Souvenirs et compagnonnage
Pierre Starobinski
il manque une pièce
au puzzle...
Automne 1990.
Avenue Vibert, Carouge, je pousse la porte du bureau de
Nicolas Bouvier au 13ème étage de la tour
dans laquelle il a perché ses trésors. Combien
d'années depuis notre dernière rencontre?
Dix, quinze peut-être. C'est d'une exposition sur
le paysage dont je voulais l'entretenir avec le secret espoir
qu'il accepterait de s'associer au projet. Il s'agissait
de réaliser pour le 700ème anniversaire de
la Confédération Helvétique une installation
de photographies en plein air, à 2000 mètres
d'altitude au-dessus de la station de Leysin. Trente images
de format imposant devaient être disposées
de façon à créer une galerie à
ciel ouvert dans laquelle les montagnes du monde se côtoieraient
et dialogueraient avec le paysage. Souligner l'horizon des
Alpes par l'image, réveiller l'attention du visiteur-promeneur
par la beauté universelle, telle était l'ambition.
Elle lui plut. Nous avions prévu de concevoir la
première exposition pour l'été suivant.
C'était compter sans l'horloge orientale qui avait
définitivement supplanté la montre suisse
dans la tête du poète-voyageur.
Début
1991, un peu inquiet je lui rappelai l'origine de
la commande. Notre bailleur de fonds nous pressait de questions.
Très compréhensif, il répondit que
les choses avançaient, qu'il avait son idée
sur les images qui pourraient être présentées.
Le tout devait attendre encore quelque temps : " il
manque une pièce au puzzle" me confia-t-il.
Elle manqua en 1991 et toute l'année 1992 également.
Le doute était le sentiment le plus poli exprimé
par tous ceux qui avaient la gentillesse d'attendre encore...
la poésie
Quand finalement Nicolas appela,
nous étions en janvier 1993.
Il avait trouvé ce qui manquait. La poésie!
Les images seraient escortées par des citations poétiques.
Au paysage du lieu de l'exposition, d'autres paysages répondraient
et, à ces images, la poésie ouvrirait un nouvel
horizon. Maintenant tout était clair. La poésie
avait pris son temps. Et l'on sait qu'elle en réclame
toujours plus que l'on est disposé à lui en
accorder! C'est dans l'ordre des choses et tant pis si dans
l'intervalle la Confédération Helvétique
avait atteint l'âge respectable de 702 ans.
"Lorsqu'une chose
rencontre le mot pour la dire et souvent ces
fiançailles se font attendre longtemps ,
c'est de la poésie, et lorsqu'une image trouve
enfin la phrase qui l'aime et qui l'habille, c'est encore
de la poésie".
(Nicolas Bouvier, Le Hibou
et la Baleine, Zoé)
les expositions
Nicolas avait collectionné
800 diapositives, dont nous ne devions retenir que 30 sujets,
et cherché pendant plus d'un an les images qui représentaient
au mieux la montagne sublime. C'était un hymne à
la beauté de la terre. Ce qui s'en dégageait
correspondait bien au regard que l'auteur du Dehors et du
dedans portait sur le monde. L'exposition Eloge de la montagne
fut présentée durant l'été 1993
au sommet de la Berneuse. Trois autres expositions succédèrent:
L'Homme et la montagne, L'eau et la montagne et pour clore
le cycle Le silence des cols. Six années s'étaient
écoulées. Six années pendant lesquelles
Barbara Erni et moi-même avons eu l'heureux privilège
de collaborer avec Nicolas Bouvier à la recherche
d'images et de citations poétiques. Aujourd'hui ce
travail est rassemblé dans un livre : Entre errance
et éternité - Regards sur les montagnes du
monde (Ed. Zoé). Je garde présente à
l'esprit cette phrase du texte que Nicolas a offert à
l'occasion de la première exposition : "Nous
avons réuni, comme un troupeau, ces dômes,
ces glaces, ces arrêtes, ces sables, ces croupes,
pour que vous y retrouviez vos origines, mais surtout pour
que votre regard porte plus loin, pour que l'horizon devienne
planétaire et nourrisse vos rêves et votre
gratitude".
1963, Genève,
salon familial. Je n'avais que quatre ans et pourtant
je me souviens parfaitement des rencontres entre mon père
et Nicolas Bouvier. Ils étaient occupés, l'un
à la plume, l'autre à l'image, à la
publication d'une histoire de la médecine. Je ne
comprenais pas grand chose à leur entreprise mais
la perspective de vacances de Pâques à la montagne
me réjouissait. C'est là que j'ai croisé
mes premiers chamois, usé pour la première
fois mes semelles dans la caillasse. Courir la montagne,
c'était donc cela l'état le plus proche du
bonheur! Je le découvrais, j'en abuserais c'est sûr...
Le Vent des routes
Printemps
1997. Moins d'un an après la dernière
exposition à Leysin nous apprîmes la maladie
de Nicolas Bouvier. Il n'y avait pas de mot. Le dernier
rendez-vous, celui que l'on repousse, se précisait
et bouleversait proches et amis. Nous venions de démarrer
un projet d'exposition sur son uvre photographique
et littéraire. Le Vent des routes devait célébrer
le poète voyageur. Lui me tendait ses carnets de
route et j'établissais les correspondances entre
écriture et photographies. Bernard Crettaz, directeur
du département Europe du musée d'ethnographie
de Genève, nous avait invité à présenter
ce travail. Nicolas parlait de reprendre ses notes sur la
descente de l'Inde, il venait de terminer six nouveaux poèmes
et de mettre au net un texte sur l'histoire de la vanille.
Les télévisions le demandaient pour des émissions
littéraires. Le temps était compté.
Le destin voulut qu'il ne vit pas la dernière exposition
que nous avions ébauchée ensemble.
Le 17 février
1998, Nicolas Bouvier ferma les yeux sur ce monde
trompeur. Ce soir-là, je gravis en solitaire le Mont
Dolent à la recherche d'une ombre. J'avais pour compagnon
de cordée des récits de voyages plein la tête.
Un renard m'accompagna au col Ferret.
.Voyage dans un musée imaginaire
Printemps
1998. Mon travail m'amenait régulièrement
dans le bureau de Nicolas. Assuré de la confiance
d'Eliane Bouvier et de la famille, j'ai cette très
grande chance de pouvoir m'y rendre librement. La Bibliothèque
Publique et Universitaire de Genève s'était
vu confier par Nicolas Bouvier ses archives littéraires.
Le Musée de l'Elysée à Lausanne repris
l'ensemble des photographies de voyages. Il a rejoint sur
les rayons des archives les images d'Ella Maillart. Restait
la formidable collection, plus de 40'000 images, rassemblées
pour des travaux d'illustration. C'était là
le musée imaginaire mentionné dans plusieurs
textes. Au sujet de son activité d'iconographe :
"J'ai donc passé des heures de félicité
absolue, à découvrir cet immense archipel
des images qui m'a autant cultivé que les études
ou les voyages que j'ai pu faire ou ferai peut-être
encore. Sans compter le plaisir presque gustatif que c'est
que de cadrer, photographier, tirer soi-même, dans
le silence de la chambre noire, les documents que l'on a
dénichés" (in Bibliothèques, Zoé)
Présentation des documents
Présenter ces documents, trouver
l'angle d'approche pour leur mise en valeur... Pendant plusieurs
semaines, je compulsai cette collection, apprenai à
en reconnaître les départements: la botanique,
l'entomologie, l'histoire des voyages, les cartes de géographie
et les représentations du corps. L'esprit curieux
de Nicolas avait rassemblé des images rares qui s'enrichissaient
à la lumière de concordances et de croisements
qu'il inventait. Je me trouvais à l'évidence
devant un fantastique cabinet de curiosités, constitué
par un esprit éclairé d'une grande connaissance
de l'histoire des sciences et des arts. Le goût prononcé
de Nicolas pour les mélanges d'époques et
de disciplines se lisait dans ces boîtes aux noms
aussi évocateurs que: guerres, lanternes magiques,
médecines orientales, japon moderne, épouvantails...
Je ne pouvais m'empêcher de penser à cette
Histoire mondiale synchronoptique d'Arno Peters qu'il m'avait
offerte quelques années plus tôt. Un siècle
de l'histoire du monde sur chaque miroir de page. Tout s'y
déroule par bandes de couleurs: vert - l'économie,
bleu ciel - la vie intellectuelle, rose - les religions,
les jaunes orangés se partagent la politique, les
guerres et les révolutions. Côte à côte,
on retrouve Soliman le magnifique, Léonard de Vinci,
Zwingli et Rabelais. Dans ces juxtapositions on découvre
un des aspects de ce que Nicolas aimait à mettre
en évidence. Une image résume admirablement
cette vision du savoir et du monde: La machine à
lire, Dell'Artificiose Machine, de Ramelli (Paris, 1588).
Je soupçonne Nicolas d'avoir porté un regard
envieux et nostalgique sur ce lecteur qui, vraisemblablement,
fait passer sous ses yeux le savoir universel du 16e siècle.
"Tempi passati...".
Le choix du chapitre à présenter
s'est imposé de lui-même. "J'ai des points
forts, écrit Nicolas à propos de ses sujets
de prédilection, (...) Le dessin anatomique par exemple,
vu l'angoisse que fait naître l'exploration du corps,
donc de la mort, donne une iconographie extrêmement
chargée, où décors et mise en scène
extravagantes (paysages tropicaux, orchestres de squelettes)
viennent tempérer ce que le sujet a de macabre"
(in Routes et déroutes, Métropolis), et dans
le très beau texte Les Rêves du corps, "
Depuis que je cherche des images, ces rêves du corps
constituent une galaxie particulière dans le ciel
infini de l'illustration. Une planète où l'angoisse,
la jubilation, une frivolité morbide se succèdent
comme dans cette courageuse fabrique qui nous tiendra encore
pour un temps compagnie. Une folie comme celle où
les architectes d'autrefois exprimaient librement leurs
fantasmes, leurs peurs, leurs vux ou leurs caprices."
(in Le Hibou et la Baleine, Zoé).
Voyager dans les images des représentations
du corps collectionnées par Nicolas Bouvier : le
projet était prometteur. Lui qui alla user son corps
sur les routes du monde, lui demandant à chaque retour
de bien vouloir pardonner ses excès, avait, pour
sûr, une collection qui devait pouvoir exorciser les
douleurs du monde entier. En visitant ce fonds sous cet
angle, j'espérais associer mon père à
la réflexion, gagner son précieux concours
et entreprendre au passage un nouvel apprentissage. Dans
un dernier texte d'hommage à Nicolas, il évoque
le projet qu'ils avaient de faire à nouveau équipe
: "Il m'avait demandé d'écrire, pour
le "grand public", une Histoire de la médecine
dont il avait accepté de fournir l'illustration.[...]
Il trouva des documents surprenants. Mais la hâte
de l'éditeur, et les décrets d'un maquettiste
souverain nous empêchèrent d'ajuster texte
et illustrations selon nos désirs. Il en resta l'espoir
commun de tenter une nouvelle aventure en maîtrisant
mieux, à deux, la forme du livre. Il devait s'agir
d'une sorte de voyage à travers diverses représentations
du corps humain. Nous en reparlions à chaque rencontre."(in
Le Vent des routes, Zoé).
Aucune rivière ne coule
aussi vite que la vie...
Automne 1998.
Dans le bureau de Nicolas mon père me guide par ses
commentaires dans les trésors récoltés
par Nicolas! Il est une encyclopédie vivante. Nous
nous arrêtons longuement sur le classeur intitulé
"Anatomie". Il replace chaque image dans son contexte,
m'explique l'histoire des découvertes médicales
et note au passage combien la collection s'est enrichie.
Son enthousiasme est palpable et mon bonheur immense quand
il se tourne vers moi et me confirme qu' "il y a là,
certainement matière à une très belle
exposition".
Eté
2000, les rotatives tournent chez Jean Genoud. Aujourd'hui
le catalogue de l'exposition Le Corps, miroir du monde existe.
Il aura fallu près de deux ans de travail avec une
équipe d'amis historiens de l'art et de la médecine
pour organiser l'exposition. Dans quelques semaines, le
Musée de la main de Lausanne ouvrira ses portes sur
une boîte de lumière, clin d'il à
la lanterne magique que Nicolas affectionnait tant. Légèreté
et transparence auront été nos guides pour
élaborer une muséographie autour de ces représentations
du corps. Dernier hommage à un iconographe de génie.
Dans quelques semaines, les collaborateurs de la bibliothèque
Publique et Universitaire de Genève passeront prendre
la collection d'images dans le bureau de Nicolas. Le musée
imaginaire trouvera un abri sûr. 10 ans ont passé.
Aucune rivière ne coule aussi vite que la vie...
m'avait un jour glissé à l'oreille Nicolas!
Pierre Starobinski
Page créée le: 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01
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