, adolescent révolté, bagarreur, et sans avenir, demandant à son Babu la grâce d'une dernière promenade dominicale, ultime instant d'enfance. La scène de la promenade est un véritable moment de littérature, poignant, terriblement mélancolique, sordide et magique dans le même temps, surréel et réaliste.
La verve d'Arnaud Robert, son intelligence, son sens de la métaphore, la fantaisie de ses associations d'idées ou de mots amusent et séduisent. On peut craindre parfois que son humour ne tombe par distraction dans la potacherie. Mais l'auteur sait mener son récit et agiter son fil narratif, avec des sauts temporels vifs et bien menés. Et une fois la lecture achevée, ce n'est plus tant la souplesse bouffonne de l'écriture qui habite le lecteur, mais bien plutôt une mélancolie profonde et contemporaine : en équilibre instable entre aujourd'hui et demain, entre rêves brisés et absence de visions d'avenir, entre drame d'être parent et drame d'être fils, sommé chacun à sa manière d'assumer une époque à laquelle il n'appartient pas, dans l'indéfinition d'un monde globalisé où ne subsistent plus de centres et de périphéries, mais une juxtaposition de marges.
Francesco Biamonte
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