Monique Laederach
"Je n'ai pas dansé dans l'île",
Monique Laederach, éd. L'Age d'homme, 2000.
Monique Laederach / Je n'ai pas
dansé dans l'île
Emmanuelle et Jarkko se rencontrent dans un monde
où la frontière entre réalité et imaginaire
n'est pas toujours certaine : le monde littéraire. Et, par exemple,
ils n'ont pas de langue commune pour leur amour, puisqu'Emmanuelle pare
le français et Jarkko le finnois. Ils instaurent donc un système
de signes, langage du corps, système de conventions hasardeuses
pour s'entendre. Bien sûr, les conflits qui ne vont pas tarder à
bourgeonner, ne seront jamais réductibles ni compréhensibles
; au contraire, ces deux écrivains, pour qui les mots sont pourtant
l'outil premier, vont déraper sans garde-fou sur leurs fantasmes,
leurs désirs, leurs désespoirs.
De Macédoine où ils se sont rencontrés
à Lahti en Finlande pour un autre festival international, puis
à Vienne où ils essaient de vivre ensemble tout en poursuivant
leurs carrières, l'abîme est chaque jour plus béant
: sexuel, culturel, et même littéraire. Jarkko est fêté
- ambigument d'ailleurs - par son éditeur, ses traducteurs, son
diffuseur, tandis qu'Emmanuelle reste en rade. Blessée, à
bout de forces, Emmanuelle quitte alors Jarkko pour retourner dans son
pays.
Puis, elle apprend que Jarkko meurt du sida
dans une clinique de Helsinki...
Monique Laederach
est née en 1938 aux Brenets (NE), sur la frontière
française. Etudes de lettres et de musique, enseignante d'allemand,
puis traducteur de nombreux auteurs allemands ou alémaniques. Poète,
dramaturge, romancière, on lui doit une douzaine de livres, dont
on citera Stéphanie, La Femme séparée, Les Noces
de Cana. Elle vit près de Neuchâtel, se consacrant désormais
entièrement à la littérature
"Je n'ai pas dansé
dans l'île", Monique Laederach, éd. L'Age d'homme, 2000
Monique Laederach, la femme retrouvée
Isabelle Falconnier
La poétesse féministe neuchâteloise
reçoit le Prix Schiller 2000 pour l'ensemble de son oeuvre et revient
avec un roman mûr et passionné.
Trois jours durant, Monique Laederach a été
un homme. Enfin, l'écrivaine de Neuchâtel a essayé.
Fâchée que l'éditeur parisien Fayard, coéditeur
en 1982 de "La Femme séparée", refuse quelques
années plus tard son roman "Les noces de Cana", elle
décide de le renvoyer sous un nom de plume masculin, sûre
que sa condition de femme l'a desservie. Elle ouvre une boîte postale,
imprime des cartes de visite, essaie d'imiter la démarche des hommes
en les suivant à la Migros et renvoie son manuscrit à l'expéditeur.
Peine perdue, nouveau refus et Monique Laederach, angoissée par
la transgression, met fin à l'expérience. Quoique.
Emmanuelle, l'héroïne de son dernier
roman, "Je n'ai pas dansé dans l'île", erre travestie
en homme dans les rues de Vienne, poussée au déni de sa
féminité à la fois par un amant à l'homosexualité
latente et par les hommes qui ouvrent leur manteau aux arrêts de
bus la nuit.
Paradoxe féminin
Monique Laederach est une femme et ce n'est pas
pour elle une chose anodine. Elle en a fait son fonds de commerce, ricanent
les méchants, elles nous a donné une voix, répliquent
les filles qui savent lire. Découverte avec "Pénélope"
en 1971, confirmée avec "La femme séparée"
en 1982, elle apparaît dans ce dernier "Je n'ai pas dansé
dans l'île" plus lumineuse que jamais, complexe et forte, stylistiquement
audacieuse.
Son appartement de Peseux domine le lac de Neuchâtel.
Sur le piano à queue noire, deux bustes féminins. Celui
de gauche a les seins bandés, l'autre est troué à
la hauteur d'un sein et du bas-ventre. Un tricot de laine rose attend
sur la table basse, à côté des cigarettes, c'est ça,
Monique Laederach: la douleur des femmes et le plaisir des femmes, le
cliché et le paradoxe, le domestique mêlé au dégoût
du domestique. Ce "fonds de commerce", elle n'en a pas fait
son beurre (à peine "onze mille francs"retiré
de son principal succès, "La femme séparée")
mais l'a sollicité jusqu'à l'obsession. "Pénélope",
"Stéphanie", "J'habiterai mon nom", "La
femme séparée", "J'ai rêvé Lara debout"...
Monique Laederach dit féminitude comme d'autre affirment négritude.
C'est une croix, un destin dont elle a heurté tous les angles,
poli tous les arrondis. "Il y a un indice de féminité
que je n'ai jamais perdu ni même réussi à détourner,
c'est ma relation à la souffrance. Comme si elle était à
chaque fois méritée", écrit-elle dans son nouveau
livre. "Avant même que ma peau soit étendue sur tous
mes membres /ils avaient décidé quelles choses étaient
à droite, lesquelles à gauche / et que les petites filles
sont dociles, qu'elles n'ont aucune méchanceté", se
plaignent les poèmes de "Si vivre est tel".
Etre un homme, c'est mieux, lui enseignent ses
parents, lui serinant qu'elle aurait dû s'appeler Jean-Pierre. Etre
un homme, c'est mieux, pense-t-elle jusqu'à "Stéphanie",
écrit en 1978, où elle assume enfin un narrateur féminin.
Jusqu'à une première psychanalyse elle diluait le problème
dans une poésie asexuée. Le père est pasteur à
Serrières, la mère Allemande. On parle sa langue à
la maison et le français dehors. Les claques fusent. Monique, l'aînée,
s'occupe de cinq frères et soeurs. Longtemps, c'est elle qui reçoit
les bouquets de fleurs de la Fête des mères, "A vingt
ans, j'étais vieille", dit-elle, et *j'ai eu des enfants sans
en avoir". Elle profite de la lame de fond de 1968 pour se demander
pourquoi on apprend le tricot et la cuisine aux petites filles et depuis,
n'arrête pas, engage sa plume, se lance en politique en récoltant
des signatures contre le nucléaire, enseigne avec passion, traduit
les écrivains alémaniques, divorce, en 1973, raconte son
divorce, en 1982, dans "La femme séparée". Son
ex-mari, l'écrivain Jean-Pierre Monnier, la haïra pour ce
livre sans concession. Depuis, elle ne partage plus son appartement qu'avec
son chat et s'en porte très bien. Elle regrette à peine
d'avoir laissé partire son dernier "chum", parce qu'il
voulait des enfants et que c'est une envie "légitime".
Bonne fille, une fois de plus.
Le droit d'être
Volubile, frémissante sur le canapé
- "voilà que je m'excite encore" -, elle dit : "J'y
suis. Je suis une Indienne." Chez les Indiens, une femme qui n'a
plus ses règles a "le droit d'être un homme", découvre
la narratrice de "Je n'ai pas dansé dans l'île".
Monique Laederach a été opérée d'un cancer
du sein il y a trois ans. Elle peine à retrouver son souffle et
sa maigreur est effrayante. Elle se déclare néanmoins soulagée
: "Je suis sortie de la séduction. J'ai le droit d'être
moi-même. Quand je parle on écoute ce que je dis et non pas
ce qu'une jolie jeune femme dit." Ça, c'est le tricot rose
sur la table basse qui parle. Les bustes mutilés sur le piano hésitent
à s'enthousiasmer. "Mon rendez-vous le matin avec le miroir
ne doit rien à Camus, il n'a rien de moral, c'est le rendez-vous
désolé avec une femme tremblante et ravagée que j'étais
pas il y a trois ans", conte Emmanuelle, la narratrice de "Je
n'ai pas dansé dans l'île". une femme "cernée
à la fois par la maladie et par les images triomphantes de féminité
qu'elle a semées derrière elle, perdues, après leur
avoir obéi trop scrupuleusement." Emmanuelle a aimé
Jarkko, jadis, sur une île de Macédoine où l'on avait
réuni des poètes du monde entier. Ils se sont aimés
sans se comprendre, se sont déchirés, puis Jarkko est mort
du sida. Emmanuelle se travestit parce que Jarkko aimait les hommes, puis
e laisse aimer par Horst, qui lui redonne un corps de femme.
En quête de normalité
Monique aussi a aimé Jarkko, sur cette même
île du lac Ohrid, invitée là en 1974 avec des poètes
du monde entier. Elle l'a suivi en Finlande, dont il préside aujourd'hui
la société des écrivains. Le reste est fantasme,
sur fond d'une Vienne sublime et perverse, Vienne où elle a compris
à 22 ans qu'elle ne serait pas pianiste. "Je n'ai pas dansé
dans l'île" développe avec une intensité subtile
"l'impasse" des relations entre hommes et femmes. "Il serait
à la cuisine à la table, il fumerait sa pipe en lisant le
journal", imagine Emmanuelle. "Et ce serait la paix. Ce serait
la paix ? Vraiment ?" Monique ajoute : "Entre les hommes et
le femmes de ma génération, il y a une impasse. Quand j'ai
un homme à la maison j'ai l'impression d'avoir quelqu'un dans mes
poumons. Je me sens obligée d'être utile, lui d'exiger."
L'obsession de la normalité, en somme :
"Le matin, quand je m'éveille (...) vient (...) la vieille
question de la normalité, comment font normalement les femmes le
matin (...), est-ce qu'elles sont là perplexes avec de vagues désirs
en bandoulière et l'ennui par-dessus ? (...) moi je suis libre,
mais plus je peux choisir plus j'ai le coeur qui bat, l'angoisse de la
normalité dont je ne sais plus le chemin", lance Emmanuelle.
" "Déchet", dis-je à la femme désolée
du miroir. Il n'y a pas de retour, juste possible encore l'avance hallucinée
dans le matin, d'un geste à l'autre dans une pseudo normalité
qui n'en est plus, qui l'est de moins en moins, qui décline inexorablement
vers la mort."
Mettant le point final à un nouveau roman
intitulé "L'aube où m'attire ta main", Monique
Laederach s'est aperçue "avec horreur qu'il parle de la même
chose", des non-dits entre une femme et son amant décédé.
Ses yeux s'ouvrent. Etonnés et liquides.
"Je n'ai pas dansé dans l'île",
de Monique Laederach, Ed. L'Age d'Homme, 117 p.
Biographie
- 1938 - Naissance aux
Brenets (NE).
- 1960 - Etudes de piano
à Vienne.
- 1973 - Divorce de l'écrivain
Jean-Pierre Monnier.
- 1977 - Prix Schiller
pour "J'habiterai mon nom", poèmes 1982, Prix Schiller
pour "La femme séparée".
- 1986 - "Trop petits
pour Dieu".
- 1998 - "Si vivre
est tel", poèmes
- 2000 - "Je n'ai
pas dansé dans l'île" (éd. L'Age d'Homme).
Prix Schiller pour l'ensemble de son oeuvre
Isabelle Falconnier
02.11.2000
Monique Laederach "Les femmes sont
tout simplement physiques"
Aucun roman n'est exempt de touches biographiques.
De plus, on ne parle bien que de ce que l'on connaît. Raison pour
laquelle le dernier ouvrage, très dense, de la Neuchâteloise
Monique Laederach est situé dans le monde littéraire. Une
plate-forme pour livrer une sorte d'état du monde.
Oui, Monique Laederach a participé, il y
a fort longtemps, aux rencontres poétiques dont il est question
dans "Je n'ai pas dansé dans l'île". "Larguée
sur une île, avec d'autres écrivains, il en est resté
des images fécondes". Oui, elle a follement aimé un
Finnois. Oui, elle l'a quitté. Non, il n'est pas mort du sida.
Oui, elle a vécu à Vienne qu'elle décrit si bien.
"Ni pour y perfectionner l'allemand que j'ai enseigné, ni
pour écrire, mais pour étudier la musique. Pas assez géniale
en piano, j'aurais sans doute dû y apprendre la direction d'orchestre".
En mettant en scène l'histoire d'amour d'Emmanuelle,
écrivain en rade, et de Jarkko, écrivain au top. Monique
Laederach fait état des relations femme-homme, toujours en défaveur
de la première. "La parole appartient encore aux seuls hommes,
s'insurge-t-elle, blessée, même s'il y a eu, pour les femmes,
une période royale. Depuis les années 90, elles se sont
adaptées à l'éternel machisme, elles sont redevenues
invisibles. Les femmes ne sont pas métaphysiques, elles sont tout
simplement physiques.
Femme aimante, Emmanuelle partage parfois Jarkko
avec l'amant de celui-ci, auquel elle tente de l'arracher. Autre constat
de société, où les couples homosexuels sont de plus
en plus nombreux ou, peut-être, de plus en plus voyants. "Les
luttes féministes ont fragilisé les hommes, on constate
chez eux un adoucissement, ils laissent plus apparaître leur caractère
féminin." Et puis il y a le sida. Dont Jarkko va mourir. Et
le cancer du sein, qui broie la vie d'Emmanuelle. Autant de calamités
du temps présent dont ce roman d'amour qui se brise sur l'impossibilité
de communiquer - elle francophone, lui parlant finnois - se fait le miroir.
Impossible de ne pas penser, dans ce contexte, aux difficultés
des couples mêlant les cultures et qui finissent, parce qu'ils ne
se comprennent pas, à ne plus éprouver de désir,
avant de s'entre-déchirer et de se séparer. Pourtant, dans
ce tableau tristounet des choses de la vie, banales lorsqu'elles n'arrivent
qu'aux autres, dramatiques lorsqu'elles touchent de près, un espoir
demeure. Personnifié par Horst, "assez fin pour détecter
la femme sous le travesti du désespoir", il est peut-être
le modèle dont rêvent les femmes. Totalement homme, mais
suffisamment sensible pour venir vraiment à leur rencontre.
Très dense, ce petit roman d'un peu plus
de cent pages "écrit sans intention" présente
une vitrine édifiante de l'aujourd'hui, grâce à une
observation soutenue des mécanismes régissant les liens
entre les deux sexes. Séduisant dans ses descriptions de lieux
dont il rend parfaitement l'atmosphère, il a aussi l'avantage de
faire voyager. Des chaleurs d'Ohrid aux pâles aurores de Lahti.
"Je n'ai pas dansé dans l'île",
Monique Laederach, éd. L'Age d'homme, 2000.
Sonia Graf
L'Express- L'Impartial
samedi, 25 nov 200
Le roman de la danse macabre à la virgule
près
Dans "Je n'ai pas dansé dans l'île",
Monique Laederach déploie une écriture haletante pour dire
la "maladie de la mort". On n'en sort pas indemne.
"Et moi, quand j'écrivais mes poèmes,
rarement, j'évitais jusqu'au dernier instant de les transcrire
à la machine, ou alors, j'évitais les virgules parce que
les virgules pour moi sont des silences et que sur la machine, ils font
un bruit, et je ne supportais pas." Dès les premières
pages de son roman Je n'ai pas dansé dans l'île, la Neuchâteloise
Monique Laederach nous aspire dans le rythme de son écriture, dans
le souffle haletant d'une difficile parturition.
Ce sont 117 pages. Mais une lente et attentive
lecture tant ce livre est compact, terrible, de virgule en virgule. De
mots difficilement lâchées en phrases s'écoulant jusqu'à
bout de souffle. Sans doute le roman le plus abouti, le plus dense et
le plus intime, puisqu'il ressasse la mort, "la maladie de la mort"
comme s'exclamait Marguerite Duras.
Lire à voix haute
Il faut impérativement lire ce texte à
haute voix. Pour en saisir l'implication du corps dans l'écriture.
Pour sentir jusqu'où Monique Laederach se donne, se confie, se
cherche dans l'écriture, dans cet acte d'écrire dans le
souffle. Emmanuelle et Jarkko, ce fut une passion entre une femme et un
homme, entre deux poètes. La Suissesse et le Finlandais. La Grèce,
Vienne, l'amour, l'autodestruction, la séparation, puis l'agonie
de Jarkko se mourant du sida. C'est une puissante danse macabre que déploie
ici Monique Laederach. Jusqu'à l'extrême limite. "Mais
à Vienne, les crépitements de ma machine à écrire
finissaient par me jeter dans des états tellement tétanisés
que j'étais convaincue d'entendre le sens à travers les
rythmes. Et d'entendre qu'il n'y avait pas de sens."
Jusqu'au vertige
Le rythme obsessionnel de l'écriture, c'est
le "déchirement". Parce que la narratrice - elle-même
malade et, croit-on comprendre, menacée par la mort - a beau vouloir
écrire pour oublier son présent, elle n'en est que mieux
précipitée dans le souvenir. Par images, par pulsions qui
ne résistent guère à Thanatos. Perdre sa langue,
perdre son identité sexuelle par dévoration par l'autre
: ce constat angoissé rythme et relance sans cesse le texte.
Bégaiements, spasmes, dépossession
: rarement le rapport inévitable entre le corps et le texte n'a
été défini avec une cruauté aussi lucide.
A étendre la main, constate Monique Laederach, on ne rencontre
que le vide. L'absence. De plus en plus. La mémoire ne sert ici
qu'à accélérer les êtres vers cette vertigineuse
vacuité. Un livre hypnotique dont on ne sort pas forcément
indemne, mais sans doute plus lucide, plus inquiet.
"Je n'ai pas dansé dans l'île",
de Monique Laederach, Ed. L'Age d'Homme, 117 p.
Jacques Sterchi
28.10.2000
Publications
- L'Etain la source, poèmes, L'Aire, 1970
- Pénélope, poème, L'Aire,
1971
- La ballade des faméliques baladins de la
Grande Tanière, poèmes, Cahiers du Bateleur, 1974
- J'habiterai mon nom, poème, L'Age d'Homme,
1977
- Jusqu'à ce que l'été devienne
une chambre, poème, A. Vernay, 1978
- Stéphanie, récit, L'Aire, 1978
- La femme séparée, roman, coéd.
L'Aire/Fayard, 1982
- La partition, poèmes, L'Aire, 1982
- Trop petits pour Dieu, roman, L'Aire, 1986
- J'ai rêvé Lara debout, roman, Zoé,
1990
- Les Noces de Cana, roman, L'Age d'Homme, 1996
- Si vivre est tel, poèmes, L'Age d'Homme/Ecrit
des Forges (Québec) avec un CD de poèmes lus par l'auteure.
- Je n'ai pas dansé dans l'île, L'Age
d'Homme, 2000
- En outre: pièces pour la radio, théâtre,
essais.
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